Chapitre 8 : l'Allemand, pas trop Allemand

LASZLO

- J'ai changé d'avis.

Je souffle sur une mèche retombée sur le verre de mes lunettes lorsque je redresse la tête vers le visage blême de Keira qui se tient devant moi, ses doigts précieusement enroulés autour de sa cravate d'uniforme. Toujours occupé à ranger le restant de mes affaires dans mon sac, tandis que ma classe est en train de sortir dans un mélange de rires et de soupirs exaspérés quant à leurs prochains cours, je prends soin de garder le silence. Après une journée aussi complexe que l'autre jour, surtout depuis l'incident des toilettes, je n'ai pas cessé de penser à ce que Keira s'était fait et surtout...

Si j'allais la retrouver le lendemain, toujours en vie, malgré ma promesse de ne pas en parler à qui que ce soit.

Pourtant, le lendemain, elle était là. Plus légère, même. Je l'avais même surprise à parler aux jumeaux Bassili qui partagent sa classe sans leur dire d'aller se faire mettre.

Je ne pense pas avoir été aussi rassuré que ça, une seule fois dans ma vie.

- J'ai pensé à ce que vous aviez dit, l'autre jour, reprend-elle quand le dernier élève franchit le pas de la porte, nous laissant seuls. Et... Je pense que vous avez raison de... De devoir en parler.

Je fige ma main sur le rebord de mon bureau et redresse enfin le regard vers elle. L'adolescente semble peut-être plus légère, mais ses yeux sont toujours brillants de larmes. Elle s'empresse néanmoins de renifler le plus discrètement possible afin qu'ils ne dégringolent pas le long de ses joues et poursuit, armée d'un sourire combattant :

- Pour être tout à fait honnête, je ne sais même pas par où commencer, ni pourquoi je viens ici pour vous le dire, mais... Je pensais que vous aviez besoin de le savoir. Après tout vous... Vous avez été là, pour moi.

Je détache mes dents de ma lèvre inférieure et hoche légèrement la tête avant de contourner ma chaise pour me rapprocher d'elle. Les manches de son pull sont encore bien enfoncés dans le creux de ses paumes et je sais qu'ils vont le rester jusqu'à ce que ces marques disparaissent définitivement de ses bras.

Probablement jamais.

Je jette un coup d'œil sur la porte, attentif à la moindre entrée avant de murmurer, les bras croisés sur mon torse :

- Je ne t'ai pas dit tout ça pour que tu te sentes forcée de faire quoi que ce soit. Tu n'as rien à me prouver, Keira.

- Je sais. Mais je pense que... Que je le dois à moi-même.

Un sourire commun apparaît sur nos visages et elle enchaîne en haussant les épaules :

- Comme je l'ai dit, je ne sais vraiment pas par quoi commencer. Je ne sais même pas si cette... Motivation, va rester indéfiniment et si demain, je vais penser la même chose qu'aujourd'hui.

- C'est ça qui est merveilleux, tu ne trouves pas ? De ne pas savoir ce qu'il va se passer demain ?

- Je suppose.

Après lui avoir accordé un énième sourire, je reviens à mon bureau et attrape un carnet vide ainsi qu'un crayon que je lui tends.

- Je sais que toi et ta classe vont bientôt partir pour l'Oregon, et crois-moi, vu ce qu'il s'est passé, je te recommanderai de rester ici, mais je n'ai aucun pouvoir là-dedans... Je te donne ça, en attendant que tu reviennes.

- C'est pour vous ramener d'autres dessins d'arbres ? marmonne-t-elle en les saisissant délicatement, un sourcil arqué sous la méfiance.

