Belle
(30 ans plus tôt, Forêt Enchantée)
Trois jours s'écoulèrent avant que le chasseur tente à nouveau de parler à la femme. Il ne savait pas exactement pourquoi. Peut-être dans l'espoir de parler à quelqu'un d'autre que la reine et les gardes, qui ne faisaient que lui donner des ordres et transmettre des instructions de manière générale ? Peut-être qu'il voyait une âme sœur prisonnière ? D'une certaine façon, il l'enviait un peu. Elle était prisonnière, sans avoir l'illusion d'être libre.
Il avait pris cette décision la vieille, et c'est pourquoi il monta jusqu'à la tour plus tôt que d'habitude. Alors qu'il arrivait au prochain palier, il entendit un bruit. Il lui fallut une minute pour le reconnaitre. Après tout ce temps à travailler (contre son gré) pour la reine, il pouvait identifier le son d'un coup de fouet.
Sans réfléchir, le chasseur gravit les marches restantes d'un pas plus rapide. Il nota à peine que la porte de la cellule n'était ni gardée ni verrouillée, ne pouvant penser qu'au son qu'il avait entendu. Il ouvrit la porte d'un brusque coup d'épaule et se figea sur le seuil en découvrant l'intérieur.
Les bras de la jeune femme étaient levés au-dessus de sa tête, enchainés, son dos nu exposé au garde noir qui tenait un fouet ensanglanté dans sa main.
Le grognement animal qui s'échappa de sa gorge pouvait être facilement confondu avec celui d'un véritable loup, alors qu'il se précipitait à l'intérieur de la pièce et plaquait le garde au sol. Il entendit son cri de protestation et quelques jurons sortir de sa bouche, mais c'était la seule chose dont il eut conscience alors que l'esprit du chasseur passait à un état sauvage, celui qui sortait lorsque son compagnon de meute était en danger.
Quand sa part sauvage se calma, l'homme était déjà mort, ses mains encore enroulés autour de son cou. Il lâcha sa prise, haletant un instant alors qu'il réalisait ce qu'il venait de faire. Il se fichait de l'avoir tué, il avait déjà tué des hommes et il n'avait aucune pitié pour un soldat de la reine, mais il était surpris par la rage qui l'avait consumé. L'émotion elle-même s'estompait déjà rapidement avec la malédiction du vide dans sa poitrine.
« Est-ce...est-ce qu'il est...mort ? »
Le chasseur sursauta à la question, ayant momentanément oublié la prisonnière. Sa voix était douce, hésitante, un peu effrayée, contrairement à la première fois où il lui avait parlé. Il leva la tête, rencontrant à nouveau ses yeux bleu brillant. La belle tendait sa tête par-dessus son épaule, lui permettant de le regarder malgré la posture inconfortable dans laquelle elle était. Ses yeux étaient embués, mais il n'y avait aucune trace de larmes sur ses joues. Elle s'était mordu la lèvre inférieure jusqu'au sang pour retenir ses cris. Il ne pouvait qu'admirer sa bravoure. Son dos saignait, un total de cinq coups de fouet le sillonnaient, dont seulement un n'avait pas ouvert sa peau.
« Je n'avais pas l'intention de le faire. » admit-il enfin après un long moment, répondant à sa question. « J'ai juste... Il vous faisait du mal... »
« Et...Vous ne vouliez pas, que je sois blessée ? » demanda-t-elle lentement, prudemment, comme si elle essayait d'apaiser un animal effrayé.
Le chasseur secoua la tête en réponse, avant de baisser les yeux sur le garde. Il se demanda s'il pouvait prendre les clés à sa ceinture et libérer la femme, mais quand ses bras refusèrent de bouger, il soupira de défaite.
« Je ne comprends pas. » continua la prisonnière, l'air réellement confuse. « Vous travaillez pour la Méchante Reine... »
« Seulement parce que je n'ai pas le choix ! » contra-t-il avec un grognement de colère et de frustration. Mais cela n'effraya pas la femme. Elle plissa seulement les yeux, essayant visiblement de comprendre. Il expliqua d'un ton plus calme, une note de désespoir échappant de sa voix malgré lui. « Elle a mon cœur, je ne peux pas lui désobéir. »
« Vous...ne voulez pas dire ça de manière métaphorique, n'est-ce pas ? » demanda-t-elle.
