Chapitre 25 : Dis-moi que tu m'aimes
Je ne suis pas sorti depuis trois jours. Estéban et Cons non plus. Prostré dans mon salon, je me laisse dépérir en attendant qu'ils arrivent. Nous partons demain, et cette nuit, ils dorment tous les deux chez moi, puisque ma maison est la plus proche de la gare. Je ne tiens plus. Pour la première fois depuis le premier voyage en Suède, je comprends vaguement ce que ressentent les autres contaminés par l'arbre. Ils me manquent tellement que j'ai des montées de fièvre. Mes souvenirs s'emmêlent. Ma solitude est ma plus grande source d'inspiration sexuelle. En trois jours, mes fantasmes sont devenus si hallucinants que je commence à croire que j'ai un problème. J'ai envie de sexe éveillé, endormi, tout le temps. J'ai dû me masturber quinze fois, au bas mot, depuis que je me cloître ici. Je désire mes deux amants, bien entendu, mais comme, apparemment, ça ne me suffit pas, je pense aussi à Louise, à Mathis. J'ai même rêvé de Clémentine.
Ce qui s'est passé dans l'amphithéâtre me laisse particulièrement perplexe. J'ai embrassé Mathis. L'envie m'a saisi d'un coup, et je n'ai même pas songé à résister. Je ne résiste à rien. Je me laisse porter par les courants de mes désirs, et les flots deviennent drôlement violents quand personne n'est là pour m'encadrer. Il me semble que j'étais plus raisonnable, avant, et voilà que je me sens mourir, que je me comporte comme un immonde pervers sexuel, que je me touche en songeant à ce qui serait arrivé si je m'étais abandonné à lui, là-bas, comme ça me traversait l'esprit. J'étais moins dissolu quand j'étais adolescent, c'est certain. Je crois que cette affaire d'arbre me monte sérieusement à la tête.
— Ça va, mon Juju ?
Je recouvre judicieusement mes jambes du plaid du salon. Ce n'est pas que j'ai froid, mais j'ai certaines choses à cacher que ma mère n'a pas besoin de voir.
— Oui, et toi, maman ?
— Ça va.
Elle m'embrasse la joue. Je change de position, allume la télé pour détourner son attention, et fais semblant de me concentrer profondément sur l'écran d'accueil de mon téléphone.
— Tes amis arrivent bientôt ?
Je remonte notre conversation de groupe pour vérifier l'horaire qu'ils m'ont donnée et, dans la précipitation, je retombe sur les nudes que nous avons échangés la veille. Je rougis. Tout le monde a été très imaginatif, hier. Ça me soulage. Ils ne sont sans doute pas dans un meilleur état que moi.
— Alors ?
Ma mère tente de jeter un coup d'œil à mon téléphone. Je me décale, pas discret pour un sou.
— Heu... Oui, ils arrivent bientôt.
Elle a un sourire mesquin.
— Pourquoi tu ne me laisses pas voir votre conversation ?
— Parce que t'as pas besoin de savoir ce qu'on se dit !
— Eh, sois respectueux. Je suis déjà gentille de te laisser louper tes cours pour partir en vacances.
Je souffle.
— J'ai dix-huit. Légalement, tu ne peux pas m'en empêcher.
— Qui a parlé de légalité ? Laisse-moi voir !
— Non !
Elle fait l'enfant. Je soulève mon portable très haut, derrière moi, et repousse ma mère avec mes pieds. Jusqu'où doit-on aller pour protéger son intégrité ?
— Pourquoi tu ne veux pas me laisser voir ? Tu crois que je ne suis pas au courant de ce que font les garçons de ton âge ? Je sais que t'as déjà fumé.
J'éclate de rire. Son innocence me touche.
— Si tu sais ça, alors qu'est-ce que tu as besoin de voir ?
— J'étais curieuse.
— C'est ma vie, maman.
— Je sais... Mais je serais quand même rassurée de savoir ce que tu vas faire en Suède. Depuis que tu es à la fac, tu ne me racontes plus rien. Tu ne dors jamais à la maison. Tu me manques.
— Oh... Je serai beaucoup plus présent quand je serai rentré.
J'ai bien peur que ce soit vrai. Le portable verrouillé, je m'approche de ma mère et pose ma tête sur son épaule. La dernière fois que nous avons eu un moment tous les deux semble effectivement dater d'une éternité.
— Qu'est-ce que tu ne voulais pas me montrer, sur ton téléphone ?
Et je comprends pourquoi elle ne m'a pas manqué. Agacé, je tente le tout pour le tout.
— Ma bite, maman !
— Eh !
