Chapitre 4 : le dessin et la bohème
LASZLO
Je n'ai aucun confort.
Si aujourd'hui avait commencé avec un grand soleil, les nuages ont fini par prendre le dessus. Malgré ça, la chaleur étouffante de la fin de mois de septembre règne toujours en maître et ma salle de classe commence à ressembler à une fournaise. De mon unique main gantée, je relève donc les manches de ma chemise sur mes avants bras et fait tourner mon crayon à papier entre mes doigts pour reprendre mon cours.
- Avez-vous d'autres questions ?
Je ne reçois en réponse que quelques grognements.
Avachis sur leurs tables, mes élèves ont l'air aussi fantomatiques que s'ils avaient été renversés par un bus, avant de rentrer. Et si les règles strictes d'Etton Academy se veulent intransigeants sur la qualité des uniformes scolaires de ses résidents... Les garçons comme les filles s'éventent avec leurs cravates noires dénouées de leurs chemises et blouses.
Quand j'ai décroché le poste en tant que professeur d'art titulaire, à la fin du mois d'août, après avoir passé un sacré bout de temps à prier pour que ça arrive, je m'attendais à ce que je reçoive des élèves pleins d'enthousiasme. Après tout, entre l'élite qui les départage, les bourses qu'ils peuvent décrocher et l'argent de leurs parents qui achète un matériel que d'autres doivent économiser des mois pour avoir... J'avais au moins l'espoir d'avoir un public.
À la place, je suis tombé sur des ados en difficulté qui avaient besoin d'une matière supplémentaire pour sceller leur destin dans les écoles supérieures qu'ils voulaient.
Dans un soupir que je retiens à peine en plissant les lèvres, je repousse mes lunettes sur mon nez et lance :
- Allez les enfants, je sais qu'il fait chaud et que vous n'avez sûrement pas envie d'être là, mais faites un effort.
"Les enfants", Laszlo ? Vraiment ?
Je chasse mes propres idées de ma tête en la secouant et passe dans les rangs pour voir le début des croquis du thème imposé aujourd'hui. Cependant, je tombe sur soit des feuilles encore vides, soit des esquisses brutales qui me font grimacer.
- Je vais avoir besoin que vous fassiez mieux que ça ! Le but, d'ici à la fin de l'année, c'est que vous sachiez au moins comment correctement vous placer dans un paysage. Que vous puissiez voir, sentir, vous orienter avec votre crayon comme si votre main était l'appareil photo de vos yeux.
Je retourne au tableau et indique l'arbre que j'avais dessiné avant que ma classe ne commence.
- Pour ça, il faut commencer par l'essentiel. Les arbres. Et tout ce que je vois pour l'instant, ce ne sont que ces affreuses choses que vos parents ont placardé sur vos frigos quand vous aviez quatre ans.
J'ai à peine le temps de porter mes poings à mes hanches qu'un garçon de dix-sept ans, assis à quelques tables devant moi, lève sa main.
- Enfin une question. Camden, dis-moi ?
- Pourquoi vous portez un gant ? demande-t-il en pointant son crayon à papier dans la direction de ma main droite.
Un léger frisson parcourt mon échine.
Je savais que tôt ou tard, j'allais avoir droit à cette question.
Et si d'habitude, j'en porte deux, même à l'intérieur, aujourd'hui, il fait trop chaud pour le supporter. Toutefois, quand j'ai passé mon entretien d'embauche avec le directeur de cette école, j'avais bien senti son regard sur ma main.
J'ai appris à vivre avec, pendant des années, à supporter les questions indiscrètes, les airs choqués, les mains sur le cœur, les "le pauvre... Ça a dû faire si mal" qui sont sortis de la bouche de bien trop d'inconnus malpolis...
La douleur fantomatique qui continue à broyer mes phalanges.
Je n'ai donc pas voulu infliger ça à mes étudiants.
Ni à moi-même. Pas une deuxième fois.
Je ne me démonte donc pas, habitué, et rétorque simplement :
- Est-ce que si je te laissais en porter un aussi, tu pourrais enfin me dessiner un arbre ?
Une fille aux longs cheveux dorés tressés assise à côté de lui le regarde en riant, ce qui l'oblige à baisser la tête sous le coup de la honte, mais je ne lui laisse pas le temps de ressentir quoi que ce soit et m'écrie :
- Je veux des vraies questions ! Des vrais dessins ! Du vrai enthousiasme !
On se redresse peut-être, mais pas complètement.