« Je ne sais pas ce que ce mot signifie. » avoua-t-il, sa mâchoire se serrant. Regina trouvait parfois amusant d'utiliser des mots de vocabulaire élaborés qu'il ne comprenait pas pour se moquer ouvertement de son ignorance.
« C'est une figure de style, qui consiste à appliquer un terme ou une phrase à quelque chose auquel le mot ou la phrase n'est pas littéralement applicable, afin de souligner une ressemblance, de faire une comparaison. »
Il fit une légère grimace à l'explication qui ne l'aidait pas beaucoup. Mais la jeune femme lui sourit juste patiemment. Elle n'était pas comme Regina, ne se moquait pas de son manque de compréhension, et essayait réellement de lui expliquer.
« Un exemple que je peux donner serait d'appeler les vagues « les chevaux de la mer ». Bien sûr, les vagues ne sont pas du tout des chevaux, mais elles sont puissantes et rapides, et quand elles se précipitent vers la plage, elles donnent l'impression de galoper, comme les chevaux. »
Le chasseur hocha lentement la tête. Il pensait arriver à comprendre ce qu'elle voulait dire.
« Donc, quand j'ai dit qu'elle avait mon cœur... »
« D'une manière métaphorique, cela peut être pris comme une déclaration d'amour, car le cœur est associé à l'amour. »
Il fit un bruit étouffé à ces mots, se sentant nauséeux à cette simple idée. La pensée d'aimer Regina le répugnait au plus haut point.
« Ce n'est pas ce que je voulais dire. Pas du tout. » expliqua-t-il rapidement. « Elle a arraché mon cœur de ma poitrine avec la magie noire, le conserve avec elle et l'utilise pour me contrôler. »
Il regarda la belle, dont les yeux gentils s'agrandirent à ces paroles, son visage devenant plus pâle. Elle avait entendu parler de la reine pouvant arracher le cœur d'une personne (ce que le Ténébreux pouvait faire aussi), mais elle ne l'avait jamais vu elle-même, ni rencontré quelqu'un qui l'avait vraiment vécu.
« Elle a vraiment fait ça ? » murmura-t-elle d'un air horrifié, ce que ne pouvait pas comprendre le chasseur. « Pourquoi ? »
« Elle voulait que je tue une princesse, et en retour, les loups ne seraient plus chassés sur ses terres. Mais quand j'ai rencontré la jeune fille, je n'ai pas pu m'y résoudre. Je l'ai laissé s'enfuir et j'ai ramené le cœur d'une biche à la place, pour tromper la reine. » Il porta une main jusqu'à sa poitrine alors que l'horrible souvenir de la main de Regina traversant sa chair et empoignant son cœur lui revient en mémoire. « Elle a tout de suite su ce que j'ai fait. Pour me punir, elle a pris mon cœur à la place, et me force à la servir depuis. Je suis incapable de lui désobéir tant qu'elle le possède. »
« Je suis vraiment désolée. » lui dit doucement la jeune femme. Il s'étonna de voir des larmes dans ses yeux. Elle n'avait pleuré quand le garde l'avait blessé. Elle avait crié, s'était mordue la lèvre pour se retenir, mais n'avait versé aucune larme. Pourquoi maintenant pleurait-elle sur son sort ? « Vous avez fait ce qu'il fallait, ce qui était juste. Vous ne méritez pas un sort aussi terrible. »
S'il avait son cœur, le chasseur était sûr qu'il aurait pleuré de gratitude devant cette démonstration de compassion. La première qu'il avait depuis très longtemps, dont il avait été privé presque toute sa vie.
