PROLOGUE

GIULIA

7 juillet 1998, Gaslight Fields, Texas.

Papa m'avait dit de ne jamais tourner à droite, au carrefour de Maine Road. Que même si Beck voulait faire le malin et me pousser à la punition, je devais à tout prix refuser et continuer mon chemin jusqu'à la maison.

"Cinquante pas tout droit depuis l'arrêt de bus et puis tu tournes à gauche quand tu vois le premier chêne du chemin. Tu te souviendras de ça, Giulia ?"

Cinquante pas tout droit.

Tourner à gauche.

Le chêne.

"Tu m'as bien compris ?"

Je fronce les sourcils alors qu'une violente toux déchire ma gorge.

Je n'ai jamais eu aussi mal.

Et il fait chaud.

Si chaud...

Giulia.

Mon nom dans la bouche d'un garçon pousse mes paupières à s'ouvrir, sans que je parvienne à bouger le reste de mon corps. La voix ne vient pas de Papa. Ni de Beck.

Non, Beck n'est plus là depuis que le soleil s'est couché trois fois derrière les planches en bois du hangar dans lequel on est enfermés.

Il a crié.

Il a refusé de lâcher ma main. 

Puis, il a disparu.

Et il n'est pas revenu.

Giulia.

On a tourné à droite, papa.

On a voulu rire, papa.

J'ai peur, papa.

Je suis désolée.

Je suis tellement désolée.

S'il te plaît, vient me chercher.

Giulia, redresse-toi.

Je passe le bout de ma langue sur mes lèvres sèches en grimaçant sous leur goût salé avant de m'exécuter. Tout est flou, d'abord. Des taches de couleur, certaines vives, d'autres non, noient une image qui refuse de se stabiliser.

Tu dois manger.

Je cligne légèrement des paupières et un visage se forme, séparé du mien par des barreaux épais autour desquels mes doigts sont restés accrochés.

Je l'avais vu avant qu'on se retrouve ici. Il était dans la classe de Beck. Sauf qu'il avait des lunettes qui ne surmontent plus son nez violacé et gonflé. Il avait aussi moins de boue sur les joues et...

Du sang.

Quand mes yeux se fixent sur la longue trace pourpre et asséchée qui part de sa tempe pour disparaître dans le col déchiré de son t-shirt, je ferme à nouveau les yeux.

Peut-être que comme ça, je me réveillerai enfin.

Je serais dans mon lit, avec mon doudou. Beck se tiendrait à côté de moi comme à chaque fois que j'ai passé la nuit à faire un cauchemar. Il serait énervé, parce que je ne l'aurais pas laissé dormir, mais il m'aurait quand même construit un château avec nos oreillers et nos draps.

Je veux mon frère.

Je veux papa.

Mais le foin qui déchire ma joue me force à revenir à la réalité, parce que ce n'est pas un cauchemar, cette fois-ci.

Le garçon à côté de moi s'est mis à genoux et essaye de diviser un morceau de pain dur comme de la pierre. Ses jointures en blanchissent sous l'effort, mais quand il réussit, il tend son bras à travers les barreaux et m'en offre un avec un sourire.

— Garde-le en bouche et ne le croque pas. Ça va te faire du bien.

Je suis trop fatiguée pour faire un seul geste. Mes narines se dilatent et l'odeur qui atteint mes sens fait battre mon cœur dans ma poitrine. Des mouches volent dans les rayons ardents du soleil. Et s'ils perforent juste assez les planches du hangar pour que je puisse voir le visage du garçon, ce n'est pas suffisant pour savoir où l'on se trouve exactement.

Dépêche-toi.

Du bout des doigts, j'attrape le morceau de pain, et il s'empresse de faire d'autres petits bouts. Avec la crasse, la suie et le sang séché, personne n'aurait pu jurer que les cheveux fins qui lui cachent ses yeux verts sont en réalité d'un blond mi-clair. Et alors que je suçote sur la maigre nourriture qu'il nous reste, je le fixe.

J'ai oublié son prénom.

Il connaît le mien. Il me donne à manger.

Mais comment s'appelle-t-il ?

Laszlo, murmuré-je au bout d'une longue minute de réflexion.