Naturellement, mon regard se porte à l'extérieur et aux arbres qui entourent les allées du domaine de l'école. Eloigné de Syracuse même d'au moins une bonne dizaine de kilomètres, Etton a le mérite d'être à proximité de tout ce qu'il lui faut en restant le plus privé possible.
Et les sycomores qui nous entourent sont idéaux pour l'exercice que je tente d'enseigner aujourd'hui.
Et là, l'idée me fracasse comme on se prendrait la foudre en plein cœur.
J'attrape donc ma veste et mon sac en cuir tout en bloquant un stylo entre mes dents et me rue sur la fenêtre que j'ouvre à la volée.
- Allez, venez avec moi !
Incompris, mes élèves se regardent sans bouger, alors je fais le premier pas. J'enjambe la rambarde et atterris sur le gazon en moins d'une seconde avant de me retourner de nouveau et de tendre la main à la plus proche étudiante.
- Je vais vous montrer quelque chose qui va vous faire comprendre pourquoi je vous force à faire tout ça.
Avec ses cheveux bouclés et un regard de défi qui a toujours réussi à percevoir bien plus que les autres, jusqu'à présent, Ainsley est la première à réagir. Et si la table éviscère le sol quand elle se lève brusquement, marquant surement à vie le marbre, elle se contente de glisser son crayon dans ses boucles et de me suivre tout en souriant.
Les autres se lèvent alors à leur tour, comme appelés à la raison par leur cheffe.
- L'art est une question d'impulsion. Si on ne s'arrête pas au beau milieu d'un coucher de soleil pour l'immortaliser avec de l'aquarelle, au lieu d'un stupide téléphone, vous pouvez me croire... Plus jamais, vous ne le révérez comme vous l'aurez vu sur le moment.
La dernière passe avec plus de difficultés. Les manches de sa blouse enfoncés dans les creux de ses paumes, son visage de porcelaine plus blême que d'habitude, Keira peine à se hisser sur la fenêtre. Pourtant, quand Camden lui tend la main pour l'aider, elle le rembarre d'un coup d'œil glacial.
- Laisse-moi tranquille, je peux très bien le faire toute seule.
Il recule en levant les mains, et je m'avance pour l'aider à retomber correctement sur le sol.
Les regards des autres se braquent déjà sur nous. Les groupes d'étudiants et de professeurs s'arrêtent, chuchotant pour savoir ce qu'il se passe exactement, mais emporté par l'air orageux qui se diffuse dans la chaleur, j'ordonne à ma classe de me suivre. Les feuilles d'un été mourant craquent sous nos pas alors que l'on court à travers l'allée principale. Les bâtiments de pierre et leurs lumières du soir nous ouvrent le chemin, tandis que je sens mon cœur frapper contre mes côtes.
Fuir fait partie de la vie.
Lâcher la routine, partir au-delà des habitudes, passer sa main dans le sable, après une dure journée au travail, c'est ça, qu'on devrait tous faire au moins une fois par semaine. On ne devrait pas enseigner aux enfants que les cinquante prochaines années de leur existence ne vont être rien d'autre qu'un algorithme, programmées selon les normes de société imposées. On devrait leur apprendre à quel point la vie est précieuse et qu'il faut la combler de souvenirs, d'impulsions raisonnables et peut-être un peu déraisonnables aussi.
On devrait leur apprendre à sourire plus souvent.
- Venez ! m'écrié-je à tue-tête.
Alors quand je les entends rire, innocents, derrière moi...
En déboulant à travers les grandes grilles principales d'Etton, ma veste à la main, mon crayon sûrement perdu quelque part dans les graviers de l'école, je sais que c'est mon devoir de leur faire découvrir au moins une chose que le dessin a pu m'apprendre :
La vie. Le bonheur. La beauté.
OK. Ça fait trois choses.
Je mords dans ma lèvre lorsqu'on monte le long d'une petite colline sur lequel est érigé un arbre autour duquel, en temps normal, les élèves aiment bien traîner pour fumer. Je lance ma veste et mon sac sur le côté et passe ma main gantée sur l'écorce mutilé par des déclarations d'amour et des noms d'élèves que la nature n'oubliera jamais.
- Arbor, ou plus communément appelé arbre. Vous en avez sûrement déjà vu dans votre vie, je présume, mais sûrement pas assez pour que vous puissiez l'immortaliser sur une feuille en papier.
Comme s'ils avaient compris où je voulais en venir, mes élèves se débarrassent de leurs vestes pour s'asseoir sur l'herbe et sortent de leurs sacs leurs carnets à croquis ainsi que leurs crayons à papier.
