Chapitre 9 : comment se faire des amis, selon Giulia Matip

GIULIA

Je ne sais pas ce que je fais.

Pourtant, alors que je me gare sur le parking du centre-ville d'Arkan, une Alyona Andreyovna énervée sur le siège passager, je sais que la présence de tout ce monde n'est pas précisément ce que j'avais prévu de faire aujourd'hui.

Le problème ? L'ultimatum de ma patronne : jour de congé est égale à effort social. Et puisque je ne sais pas mentir ou du moins que la doyenne russe sent le mensonge arriver à un millier de kilomètres, j'ai décidé de l'accompagner faire ses courses comme une vaine tentative de lui faire savoir que je suis prête à poursuivre la quête du Graal :

L'amitié d'une autre personne qu'elle.

— Tu as intérêt à sortir de cette voiture, tonne sa voix sourde alors que je me trouve une place devant une série de magasins qui n'ont aucun rapport avec le suivant.

— Je suis venue, non ?

— Tu es venue avec moi. Tu n'aurais pas dû. Tu aurais dû profiter de ta journée de libre, comme je te l'ai demandé.

Je soupire au lieu de répliquer et lève les yeux au ciel.

Aujourd'hui, il pleut.

Suffisamment pour que les essuie-glaces mènent une lutte sans fin contre le pare-brise de mon break usé.

Une voiture qu'Alyona déteste.

Une énième chose parmi tant d'autres, d'ailleurs.

Le front froncé, les bras croisés autour d'un sac à main qui a connu des jours meilleurs, elle braque sur moi son regard de feu, au point où je peux sentir ma peau, bien cachée sous une couche de vêtements noirs épais, s'embraser.

— Comment est-ce que tu comptes rencontrer des gens de ton âge si tu es toujours collée aux baskets d'une vieille dame ?

— Parce que tu es vieille, maintenant ? répondis-je tout en faisant attention à ne pas tourner le volant pour abréger cette conversation dans un mur.

— Ne joue pas sur mes mots.

— Je t'ai juste accompagné, enfin, où est-ce qu'il y a mort d'homme ? Je te laisse maintenant.

— Quoi, tu vas rester dans cette voiture ?

— Mais non.

Mais si.

Elle m'attrape par le menton pour m'obliger à la regarder dans les yeux et je me trahis.

Et à en juger la colère sur son visage...

— Tu es...

— Je sais. Décevante. Inutile. Particulièrement irritante. Et je suis la pire assistante ET scientifique avec qui tu as pu travailler. C'est bon ?

Son contact sur ma peau se radoucit et elle secoue la tête en soupirant.

Quand Alyona délaisse ses foulards aux imprimés papillons et fleurs, elle laisse aux yeux du monde ses cheveux grisonnants qui rappellent qu'elle connaît bien plus que la plupart des chercheurs de notre secteur.

Un secteur qu'elle délaisse parfois pour sillonner les rues citadines d'Arkan à la recherche de livres.

Toujours plus de livres.

— Tu n'es rien de tout ça, Giulia. Je veux juste que d'autres gens le voient, réplique-t-elle en adoucissant son contact sur ma joue.

— Ça va aller. Je vais survivre à un jeudi sans convention d'amour.

— Brian Cassey est un excellent formateur.

Mais oui, mais oui.

Tu aurais dû l'écouter un peu mieux que ça !

Est-ce que tu veux que je t'abandonne ici ?

Comme si c'était encore possible, ses yeux se plissent un peu plus et elle ouvre la portière de ma voiture, laissant s'engouffrer une rafale d'air froide qui nous fait bien savoir que l'été a définitivement quitté les terres refoulées de l'Oregon.

Je reviens dans deux heures. Va au moins boire quelque chose de chaud.

Promis.

Et juste comme ça... Elle disparaît, avec elle, l'espoir que ce que je viens de lui promettre soit vraie.

Sans tarder une seconde de plus, je me penche sur la banquette arrière, attrape mon sac, en sort mes écouteurs ainsi que mon carnet et commence à me réfugier dans cette bulle qui me protège du monde extérieur. Je n'ai ni besoin de musique, à l'autre bout, ni de but bien précis, pour continuer à épier ce qu'il se passe autour de moi.

Et pourtant, malgré la pluie, Arkan est plus vif que jamais, aujourd'hui.