Mais il n'avait pas son cœur, et la gratitude qu'il ressentit fut donc fugace. Se raclant la gorge, il retira son manteau et le drapa autour de la jeune femme, conscient de ses blessures. La robe qu'elle portait n'avait pas été enlevé, une partie du tissu avait été déchiré par le garde pour exposer son dos, mais le restait s'accrochait maintenant difficilement à son corps, offrant peu de pudeur.
La jeune femme rougit lorsqu'il l'entoura de son manteau et lui murmura un doux « merci ». Il hocha simplement la tête en réponse. Après tous ses rendez-vous forcés avec Regina, il doutait de trouver à nouveau un jour le corps d'une femme attirant.
« Je suppose que vous ne pouvez pas me délier ? » interrogea la prisonnière lorsqu'il s'écarta.
Le chasseur soupira.
« Non, elle m'a ordonné de ne jamais la défier, de ne jamais aller contre ses décisions. Je ne peux pas libérer ses prisonniers, autant que je le voudrais. » avoua-t-il honteusement, baissant la tête pour ne pas croiser son regard.
Heureusement, la brune ne semblait pas lui en vouloir. Ses yeux se posèrent un instant sur le soldat mort, fronçant des sourcils alors qu'elle semblait réfléchir.
« Et si vous ne me libérez pas ? Si je vous demande seulement de me retirer des menottes, pas de me laisser m'échapper. Vous ne me libérez pas réellement. » proposa-t-elle.
Le chasseur leva les yeux vers elle, réfléchissant. C'est vrai, s'il la déliait simplement, ce ne serait pas considérer comme désobéir à la reine, elle ne lui avait pas ordonné spécifiquement de ne pas retirer les chaînes d'un de ses prisonniers. Elle restait prisonnière de Regina, donc il ne la libérait pas.
Hésitant, il s'accroupit près du corps du garde et tendit sa main vers le trousseau de clés à sa ceinture. Il retint son souffle, s'attendant à tout moment de sentir ses mouvements s'arrêter contre son gré par l'ordre ancré par magie dans son cœur... Mais avec la résolution qu'il ne désobéissait pas, puisqu'il ne libérait pas vraiment la prisonnière, il prit les clés et se redressa, avançant lentement vers la jeune femme. Un sourire et un agréable sentiment de triomphe l'envahit une brève seconde alors qu'il trouvait la bonne clé et arrivait à déverrouiller les chaînes qui retenaient la jeune femme.
La belle laissa échapper un halètement de douleur quand ses poignets furent enfin libres, et elle faillit s'effondrer au sol. Mais les excellents réflexes du chasseur lui permirent de la rattraper à temps. Il l'amena jusqu'au lit pressé dans un coin de la cellule, et l'allongea aussi doucement que possible. Quand il s'éloigna, elle saisit sa main avec un sourire reconnaissant.
« Merci pour votre aide... Je viens de réaliser que je ne connais pas votre nom. »
« Je n'en ai pas. » répondit-il d'un air indifférent. Ne pas avoir de nom n'avait jamais eu beaucoup d'importance pour lui, qu'importe que les gens s'en servent comme une autre raison de se moquer.
« Vous n'avez pas de nom ? » s'étonna la jeune femme, confuse. « Est-ce que la Reine vous a pris votre nom ? Comme moi qui ne peux pas dire le nom du Ténébreux ? »
« Non, je veux dire que je n'ai tout simplement jamais eu. Ou si j'en ai eu un, j'étais trop jeune pour m'en souvenir. »
Il s'arrêta. Il n'avait jamais raconté son passé à quiconque. Les villageois ne connaissaient que des morceaux, sous la forme de rumeurs, et ne s'en souciaient pas vraiment, et il n'avait eu aucune envie de partager son histoire avec n'importe quel garde ou serviteur du palais.
Mais la belle le regardait simplement avec des yeux curieux, sans jugement. Elle était l'humaine la plus gentille avec lui qu'il avait croisé depuis longtemps. Il prit une inspiration, et décida à lui en révéler un peu plus.