- Pour dessiner, il faut voir, repris-je en me prosternant devant eux. Et pour ça, j'ai besoin que vous l'étudiez bien. Prenez en note chaque détail, chaque branche, chaque courbe. Regardez comment le soleil se reflète sur les feuilles, les ombres qu'il crée, la place que ses racines prennent. Vivez, communiquez et ensuite quand vous aurez terminé... Je vous donnerai une dizaine de minutes pour me faire votre croquis le plus complet
- C'est tout ? grogne l'un d'eux dont le jumeau identique, assis en tailleur à ses côtés, est déjà en train de s'exécuter.
- Vous n'avez pas besoin de plus, monsieur Bassili. Sinon, ça voudrait dire que vous n'avez pas bien regardé.
Les joues gonflées, le jeune homme tire sur sa cravate et se met à le scruter avec intensité.
- N'oubliez pas : chaque élément n'a pas besoin d'être représenté sur votre croquis. Ce que vous jugez bon de faire apparaître est le détail que vous, en tant qu'individu, avez jugé bon de représenter. Chaque trait est conforme à votre identité. Je n'ai pas besoin que vous imitiez un grand peintre, simplement que vous soyez vous-même.
Une goutte tombe dans mon cou, bientôt suivi de plusieurs autres, mais alors que les feuilles de ma classe se mouchètent, aucun ne geint, aucun se plaint. Leur silence est remplacé par les oiseaux qui chantent leurs dernières mélodies du jour et le vent qui s'engouffre à travers l'herbe fine. Je prends une grande inspiration pour profiter de l'orage à venir, et alors que je glisse ma main dans mes cheveux pour les débarrasser de mes lunettes, mon regard tombe sur le croquis déjà entamé de Keira. Assise derrière tout le monde, les genoux ramenés à sa poitrine, elle dessine d'une main agile sur sa feuille en profitant des gouttes pour frotter le charbon de son crayon et créer des ombres. Bientôt, l'arbre devant nous, prend une dimension obscure sur son croquis.
Des branches lourdes.
Basses.
Des feuilles fainéantes.
Elles pendent. Sur des arbres.
J'étire et réétire mes doigts gantés comme s'ils avaient été assaillis par un violent choc électrique et déglutis en regardant ses traits.
- C'est... Très bien, Keira. Bravo.
Le demi-sourire qui cornait ses lèvres se disperse et elle secoue ses cheveux bruns coupés court.
- Je fais simplement ce que vous avez demandé, monsieur Montgomery.
- Peut-être. Mais tu le fais selon ta perspective, la rassuré-je d'un ton qui se veut doux.
Elle est sombre, Laszlo.
- Non. C'est nul.
Dans un élan de colère, elle chiffonne sa feuille et gribouille à nouveau sur une nouvelle, mais je m'abaisse pour ramasser l'autre et le déploie à nouveau sur son carnet.
- Fais toujours attention à l'œuvre d'art qui capture ton regard dans une salle où la Joconde est exposée.
La jeune femme relève vers moi ses yeux clairs et je lui souris.
- N'oublie jamais ça.
***
Il fait déjà nuit, lorsque je rentre enfin dans la salle des professeurs. L'odeur agressive du café chasse immédiatement le fumet de l'orage qui retentit houleusement dehors et me fait grimacer.
Comment cette boisson n'a encore tué personne ici est un véritable mystère.
Le nez froncé, je salue le peu de professeurs restants et dénoue ma cravate d'un geste furtif. L'une des seules choses que je hais à propos de cet endroit, ce sont bien ces moments où l'on vient à se réfugier ici pour du repos.
Mais qu'en réalité, les autres viennent vous parler de leurs opinions sur les élèves.
Trop occupé à nettoyer les vitres de mes lunettes sur le revers de ma chemise, je ne remarque pas Warren se rapprocher de moi. Avec son bon mètre quatre-vingt-dix et ses épaules de boucher, il est celui qui fait sourire toutes les femmes de ces couloirs.
Et pas que nos collègues.
- Alors comme ça on donne cours dehors, maintenant, Larry ?
Un grand coup dans mon dos manque de me faire tomber mes lunettes et je ravale un grincement de dents.
Laszlo.
Laszlo Adler Montgomery, est mon nom.
- Certaines choses ne peuvent pas être apprises dans une salle de classe, expliqué-je sans m'énerver pour autant.
Quand ma vision devient plus nette et que je tombe face à ses yeux glacés et sans émotions, je souris. Je sais qu'en débarquant ici, avec mon statut de professeur d'art, je n'allais pas être perçu de la meilleure des manières. Je n'ai, après tout, ni expérience précédente en école, moins encore dans le prestige, comme eux, ni de grand CV exponentiel sur comment tenir des enfants de luxe dans leurs bonnes manières et... Rien, en réalité. Juste un jeune illustrateur à qui les relations ont fini par payer et une chance d'avoir fait bien trop peur au directeur avec une main striée.