La sonnette me sauve d'une mort certaine. Maman se lève, tandis que mon corps se met à palpiter. C'est eux. Ils sont là. Je sens leur présence, je capte leur odeur derrière la porte, je peux presque les voir, les entendre. Embrasé, fou, je me mets à trembler en me redressant. Je vais les voir. Je vais les revoir. La simple idée de les avoir dans mon champ de vision me rend dingue. Je ne suis pas sûr de parvenir à me retenir devant ma mère. Elle ne sait pas. Pour le temps qu'il nous reste, ça ne servirait à rien, mais là, là, là je veux leur bondir dessus. Je veux qu'ils me fassent mal pour que je ne puisse plus jamais oublier leur présence, pour me sentir marqué, possédé. Oh...
— Bonjour, madame Orsel ! lance Estéban, radieux.
— Salut, les garçons ! Ça va ?
— On ne peut mieux, répond Cons. Partir, comme ça, en pleine période scolaire, c'est merveilleux. Et encore une fois, nous aurons la maison rien que pour nous.
Il me fait un petit clin d'œil. Je ne suis pas sûre qu'on arrive à attendre jusqu'à ce soir.
— On dirait que vous êtes tombés amoureux de la région ! lance ma mère, histoire de rajouter de l'huile sur le feu.
— On est tombés amoureux, oui, réplique Estéban.
Ma mère l'observe sans répondre, circonspecte. Je ne peux pas l'en blâmer, j'aurais fait pareil.
— Bon ! Rentrez, rentrez, il fait froid. Je vais faire à manger.
Je n'attends pas davantage, bondis jusqu'à la porte, refuse de les regarder pour ne pas me retrouver dans une situation malencontreuse, attrape leurs mains et les entraîne vers l'étage. Je claque la porte un peu trop violemment, et à peine sommes-nous isolés qu'ils se jettent tous les deux sur moi. Leur comportement me laisse présager que ces trois jours ont été aussi honteux pour eux que pour moi. Ça me déculpabilise. Je suppose que ce pic de libido est également un effet de l'arbre, une réaction pathologique générée par ce manque maladif.
Entre deux baisers, je parviens à murmurer :
— Vous...m'avez manqué.
— Et toi donc, réplique Estéban.
— Ces trois jours étaient un enfer, ajoute Cons.
Il caresse mon ventre, respire dans mon cou, remonte à mes lèvres. Estéban, dans mon dos, veut déjà s'attaquer à mes fesses. Le minimum de présence d'esprit qui me reste et moi décidons que ce n'est absolument pas le moment de coucher ensemble.
— Attendez, les mecs, on ne peut pas...
— Chuuuut... râle Estéban.
— Ma mère est en bas. On entend tout dans cette maison. On peut faire ça cette nuit.
Cons se rétracte, mais Estéban est déjà entre mes jambes, en train de déboutonner mon pantalon.
— Tu n'as qu'à pas faire de bruit.
Je pousse un grand cri qui s'avère efficace. Il me fusille du regard, soupire, écarte les bras en signe d'abandon, puis rejoint Cons qui s'est assis sur le lit. A les voir comme ça, je regretterais presque de les éconduire, mais je n'ai aucune envie que ma mère ait des soupçons. Je me dis qu'avec le hurlement que j'ai poussé, elle a certainement cru qu'on se battait, et pas que j'étais sur le point de me faire sucer par un de mes meilleurs potes.
Je souffle :
— Désolé...
— Il n'y a pas de mal, Ju. Je n'ai pas non plus très envie que ta mère nous surprenne. Elle me connaît depuis que je suis gosse, tu te rends compte ?
— Vous n'avez aucune témérité. Des branquignols, c'est tout ce que vous êtes. Il suffit de tenir sa langue.
Estéban s'est affalé sur le lit en signe de mécontentement. Les bras croisés, il regarde par la fenêtre et pousse Cons du bout des pieds.
Je réplique un peu trop fort :
— C'est facile de dire de tenir sa langue quand on se prend pas un python dans le cul.
Il pouffe de rire, puis tente de continuer à bouder.
— Demain, on pourra faire ce qu'on veut, les gars, dit Cons pour nous apaiser.
— On dirait que c'est facile pour toi, réplique Estéban avec humeur. J'ai l'impression de crever. Déjà que j'ai naturellement des soucis à ce niveau, là, j'ai tellement chaud qu'on dirait l'enfer en personne. Je bande comme un cheval tous les quarts d'heure. Tout à l'heure, j'ai dû sortir mon jean le plus serré pour retenir le démon, sinon, j'allais encore passer pour un pervers fini. C'est déjà difficile en temps normal...