- Des arbres, des poèmes... Ou tout simplement chaque pensée qui te force à te faire du mal. Je veux que tu notes tout dans ce carnet, quand tu en as besoin, au lieu de le faire. Ce sera ça, ton début. Parce que vois-tu, le plus compliqué dans la recherche d'aide, c'est de trouver les mots qui puissent définir ce que tu ressens. Les psychologues auront beau défiler et te donner un tas de diagnostics aux noms inquiétants, ils n'auront aucun sens si tout ce que tu recherches c'est une délivrance médicamenteuse. Ce ne sera vraiment pas différent des lames de rasoir, à la seule exception près que si tu meurs, c'est à cause du système pharmaceutique de ce pays.

Quand l'adolescente baisse les yeux vers le carnet vierge et le stylo que j'ai pourtant dû voler d'un collègue à l'occasion de mon premier jour ici, sans quoi je n'avais absolument rien, ses cheveux d'un brun foncé encerclent son visage assombri.

Et dans cet instant, rien que cet instant, le doute s'empare de moi.

Qu'est-ce que tu fais, Laszlo ? Es-tu réellement en train de refuser de venir accompagner cette classe ?

Le visage de Mam traverse mon esprit et ce n'est que lorsque j'entends la promesse que je lui ai faite que je secoue la tête pour essayer de m'en débarrasser.

Non. Non, tu dois rester... Pas vrai ?

Nerveux, j'étire les doigts de ma main droite qui se mettent à craquer à l'intérieur de mon gant en cuir noir, jusqu'à ce que Keira relève le menton vers moi et m'adresse un regard rempli de gratitude.

- Merci. Encore.

- Sers-toi en bien, assuré-je délicatement. Ce n'est peut-être rien pour l'instant, mais ça va t'aider à rester sur un planning où tu pourras retracer tes propres pas et apprendre des erreurs du quotidien. Parce que n'oublie pas, tout ce qui peut être écrit peut être redit. C'est même plus facile, comme ça.

- Pourquoi est-ce que vous ne venez pas avec nous ? s'enquit-elle en balançant son poids d'une jambe à une autre. Ce serait bien plus simple.

- Parce que je...

Alerté par la carrure massive de Warren qui vient de déchirer ma vue périphérique, je ravale mes derniers mots. Accoudé dans l'embrasure de la porte de ma salle de classe, une main enfoncée dans la poche de son pantalon, il agite un paquet de copies pour se ventiler le visage.

Du moins, c'est ce que je crois qu'il essaye de faire.

Keira, elle aussi surprise, recule d'un pas et me sourit avec plus de politesse et de retenue :

- Merci monsieur Montgomery. À demain.

- À demain, Keira, assuré-je sur le même ton.

Je la regarde s'éloigner et quand elle arrive à la hauteur de Warren, il se décale non sans se retourner pour la regarder partir jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans le couloir principal de l'école...

Avant de se retourner vers moi, sa longue veste piégée dans le pli de son coude.

- C'est allemand, non ?

Dans un soupir, je bloque mon dos contre mon bureau et croise mes bras contre mon torse.

- Pardon ?

- Ton prénom. Laszlo. C'est allemand, n'est-ce pas ?

Je fais signe que oui, surpris qu'il arrive enfin à le prononcer correctement, et il entre dans ma salle de classe.

- Tu viens de là ?

- Dortmund. Oui.

- C'est drôle, renifle-t-il en venant s'asseoir sur l'un des bureaux abandonnés par mes élèves, rabattant au passage sa sacoche en cuir sur ses genoux. J'entends pourtant absolument aucun accent.

- J'ai... grandi au Texas, m'expliqué-je tant bien que mal en décroisant mes bras.

- Ceci explique cela. Même si cet affreux accent, tu ne l'as pas non plus.

- Dois-je le prendre pour un compliment ?

- Oh mais très certainement. Il n'y a rien de pire qu'un accent du sud.

Il n'a pas tort.

Plus détendu, je descends les trois marches de l'estrade qui me séparent au restant de la pièce et j'enfonce le bout de mes mains dans mes poches.