Mais contrairement à ce qu'il peut bien penser, je sais ce que je vaux.
- Il se pourrait que je sois bientôt de ton avis. Je ne sais pas si tu as entendu, mais j'emmène quinze élèves en études dans l'Oregon, dans deux semaines. Juste un petit voyage scolaire, rien de bien signifiant... Avec quelques-uns de tes élèves, d'ailleurs.
- J'ai bien entendu, répondis-je avec prudence. Je suis content de savoir que mes méthodes pourront être appliqué, peu importe si je suis là, ou non.
- Ça va être difficile, non ? dit-il sans prêter attention à ce que je dis. Tes cours vont être lourdement diminués, alors qu'ils viennent tout juste de commencer.
- J'ai réussi à m'arranger avec le directeur. Ce ne sera pas un problème. Pourquoi tu veux savoir ça ?
- Oh, rien, rien...
Il tapote sur mon torse avant de nous tourner tous les deux vers le restant des professeurs présents dans la salle et de murmurer :
- Je voulais simplement te faire part de ce projet. Parce que trois mois dans l'Oregon, jusqu'aux fêtes de fin d'année... Ce n'est pas du refus. Et j'aurais besoin de quelqu'un qui pourrait venir avec moi. Sandy a déjà accepté.
Bien sûr.
Si Warren ne rend pas insensible ses élèves lors de ses cours de biologie, sa collègue aux cheveux blonds montés en queue-de-cheval assise non loin de là avec un café fumant à la main, non plus.
- Mais il me manque une deuxième personne, poursuit-il en faisant descendre son regard le long de ses jambes nues sous sa jupe. Et après ce qui s'est passé aujourd'hui... Je me suis dit que...
- D'accord, soupiré-je, pleinement agacé. Premièrement...
Je me défais de son étreinte et m'attrape une tasse sur le comptoir ainsi que la théière.
- Je m'appelle Laszlo. Pas Lenny, pas Larry, pas rien du tout. Ensuite, qu'est-ce qui te fait croire que mes cours puissent apporter du bien, dans l'Oregon ?
- Je ne ferais pas que donner cours non plus, Lass... Lass...
- Laszlo, répété-je en croisant les bras sur mon torse.
- Lasslo.
Presque.
- J'aurais besoin de quelqu'un qui puisse m'aider à occuper les gamins. Et il y a des musées, des...
- Tu veux une nounou. C'est ça ?
Il retient un rire offusqué et recule d'un pas.
- Je ne veux pas t'insulter, Montgomery. C'était simplement une proposition.
Je soupire en me servant enfin mon thé et hausse les épaules.
- Je ne peux pas. Je suis désolé.
- Tu as un bracelet électronique pour que tu ne quittes pas l'état de New York ? C'est ça ?
Il tape à nouveau sur mon épaule en riant et je porte ma tasse à mes lèvres.
- J'ai de la famille ici que je ne peux pas laisser.
- Ah...
Je passe plusieurs fois ma main dans mes cheveux pour les remettre à leur place et même si des mèches rebelles retombent immédiatement sur mon front, je reste stoïque face au regard glacial de Warren. Celui-ci hausse finalement le menton et m'adresse un clin d'œil.
- Si jamais tu changes d'avis... Viens me voir avant vendredi soir la semaine prochaine. Je serais ravi de te sortir d'ici avant les fêtes.
Il s'éloigne en passant un peu trop proche de Sandy qui lui adresse son sourire le plus délicieux et je souffle si fort que la fumée de ma tasse s'estompe l'espace d'une furtive seconde.
Je ne pense pas qu'il y aurait quoi que ce soit au monde pour me faire changer d'avis.
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Bon, il fallait bien reprendre !
Dorénavant, pour éviter les promesses non tenues, je vais dire "à bientot pour la suite" 😂 globalement néanmoins, je vais essayer de garder le rythme d'un chapitre par semaine !
En attendant, voici Laszlo et son amour pour le dessin, les études... Et visiblement les arbres 😂 Il a une sacrée connexion avec ses élèves, cependant !
Peut être même bien meilleure qu'avec les autres professeurs... Et a votre avis, pourrait il bien accepter de venir avec Warren, dans l'Oregon ? 😎
Je vous dit à bientôt pour la suiiiite ! 🖤🖤🖤
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