Comment est-ce que j'ai pu l'oublier ?

Il redresse la tête pour me donner un autre bout, mais je secoue la tête.

Tu as faim, toi aussi.

Non. J'ai déjà mangé. J'ai gardé ce bout pour toi.

Il ment. Son ventre vide me répond, d'ailleurs, chose qu'il ignore avec un sourire aussi chaleureux que le juillet texan qu'on subit.

Si tu manges, je mange, marmoné-je à bout de souffle.

Il me toise un instant, avant d'oser porter un morceau à sa propre bouche. Ses dents sont encore teintées de pourpre et à en juger sa joue gonflée, l'une d'entre elle doit être cassée.

Si je crie maintenant... Si je laisse échapper toute ma douleur et toute ma peur, est-ce que quelqu'un viendrait nous chercher ?

Je chasse mes idées en tournant dans ma cage, parce que je sais que ça ne servirait à rien. J'ai déjà essayé...

Et ça m'a coûté Beck.

Je plisse les yeux à demi pour essayer de voir autour de moi. Mais alors que je porte ma main au toit, une goutte particulièrement froide s'écrase contre ma joue. 

Qu'est-ce que c'est ?

Je m'apprête à relever la tête, mais la voix de Laszlo retentit de nouveau.

Non, Giulia. Ne regarde pas.

On n'est pas les seuls enfants, entre ces planches et ces barreaux. 

Mais pour l'instant, on est les seuls qui réagissent.

Je me tourne de nouveau vers Laszlo qui fouille à travers sa paille pour trouver d'autres bouts de pains et me colle le plus possible à la paroi de ferraille qui nous relie.

Laszlo ?

Oui ?

Quand est-ce qu'on va mourir ?

Son visage se fronce et d'un geste automatique, il redresse sur son nez des lunettes fantômes.

On ne va pas mourir.

Papa dit qu'on ne doit pas avoir peur de la mort. Qu'elle est gentille, quand elle vient. 

Elle ne va pas venir.

Tu crois qu'elle est vraiment gentille, toi ?

Ses yeux semblent briller un instant alors qu'une autre goutte tombe. Sur mon front, cette fois. Et quand elle coule dans mon œil...

Giulia, mange un autre morceau de pain, s'il te plaît.

Il tend sa main droite à travers les barreaux, jusqu'à l'intérieur de ma cage et je découvre dans sa paume le restant du pain. 

Il n'a pas mangé, comme il me l'avait promis.

Et il ne va pas me dire la vérité.

Je comprends qu'il ne veut pas me répondre, parce que j'ai vu ce qu'il est advenu de l'un des garçons. Il sait aussi bien que moi que Beck a dû subir la même chose.

Et qu'on va suivre.

Il a juste peur que je me mette à paniquer.

Les narines de Laszlo se dilatent et il entre-ouvre la bouche pour murmurer dans un demi-souffle :

S'il te plaît.

J'ai peur, Laszlo, chuchoté-je alors que j'essuie ma joue contre le tissu déchiré qui recouvre mon genou écorché.

Je sais. Mais je vais nous sortir de là. Promis. J'ai juste besoin que tu prennes de forces, que tu dormes et tu verras... Tu te réveilleras à la maison. Alors prend le pain et...

Personne viendra nous chercher, hein ?

Il gémit, le bras toujours tendu et une larme coule de l'un de ses yeux verts.

Je ne sais pas, confesse-t-il dans un souffle.

Les gouttes ont cessé de dégouliner du plafond. À présent, elles s'immiscent par l'un des barreaux avec une lenteur visqueuse. 

Je n'ai pas besoin de lumière pour savoir de quelle couleur elle est teinte...

Mais bien pour voir que des tâches d'ombre se forment sous le pas de la porte.

La peur rebondit dans ma poitrine au point où je retombe sur mes fesses. 

Quelqu'un arrive.

Il... Il arrive.

Lui.

Le fermier.

Laszlo ramène ses genoux à lui pour se dégager de ma cage, mais son poignet reste coincé entre mes barreaux.

Je... Je n'y arrive pas...

Tremblante, je porte mes doigts à sa main et essaye de la tourner pour l'aider à se libérer...

En vain.