Parce qu'à côté de l'un des plus grands Target de tout le Pacifique Nord-Ouest, de ses rayons pâtes comme artillerie lourde, les librairies indépendantes, les pharmacies et les boutiques de vêtements...

Il y a aussi un centre de planning familial.

Et alors que j'adapte mon siège pour me mettre dans une position un peu plus confortable pour la longue attente qui s'annonce, afin de pouvoir replier mes jambes lourdement bottées contre ma poitrine, je risque un coup d'œil sur la foule en furie qui manifeste devant les portes aujourd'hui.

Il y a quelques hommes, mais ce sont majoritairement des femmes qui se pavanent et crient au scandale. Emmitouflées dans des doudounes qui ne ferment pas assez leurs bouches, elles forment des cercles afin que personne n'atteigne l'entrée que deux gardiens de sécurité peu étonnés tentent de garder ouvert pour les patients.

Ils doivent avoir l'habitude.

Mon stylo en bouche, je renifle lorsque l'une des femmes, une grande conservatrice aux mains gantées, braque une croix sur une jeune femme qui tente de passer.

Je me demande comment elle peut croire que Jésus est de son côté. 

Et puis bien sûr... Il y a ces panneaux.

Pitié, ne me tuez pas". "Maman, pourquoi tu ne veux pas de moi ?" "Avorter =tuer". "Dieu ne vous pardonnera pas". "Meurtrières".

Et puis soudain, je souris.

Pas que je trouve cela particulièrement drôle. Pas non plus, parce que ce qu'ils beuglent comme des vaches partant pour l'abattoir, me paraît réel ou sensé.

Loin de là.

Plutôt parce que j'ai envie de leur demander ce qu'ils savent des meurtriers. Si elles avaient ne serait-ce qu'une seule idée de ce qu'est être une victime. Une rescapée. Ou pire même... 

Une assassinée.

Je ne pense pas qu'elles connaissent les monstres qui te font réaliser ce qu'est la Sainte Trinité, la vraie...

Cœur. Poumons. Côtes.

Il n'y a pas d'air, sans les poumons, il n'y a pas de circulation, sans le cœur, et il n'y a certainement pas de mouvement, sans les côtes.

Il n'y a que la mort.

Froide. Solitaire. Cruelle mort.

Rien à voir avec celle qu'elles proclament comme étant le péché capital.

Dans un soupir agacé, j'arrête de fixer ces conservatrices en herbe et sort de mon sac mon thermos encore chaud. 

Si au bout de deux ans passés à vivre à Arkan, je me suis faite à l'idée que je peux me retrouver au milieu d'abrutis finis, j'ai surtout compris que tant que je ne suis pas couverte par la sécurité de mes écouteurs sans son dans les oreilles, mon carnet ainsi que ma grande veste noire capable de contenir mon corps recroquevillé... Je ne pourrais pas me sentir assez courageuse pour surmonter leur présence.

Pourtant entre les coups que reçoit Josh, les cris et insultes de son ex-femme, les nouvelles taxes de ma propriétaire, ses ensembles roses et les aboiements stridents et continus de son chihuahua aux yeux exhorbitants... je vis constamment dans la sensation de devoir outre-passer les palpitationns de mon coeur.

Une paume pressée contre mon thorax, je me râcle la gorge après y avoir enfoncé mes pillules matinales et reprend mon crayon.

Je déteste leur goût. Avec elles, tout a autant de saveur que de la cendre. 

Je passe ma main libre sur la dernière page libre de mon carnet qui ne tient plus qu'à un fil et me demande pourquoi mon cerveau ne papillonne pas tout de suite vers les observations que j'étais censée transmettre sur ma page, aujourd'hui.

Non. Tout ce que je peux entendre, malgré le rythme plus calme que mon coeur adopte grâce aux médicaments, c'est les beuglements de plus en plus stridents de la part des conservatrices en face de l'immeuble du planning familial.

J'essaye d'adopter une autre position, mais quand une voiture de police se ramène juste à côté de la mienne, manquant de peu de m'arracher un rétroviseur au passage, je suis à nouveau tirée de ma bulle.

Excusez-moi, monsieur l'agent, tenté-je en ouvrant à moitié ma fenêtre lorsque le conducteur en uniforme en sort. Vous pourrez éviter de vous c...

Avant que je puisse terminer ma phrase, l'officier de policier renifle un grand coup et crache le contenu de sa muqueuse sur le trottoir, sans même me donner l'heure.

Charmant.