Je sais pourquoi il est là... Un coup d'œil sur le calendrier que j'ai soigneusement pris le temps d'ignorer pendant toute la semaine me rappelle très vite que son offre a atteint son apogée. M'adoucir en posant des questions personnelles n'est qu'une façon polie pour venir à terme à ce qu'il veut de moi.

- Écoute, Warren, me préparé-je sans laisser échapper mon grincement de dents. Je sais que tu m'as dit de réfléchir à ton offre, mais je...

- Oh non, ne t'en fais pas, j'ai déjà trouvé quelqu'un pour te remplacer. Après tout, ce n'était qu'une suggestion.

J'arque un sourcil, surpris... Mais aussi légèrement déçu.

C'est ce que tu voulais, Laszlo, alors c'est quoi ton problème ?

- Pourquoi tu es ici, alors ?

- Parce que tu as raison, me répond-il avec un large sourire.

- Sur quel point ?

- Que je ne te connais pas assez. Très franchement, personne ici te connaît réellement. Pourtant, deux jours ici suffisent en général à savoir quel genre d'individu nous sommes. Mais toi ? Pas du tout et ça fait déjà quelques semaines. Personne ne connaît l'homme qui vient de...

- Dortmund, complété-je, conscient qu'en réalité, il faisait exprès de ne pas se souvenir.

- Dortmund. Exactement. Laszlo de Dortmund. Voilà, je sais déjà deux choses de plus que tous les autres ici.

Je retire mes lunettes de mon nez pour m'essuyer mes yeux fatigués et vient m'asseoir en califourchon sur une chaise que je tire d'une seule et unique main.

- La véritable question est : pourquoi est-ce que tu tiens tant à découvrir qui je suis ?

- Parce que tout le monde est horriblement ennuyant, je présume. Tu serais surpris, mais...

Avec exagération, mon collègue se penche vers le couloir à présent vidé d'élèves et chuchote grossièrement :

- Je déteste tout le monde ici. Que ce soit pour parler ou écouter.

J'étouffe un rire en passant mes lunettes dans mes cheveux et pose mon menton sur mon poing.

- Impossible à croire.

- C'est aussi vrai que tu es Allemand.

- Et... Qu'est-ce que ta... Haine envers les autres, à avoir avec moi ?

- Tu les détestes aussi, avoue-le. À ton avis, pourquoi est-ce que je t'avais demandé de venir ?

- Pour le babysitting de tes élèves, quand tu seras occupé, non ?

- Non. Tu as supposé ça, c'est bien différent. Pourtant, si tu avais écouté, je t'ai dit que ce serait bien pour toi de ne pas être ici pour ces prochains mois. Non ?

Merde. Il a raison et j'ai été trop occupé à me braquer pour le réaliser.

Irrité, je me redresse et enfonce mes doigts dans le dossier boisé de la chaise, prêt à répliquer, mais il ne m'en laisse pas l'occasion. Il relâche ses affaires sur la table qu'il abandonne derrière lui et vient se prosterner devant l'une des fenêtres pour y nouer sa cravate jusque-là détachée.

- Écoute, j'ai demandé à Sandy de venir avec moi, parce qu'elle vient de l'Oregon et elle connaît les meilleures librairies et musées dans le coin de l'université où l'on va rester. J'ai demandé à toi, parce qu'avec les élèves que je prends, tu seras laissé ici pour qu'on vienne te poser toutes sortes de questions que tu haïras probablement jusqu'à la dernière.

- Tu serais surpris par le taux de gens que je tolère, grogné-je en arquant un sourcil dans sa direction.

Ses yeux bleus se séparent de son reflet un instant pour venir rencontrer les miens, avant de ravaler le sourire satisfait qu'il s'apprêtait à arborer.

- Tu prétends déjà être quelqu'un que tu n'es pas. Un premier effet secondaire à être professeur dans cette école.

- J'aime être ici, Warren.

- Ah oui. Vraiment ?

- Je n'aurais jamais signé de contrat, si ce n'était pas le cas.