Cons répond, les sourcils haussés :
— Je galère aussi. J'ai juste une conscience.
Estéban esquisse un sourire malin, se redresse lentement, et glisse jusqu'à Cons, qui rougit sans le quitter des yeux.
— Et jusqu'où ta conscience pourra-t-elle te sauver, Constantin ?
Il saisit son entrejambe à pleine main, et l'embrasse quand Cons bascule sa tête en arrière, les yeux fermés, les lèvres entrouvertes. On a dix, peut-être quinze minutes devant nous avant que ma mère nous appelle. Et je suis optimiste. Et je bande. C'est trop. Trop de gouttes d'eau qui font déborder un vase explosé depuis longtemps sous la pression.
— Tu fais chier, Estéban, murmure Cons.
Il l'attrape par les hanches, glisse ses mains sous ses fesses, et le renverse sur le matelas. Assis sur lui, il déboutonne leurs deux jeans, plaque leurs érections l'une contre l'autre à travers leurs boxers, et commence à aller et venir sur son bassin. Estéban étouffe un gémissement, m'observe, les paupières mi-closes, sourit quand il constate qu'adossé à la porte, je me suis mis à me masturber en les admirant.
***
— Mmh... Béatrice, il faudra que tu me donnes la recette de ces lasagnes, elles sont toujours plus formidables que dans mes souvenirs.
— Bien-sûr, Cons, tout ce que tu veux.
Maman sourit, un peu mal à l'aise. Il faut dire qu'on doit tous avoir des visages douteux. Estéban a les joues rouges, Cons a les pupilles dilatées au possible, et moi, je n'ose même pas imaginer ma dégaine. Le secret nous va mal, et c'est surtout la première fois de ma vie qu'un orgasme m'apaise aussi peu.
— Alors, qu'est-ce que vous allez faire en Suède qui soit si urgent ? Julien n'a rien voulu me dire !
Je lève les yeux au ciel. Grand silence autour de la table. Personne n'a songé à trouver une excuse pour ma mère, et nous ne sommes pas tout à fait en état d'élaborer des mensonges.
Pour qu'on gagne du temps, je proteste :
— Tu ne m'as jamais demandé ce qu'on allait faire là-bas ! Tu voulais fouiller dans nos messages.
— Un ami de ma famille, commence Cons, incertain. Un ami de ma famille est décédé, et cet été, il avait rencontré Julien et Estéban, qu'il avait beaucoup appréciés. On s'est dit qu'on se devait de revenir pour lui, même si on ne le connaissait pas très bien.
Estéban et moi baissons le nez sur nos assiettes, pris d'une envie de rire incontrôlable tandis qu'on affiche nos meilleures faces d'enterrement.
— Oh, je suis désolée, dit ma mère, peinée.
Bizarrement, Cons est le plus crédible d'entre nous. Son regard affamé/désespéré passe assez bien pour celui d'un mec en deuil, une fois sorti de son contexte.
— Non, ce n'est pas grave. Nous ne le connaissions pas très bien, et je ne l'avais pas revu depuis mon enfance. Je me souviens qu'il m'amenait au parc... C'est sûr que ça va laisser un vide. Je suis content qu'Estéban et Ju m'accompagnent.
— Oui, bien-sûr... Tu aurais pu me prévenir, Julien !
— Pardon, maman.
J'ai la voix qui tremble tellement j'ai envie de rire.
— Oh, vous avez l'air bouleversés, mes pauvres enfants.
Estéban refuse obstinément de la regarder dans les yeux pour ne pas lui éclater de rire au visage.
— Merci pour ces lasagnes, elles sont vraiment... souffle Cons.
— Oh, ne t'inquiète pas, c'est normal. Allez vous reposer, vous avez une grosse journée, demain.
— Merci, Béatrice, répond Cons d'un air grave.
Vingt minutes plus tard, nous en rions encore. Cette affaire est parvenue à détourner nos esprits de leurs besoins de sexe, et je crois que nos présences respectives, après avoir engendrées un terrible bon d'une libido déjà à son maximum, nous apaisent quelque peu.
Estéban est parti se doucher le premier. Heureux d'être un peu plus calmes, Cons et moi traînons sur le lit, comme au bon vieux temps. On peut enfin discuter.
— D'où tu l'as sortie, cette affaire de deuil ?
— Du désespoir, Ju. Je connais ta mère. Elle aurait été capable de nous foutre un plan et t'empêcher de partir si on lui avait donné la mauvaise excuse.
— C'est pas faux...