J'ouvre l'espace que ma portière m'autorise encore pour le hêler, mais lui et son partenaire sont déjà partis vers la manifestation scandalisée, me laissant piégée.

Sérieusement ? Enculé...

Irritée, je rabats la capuche de mon pull sur ma tête et repense à ce que Alyona m'a dit, il y a quelques mois sur ce qu'il faut attendre des inconnus qui font irruption dans nos vies.

"Les gens sont comme du métal. Quand la rouille devient visible à leur surface, on les considère plus comme un premier choix. Mais c'est aussi à nous de voir ce qu'il se cache derrière. Parfois, c'est un trésor, parfois ce n'est plus rien. Tant pis. Il faut toujours laisser une chance de découvrir quelque chose de précieux."

A-t-elle vraiment raison ? Est-ce que ces femmes qui se pavanent avec leurs appels au blasphème devant le centre sont elles aussi plus que de la simple rouille ? Des femmes elles-même blessées qui ne font que se venger de ce qu'on leur a pris ?

Ou même... appris ?

Non. Non, ça, ce n'est pas possible. 

Je fronce du nez face au dégoût qu'elles me provoquent et continue à tapoter nerveusement mon tableau de bord de mon crayon.

Alyona m'a emmené ici pour que je m'atèle enfin à la lourde charge de rencontrer des gens de qui je pourrais supporter la compagnie, après deux ans de vie à Arkan. Elle, elle est venue pour des livres. D'autres pour des nuggets au rayon surgelé du Target et d'autres jeunes femmes humiliées bloquées par une bande de conservatrices à l'esprit réduit sont venues pour une solution à leurs peurs.

Nous ne sommes pas toutes les mêmes.

Et pourtant, comment réellement s'attacher à quelqu'un dans un endroit où les obligations s'entremêlent si aléatoirement ?

Pourquoi faire l'effort, après tout ? Quelle est réellement la recette secrète pour pouvoir avoir les bonnes personnes à ses côtés et ne pas sombrer à chaque fois qu'on ose faire confiance à quelqu'un ?

Faut-il faire une liste ?

D'accord, capitulé-je entre mes dents serrées. Faisons une liste.

J'ouvre enfin mon stylo, replie mes jambes sous mon poids en prenant soin de remettre le bouchon sur mon thermos fumant, et commence avec la chose la plus importante : un titre.

"Comment se faire des amis, une théorie en dix règles, selon Pr. Giulia A. Matip."

Je m'arrête un instant pour passer une main dans mes cheveux afin d'en retirer le bonnet et poursuit.

1 : Sourire. Toujours sourire.

Je positionne le rétroviseur de façon à ce que je puisse me voir m'entraîner à le faire, mais aucun des résultats ne semble amical.

Arrête, Giulia, tu vas effrayer quelqu'un.

2 : Ne pas éviter le contact des yeux.

Sourire sans cligner les paupières une seule fois ? Pas effrayant du tout.

3 : Engager la conversation, demander comment va la personne, toujours la mettre en avant, lui donner l'impression qu'elle est désirée.

Mais surtout ne pas élaborer sur ses propres sentiments trop tôt... Grommelé-je en enfonçant le bout de mon crayon un peu plus fort sur les lignes de mon calepin, pour bien m'en rappeler.

4 : Demander (naturellement) leurs hobbys, voir s'il y a quelque chose en commun.

5 : (Je suis déjà fatiguée.) Ne pas parler de ton activité avec les paillons. Apparemment, les gens en ont peur et trouvent ça carrément flippant.

Je fronce les sourcils sur ce dernier point, comme choquée par cette constatation. Je ne compte plus le nombre de personnes qui sont passées par l'observatoire sans qu'ils viennent à se demander pourquoi moi ou Alyona avions délibérément choisi cette profession. Celle où l'on passe notre temps à secourir des larves tueuses qui dévorent sans satiété tout ce qui semble vert ou simplement assez délectable, pour qu'elles finissent par hiberner dans un cocon et former parfois le plus insignifiant et le plus fade des papillons dont l'espérance de vie ne dépasse pas la semaine.

Et à chaque fois, moi, comme elle, passions le reste de la journée à bougonner.

La véritable question est : mais pourquoi pas ?

Alors, j'enchaîne avec une entre-étape en barrant la sixième faite trop tôt :

5.5 : Ne jamais parler aux personnes qui ont peur des papillons. Leur place est à l'asile. 

