PARTIE 8


Les feuilles des immenses chênes bruissaient tendrement au gré du vent, et certaines d'entre elles tournoyaient dans l'air, comme avides d'époustouflantes aventures. L'herbe ployait tout doucement sous le souffle de la planète, et les petits insectes qui y avaient élus domicile se prélassaient sous le soleil fondant de l'après-midi. Allongée dans ce tapis moelleux, Fleur observait cette biodiversité fascinante : les petites fourmis ouvrières s'adonnant pleinement à leur devoir ; les minuscules araignées courant allégrement de brin en brin ; les papillons butinant des jolies fleurs délicates. Elle avait aussi aperçu une sauterelle qui bondissait gaiment, et une coccinelle s'était même reposée sur sa main avant de reprendre son envol à la découverte de l'univers. Ce petit monde existait tranquillement et vivait à son rythme sans quelconques problèmes.

Fleur reprit en main la couronne de pâquerettes qu'elle avait entreprit de confectionner quelques minutes auparavant. Cette activité lui rappelait son enfance, quand elle partait en vacances à la campagne avec ses parents, quand ils s'installaient dans la vallée pour savourer un délicieux pique-nique, et que tous trois profitaient d'un instant silencieux de calme durant lequel seuls les mouvements des branches dans le vent prouvaient que le temps ne s'était pas arrêté. Elle termina sa couronne et, fière d'elle, la posa sur sa tête. Elle s'étendit sur le dos et admira dans le ciel les nuages en voyage. Dans la matinée Jean-René l'avait emmené à son rendez-vous, et le rare spécialiste de sa maladie fut désolé de lui apprendre combien de temps il lui restait à vivre. Mais Fleur était heureuse, parce qu'elle existait.

Son corps se fatiguait de plus en plus. Mais son esprit et ses yeux étaient toujours là. C'est pourquoi elle regardait partout autour d'elle, à la recherche du détail merveilleux mais invisible, beauté timide et cachée du Monde. Avant, Fleur était cadre commerciale, sa vie était frénétique et rapide, elle consacrait son énergie pour l'action. Mais elle vivait trop précipitamment, et ne s'intéressait guère à cet émerveillement du monde, monde qui existait suite à de bien curieux hasards. Paradoxalement, ce fut la précipitation de sa mort qui lui avait inspiré la joie d'exister. Certes, ce n'était pas facile à assumer au départ, surtout dans sa solitude, mais elle avait fini par regarder le monde autrement pour le graver parfaitement dans sa mémoire et mourir dans le ravissement d'avoir connu tout ceci.

Quelques instants plus tard, Jean-René revint et un sac en plastique se balançait au bout de sa main. Il le leva vers Fleur tel un trophée avec un sourire de triomphe.

- Ça y est, j'les ai ! J'vous jure, quelle galère de trouver un magasin qui vend c'genre de truc...

Il s'assit dans l'herbe à côté d'elle et sorti avec délicatesse le contenu.

- Et deux beaux pitayas pour la demoiselle ! s'exclama-t-il avec fierté. Sérieusement, j'savais même pas qu'un machin pareil existait...

Radieuse, Fleur prit dans entre ses mains l'un des fruits rose à la forme incongrue et le manipula comme s'il s'agissait de l'élément le plus fragile de l'Univers, et que le briser viendrait radicalement chambouler l'organisation de ce-dernier.

- Tu as vu... Quel fruit intriguant ! La Nature élabore tout le temps des choses fascinantes.

Elle leva la tête vers les nuages gambadeurs.

- Comme ces nuages, par exemple.

Elle posa son regard sur le champ d'herbe, rêveuse.

- Ou cette herbe, qui pousse tranquillement sans ce soucier de rien. Ces arbres, là-bas... Cet oiseau... La rivière plus loin... La forme de vie microscopique... Partout... Qui se développe sans avoir besoin de nous... Savoir que la terre que nous foulons, que l'eau que nous buvons existent depuis des milliards et des milliards d'années, savoir que tout ce qui existe ici n'est que le fruit de purs hasards qui auraient pu ne jamais se produire... Vraiment, quand tu t'en rends compte... Ça fait quelque chose. C'est fou, quand même... Et que toi, tu es là, aux yeux de l'Univers tu n'es rien du tout, et pourtant tu es là et tu vis. Cette fourmi, là, elle aurait pu ne pas exister et pourtant elle existe, suite à tout un tas de procédés longs et complexes qui ont permis son existence... C'est dingue, n'est-ce pas ?

Le jeune homme la fixa sans rien dire. En vérité, il n'avait pas forcément pensé utile de s'attarder sur tout ceci. Mais quelque part, Fleur avait raison. Il aimait bien la façon qu'elle avait de voir le monde : toutes les choses avaient radicalement son importance et il était d'une nécessité absolue de leur accorder une attention parfaitement méritée. On aurait dit que c'était ça, la clé du bonheur. En tout cas, elle semblait l'incarner à la perfection. Il ressentait pour Fleur une vague admiration, on venait de lui apprendre qu'il ne lui restait qu'à peine trois mois à vivre et pourtant elle rayonnait d'un bonheur à peine imaginable.

Jean-René s'imagina à sa place. Elle avait des enfants qu'elle ne voyait plus. Elle avait dû affronter sa maladie toute seule. Il ne lui restait que seulement 90 petits jours pour exister. Il n'aurait jamais pu supporter tout ça.

Fleur remarqua qu'il la regardait et elle sourit. Il lui sourit en retour. Ils mangèrent le fruit improbable silencieusement. Ils restèrent ainsi à contempler des existences, fruits d'improbables concours de circonstance, et Jean-René se senti ravi.

Le soir tomba peu à peu.

Et sous la voûte étoilée, dans l'air velouté de la nuit, il l'invita à danser.

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