J'hoquète tandis que de grandes larmes coulent sur mes joues. À bout de souffle, aveuglée par la peur et la panique, je force sur sa peau qui reste accrochée au métal rouillé. 

Je ne vais pas y arriver.

Je ne vais pas y arriver.

Je ne vais pas y arriver.

Perdue, je redresse la tête vers Laszlo qui sanglote en tournant son bras jusqu'à en supplier la délivrance. 

Il n'y arrive pas.

Il n'y arrive pas.

Il n'y arrive pas.

Soudain, la porte du hangar s'ouvre.

D'abord, il y a le soleil.

Aveuglant. Ardent. Impitoyable.

Puis, les mouches. 

Virevoltantes. Bruyantes. Immenses. 

Mais surtout, il y a le fermier.

Cet homme qui nous avait surpris, Beck et moi, en train de braver les barbelés de ses champs pour aller carresser ses chevaux. 

Celui qui reste figé dans la porte du hangar, son regard sombre et sans vie pointé sur la main coincée de Laszlo.

Il ne parle pas. Aucune colère ne figure son visage, d'ailleurs.

Rien d'autre que de la suie.

Rien d'autre que du sang.

Il ne bouge que lorsque Laszlo gémit :

Aidez-moi...

Sa supplique n'atteint pas mes oreilles, tant je les recouvre de mes mains. Recroquevillée dans les tréfonds de ma cage, je recule jusqu'à sentir la douleur dans chacune de mes vertèbres. 

C'est un cauchemar. Je vais me réveiller.

C'est un cauchemar. Je vais me réveiller.

C'est un cauchemar. Je vais me réveiller.

Giulia !

Le fermier s'arrête devant Laszlo et le regarde en penchant la tête. Ses cheveux couleur paille tombent dans ses yeux et c'est tout ce que je vois.

Pas Laszlo qui se met à tirer de toutes ses forces sur son poignet resté bloqué. Pas la panique qui l'égorge.

Aide-moi !

Pétrifiée, je regarde l'homme tendre sa main libre vers le poignet à découvert du garçon et pour la première fois... Ses mâchoires immenses se dénouent.

Personne ne part. 

Sa voix résonne dans ma tête comme un millier de cloches et m'assourdit des hurlements de Laszlo.

Ses doigts sales s'enfoncent dans la peau de sa main, jusqu'à ce qu'elle glisse des barreaux.

Mais il ne le relâche pas.

Il pivote vers lui et sans aucune émotion sur son visage, il continue à serrer sa main. 

Lâche-le...

Lâche-le.

Lâche-le !

Les mots ne quittent pas ma bouche, cependant.

Pas quand ses doigts se plient.

Pas quand sa peau se perfore.

Pas quand ses os se brisent.

Pas quand Laszlo hurle au point où il se démène comme un diable dans sa cage, frappant le sol, le plafond, se tordant sous la douleur.

Et le sang coule.

À travers la poigne du fermier.

À travers l'espoir.

À travers la vie.

Papa m'a menti.

La mort n'est pas gentille...

Et elle ne vient pas à nous quand le bon moment est arrivé.

Mais plus tôt.

Bien... plus... tôt.

Le fermier finit par relâcher Laszlo, devenu immobile.

Autant que moi, lorsqu'il porte une grande clef à ma cage et qu'il ouvre la porte pour porter ses doigts chauds et visqueux à mon visage.

Et alors que son regard sombre se fixe dans le mien et qu'il me tend une peluche déchirée...

Il sourit en murmurant :

Tu veux jouer avec moi ?

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Et voilà, après des mois de teasing, Once, We Flew est entre vos mains 💙 dans ce prologue on decouvre déjà Giulia et Laszlo, et un fragment de ce qui leur est arrivé alors qu'ils n'ont que 6 et 9 ans... Mais il y aura bien plus à decouvrir.

Vingt-six ans plus tard, qui sont-ils devenus ? Que font-ils ? Comment est-ce qu'ils s'en sont sortis ?

Pour le découvrir, on se retrouve samedi 👀

En attendant qu'en avez vous pensé ? N'oubliez pas de voter et même de me laisser un petit commentaire !

Je vous embrasse !

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