« Mes parents m'ont abandonné dans les bois quand j'étais petit. Une petite meute de loups m'a trouvé, et la compagne de l'alpha, qui venait de donner naissance à une portée, m'a accueillie comme un de ses louveteaux. »
« Comment avez-vous pu survivre ? » Sa mâchoire se serra, se doutant qu'elle allait dire comme les autres que les loups étaient des bêtes sanguinaires, et qu'ils ne pourraient jamais faire preuve de compassion ou être attentionnés, mais elle continua : « Les loups vieillissent plus rapidement que les humains. Si on vous a abandonné en tant que bébé, il vous aurait fallu des mois pour apprendre à ramper, encore plus pour marcher ! Les louveteaux auraient déjà appris à chasser à ce moment-là. La mère aurait sûrement cessé de produire du lait et les loups sont carnivores. Qu'avez-vous même mangé ? »
Il fixa la jeune femme un long moment. Elle n'insultait pas sa meute, ni ne disait de préjugés sur les loups, elle semblait simplement préoccupée par la façon dont il avait vécu et grandi.
« Je n'étais pas si jeune. » répondit-il avec un sourire grandissant. « Je pouvais marcher à ce moment-là, et je pouvais aussi un peu parler. J'étais assez vieux pour savoir que mes parents étaient partis. Je pense qu'il y avait un problème avec la nourriture au début, dans mes souvenirs. Je suppose que j'ai rapidement appris à m'en tenir aux baies plutôt que la viande crue. Mais ce n'est pas parce que j'ai été élevé par ma meute que j'ai complètement cessé d'interagir avec les humains. Les villageois ne m'aimaient pas, me considérant juste comme un enfant sauvage. Mais il y avait une vieille dame vivant seule, qui veillait sur moi. Elle m'a donné des vêtements pour me garder au chaud, avant que j'apprenne à les faire moi-même, m'a appris à parler, à faire du feu et à cuisiner avec, des choses comme ça. »
« Et elle ne vous a jamais donné de nom ? » demanda la femme avec un petit sourire malicieux. « Je trouve cela peu probable. »
« Eh bien, elle m'appelait par quelque chose, mais je n'ai jamais considéré ça comme mon nom. »
« Qu'est-ce que c'était ? »
« Humbert. »
La brune fronça des sourcils, secouant la tête.
« Je peux comprendre. Ce n'est pas...un nom très flatteur. » dit-elle pensivement.
Il haussa les épaules.
« Les humains ont pris l'habitude de m'appeler « le chasseur » en vieillissant. »
« Alors je n'ai que vous appelez ainsi jusqu'à ce que je vous trouve un autre nom. »
Une partie de lui voulait lui dire de ne pas s'embêter. Il ne se souciait pas d'avoir un nom humain. Ça ne l'avait jamais intéressé d'un avoir un, pour la simple raison qu'il ne voulait pas se considérer comme un humain. Mais les années avec la Méchante Reine l'avaient usé. Même s'il parvenait un jour à lui reprendre son cœur, il ne savait pas s'il pourrait vivre à nouveau dans la forêt exactement comme avant.
« Belle. »
Il sortit de ses pensées et leva la tête vers la jeune femme, fronçant des sourcils.
« Pardon ? »
« Mon nom, c'est Belle. »
Il ne savait pas que l'on pouvait nommer une personne à partir d'un adjectif, mais il avait entendu des femmes être nommés à partir de noms de fleurs, après tout. Et le nom correspondait parfaitement.
« Belle, comme pour dire une belle personne ? Ou un bel animal ? » demanda-t-il néanmoins, pour être sûr qu'il ne confondait pas.
Belle acquiesça.
« Oui, comme une belle personne, ou une belle fleur. Cela s'écrit B-E-L-L-E. »
Le chasseur hocha simplement la tête, n'osant pas lui avouer qu'il ne savait pas grand-chose sur les lettres, mais il essayerait de s'en souvenir.
« Cela vous convient. »
Elle lui sourit gentiment et le remercia. B-E-L-L-E. Il répéta le mot encore et encore dans sa tête. C'était le premier mot qu'il apprenait à épeler. Et ce ne serait pas le dernier.
Belle s'en assurerait.
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