J'enchaîne la sixième, septième, huitième et neuvième étape sans réellement savoir quoi écrire, trop entêtée par le pourcentage d'individus qui n'aiment pas autant les papillons que moi, avant de tomber sur le numéro dix.

10 : Enfin, là, et seulement là, si la personne ne s'est pas déjà enfuie en appelant la police, tu l'invites à prendre un café.

La liste parfaite, non ?

Exaspérée, j'en lâche mon crayon et enfonce ma tête dans mon volant, manquant de peu de causer une crise cardiaque à un passager lorsque le klaxon retentit.

Je me redresse brusquement pour m'excuser, quand soudain, mon regard se pose sur une tache rose qui se démarque de toute la grisaille d'Arkan sous la pluie. Et lorsque je plisse les yeux pour savoir si le goût de craie n'était pas le seul effet secondaire des mes nouveaux médicaments, je réalise que c'est en réalité la chevelure d'une jeune femme, debout, les mains profondément enfoncées dans les poches d'une doudoune bleue flashie, le visage fermé face à la tumulte que provoque la manifestation interompue par les policiers.

Elle est seule. En retrait. Le flanc collée à une berline modeste, le genou tressautant, elle ne cligne même pas des paupières tant elle est fixée sur la masse de la protestation.

Piquée au vif par la curiosité, je détache ma ceinture et m'éclipe discrètement depuis la portière passagère, avant de me diriger à mon tour vers le groupe maîtrisé.

Le policier qui avait préféré cracher par terre plutôt que de ne pas bloquer ma voiture semble d'ailleurs mi-agacé, mi-amusé.

Comme si pour lui, tout ça n'était qu'un jeu.

Et alors que, buée au nez, ainsi que mon carnet collée contre ma poitrine, je fraye mon passage à travers la pluie de plus en plus assidue, je fronce des sourcils face à la mascarade.

Le tapis rouge pour les excuses est déversé devant elles, quand elles rejoignent, défaites, leurs grands vans étiquetés par des "Jesus rides this car" et des "baby on board" écœurants.

J'aimerais me sentir aussi désolée pour elles que le font ces policiers. Malheureusement, quand je me retrouve devant le bâtiment du planning familial dont l'entrée est à présent ouverte et accessible, je me rends compte encore plus du mal qu'elles font.

J'espère qu'elles ne sauront jamais ce que c'est le vrai meurtre.

Dans un soupir peiné, je me retourne pour regagner ma voiture, mais surtout mon thermos, mais je fais face à la fille aux cheveux roses. Peut-être un peu trop près, d'ailleurs.

Et tout ce que j'arrive à faire, paralysée par la panique de cette proximité si soudaine...

C'est appliquer la première règle de ma nouvelle liste.

Et elle... riposte.

Qu'est-ce que tu as à me sourire comme ça ?

********************

On sort les trompettes ou on les sort pas ?

JE SUIS DE RETOUUUURRRRR

Pour être franche j'ai du réécrire ce chapitre 4 FOIS ! jamais satisfaite, douter de sa plume... Surtout avec toutes les critiques du booktok/stagram... Ces derniers mois ont été plus que décourageants.

Mais ! Parce qu'il y a toujours un mais 😂

Je pense que si on se laisse faire par ces pseudo membres de l'academie française de la haute littérature et gnagnagna nos histoires finissent par mourir au fond d'un tiroir.

Et il est hors de question qu'OWF connaisse ce soir ! Alors sans plus attendre... Me revoila enfin !

Publication une fois tous les trois jours, avec aujourd'hui, le chapitre du PDV de Giulia !

• Très divisée par ses propres sentiments, sa peur sociale et la pression d'Alyona, se pourrait il que Giulia rencontre sa... Première amie ? Ou est-ce l'inverse ?

• le sujet de l'avortement est un sujet qui me tient spécialement à cœur, alors choisir de le représenter ici est une première mais j'aurais du le faire dans d'autres romans ! dans tous les cas, voici le fléau de la société américaine, pile au moment où la loi de certains états sont passés... L'Oregon etant un des seuls états encore à le rendre legal.

• cette nouvelle individue aux cheveux roses... Du bon ou du mauvais pour Giulia ?

Bref, n'hésitez pas à lâcher une petite étoile ainsi qu'un commentaire pour me dire vos avis ! On se retrouve dimanche soir pour le chapitre de Laszlo !

Des bisous, mes papillons ! 🦋

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