- Oh l'humain fait toute sorte de choses pour l'argent... Y compris apprendre à une bande de pré-pubères privilégiés comment dessiner des arbres, alors qu'ils en ont vu toutes leurs vies et que ça ne va rien changer à leur éducation, qu'ils le sachent ou non.

- C'est drôle que tu parles de toutes ces personnes qui peuvent venir... m'embêter, comme tu le dis, alors que pour l'instant, il n'y a que toi, répondis-je aussitôt sans me démonter.

Il pivote sans même faire un seul pas et ouvre les bras en grand, comme s'il était un orateur à l'Assemblée Nationale.

- Hey, je ne fais que te prévenir. Après tout, je te l'ai dit... La place est prise de toute façon.

- Je ne voulais pas venir de base.

- Très bien.

- Très bien, répété-je sur le même ton, plus irrité que jamais par l'air arrogant de mon collègue, à nouveau occupé à admirer sa tenue dans le reflet de la fenêtre.

- Alors, il n'y a plus rien à dire. On se revoit dans trois mois ?

- Exactement.

Sans que je sache vraiment pourquoi, Warren se met à rire et revient à ses affaires qu'il recueille soigneusement, comme si chaque pli de ses vêtements était un accessoire indispensable au design final.

Est-ce qu'on peut être encore si imbu de soi-même ?

- Oh, avant que je n'oublie, Laszlo... marmonne-t-il en se retournant une dernière fois. Tu as l'opportunité de montrer aux élèves de la classe que j'emmène, ta classe, au passage, des musées entiers pour approfondir ton cours. Que tu veuilles ou non venir avec moi, n'aie pas réellement d'importance, si tu plaides autant aimer ton travail, n'est-ce pas ? Parce que l'essentiel après tout... Ce sont ces enfants.

S'il avait continué à prendre le même ton condescendant et orgueilleux que tout à l'heure, je sais que je devrais ne pas l'écouter...

Mais il est sérieux.

Son visage, à nouveau aussi froid que celui qu'il le fait montrer aux autres, fait face au mien, tandis qu'il enfile sa veste sans pour autant arrêter de me toiser.

- Etton est peut-être une école prestigieuse, continue-t-il en passant un dernier coup de main sur ses vêtements, tel un coup de grâce, mais même ici et malgré notre statut de professeur, Laszlo, on manque cruellement d'opportunités. Alors quand l'une d'elle apparaît sur le pas de notre porte ? Il faut apprendre à la saisir. Parce que Dieu seul sait de quoi est fait demain.

Sur un dernier coup d'œil sévère, il disparaît aussi vite qu'il n'est apparu et me laisse la bouche noyée de répliques qui ne verront probablement jamais le jour.

Ce que je pense de ce qu'il dit.

Ce que je pense de son implication dans mon travail.

Et pourtant...

Pourtant, je remets mes lunettes sur le bout de mon nez et passe mes mains dans mes cheveux, les entrailles nouées de culpabilité.

Je ne suis pas vraiment sûr de ce que je viens de faire.

-------------------------------------------

Bon, la grippe m'a piégé au lit avec une fièvre immense pendant toute la semaine, ça a été compliqué de publier ce chapitre plus tôt 🤣

Mais peut être pas aussi compliqué que celle de Laszlo, finalement ? 🫤

• Keira sera-t-elle finalement le facteur pour pencher Laszlo dans la direction de l'Oregon ? Ah merde... La place semble etre prise !

• Warren est un... Sacré individu, n'est ce pas ? 😂 un coup il est comprehensif, l'autre insolent... Qu'est ce qu'il est réellement du coup ?

Une chose est sûre : on en saura bien plus très bientot 😂

En attendant, je vous dit au prochain chapitre, un PDV de Giu plus que... Inhabituel 😂

Oubliez tout ce que vous savez sur la socialisation 😂

N'oubliez pas la petite étoile et dites loi ce que vous en avez pensé en commentaires !

À la semaine prochaine ! 💙💙

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top