— T'as vu comment on est devenus fous juste parce qu'on ne pouvait plus se voir pendant trois jours ? Je me sentais déjà mal par rapport aux autres, mais là, je suis presque étonné qu'ils ne soient pas allés plus loin... J'avais vraiment, vraiment envie de baiser, et quand on s'est retrouvés, et que ça n'allait pas mieux, je t'avoue que j'ai eu un petit moment de panique. Mais bon, là, je suis rassuré de voir que l'effet s'estompe quand on est longtemps ensemble. On devrait y arriver.
Le voir aussi concentré sur notre objectif me déprime un peu. Entre lui et Estéban qui a l'air de vouloir faire l'amour toutes les quatre minutes pour « profiter au maximum », j'ai du mal à trouver mon compte. Je n'ai pas tellement peur que notre relation change. Je n'ai pas peur qu'on n'éprouve plus de désir, les uns pour les autres. Moi, j'ai peur qu'une fois dans notre état normal, mis face à ce que nous avons fait ensemble, pendant cette période, nous soyons gênés au point de casser notre amitié. Pire, j'ai peur que nous nous oubliions, que nos souvenirs disparaissent avec la fin de la malédiction. J'ai peur qu'une fois devant l'arbre, nous ne sachions pas quoi faire, que nous ne trouvions aucune solution. Je préférerais presque découvrir qu'il n'y a jamais eu de malédiction, ni de surnaturel, mais seulement des hormones en feu d'adolescents libérés.
— Comment tu comptes annuler le vœu ?
Cons hausse les épaules.
— Je n'en ai aucune idée. Tout le monde a l'air de connaître les arbres à vœu, dans le village, je demanderai.
— Ta tante qui nous héberge, elle n'en sait pas quelque chose ?
— Elle vit en Suède encore moins souvent que moi, donc je ne pense pas qu'elle nous soit d'une grande aide.
Parcouru d'un frisson, je m'enfonce un peu mieux dans mon pull.
— J'ai peur, Cons.
La tristesse dans son sourire me noue la gorge.
— Moi aussi, Ju, mais on n'a pas le choix...
— Je sais. C'est juste... Et si on ne s'aime plus ?
J'ai les larmes aux yeux. Maintenant que je parviens à réfléchir correctement, toute l'horreur de la situation me revient. Si la naissance de mes sentiments est fabriquée, mon amour pour eux est douloureusement sincère. Je suis effrayé par le vide que laissera l'absence de passion. Je suis terrorisé par le moment où nous nous regarderons, et réaliserons qu'il n'y a plus rien. Du rien et de la honte. Cons me prend dans ses bras, et je me laisse aller à son étreinte.
— Je t'aime, Ju. Et je t'aimais déjà. S'il y a une chose dont je suis certain, c'est qu'avant qu'on ait couché ensemble, avant que j'aie eu des sentiments, avant que j'aie voulu t'embrasser, t'étais mon meilleur ami. Et ça, ça ne disparaîtra jamais.
— Cons...
Il a les yeux qui brillent. Je fonds en larmes dans ses bras. J'ai l'impression que je ne supporterai jamais de les perdre. Un peu plus blotti contre lui, je respire son parfum qui sent comme mon foyer, m'approche de ses lèvres et m'apprête à l'embrasser quand on toque.
D'abord, la logique m'intime que le bruit vient de la porte, que ma mère s'annonce et s'apprête à rentrer. Cons et moi nous éloignons subitement. La porte ne s'ouvre pas. Je me râcle la gorge, dit d'une voix suraiguë :
— Oui ?
Pas de réponse. Je me tourne vers Cons, prêt à lui dire que je ne comprends pas et que je vais ouvrir, sauf que je sursaute, m'écarte nerveusement de lui, manque de pousser un cri d'effroi. Quand il regarde à son tour par la fenêtre, Cons a la même réaction que moi. Derrière la vitre, pâle comme un fantôme, les yeux écarquillés de folie, il y a Louise.
— Tu es enfin là, dit-elle.
— Louise ?
— Je suis venue, mon amour. Je suis désolée de t'avoir rejeté, c'était une erreur que je regrette profondément. Je suis venue te dire que je te pardonne tout. Je veux seulement être avec toi.
Elle forme de la buée sur le carreau quand elle parle. Ses doigts sont accrochés au rebord de la fenêtre. Elle ne me quitte pas des yeux, sourit. Je suis tétanisé, incapable de bouger. Je réalise lentement qu'elle est montée sur le toit du premier étage. Elle est peut-être armée. Je ne sais pas si la porte du rez-de-chaussée est fermée. Il faut que je protège ma mère. Estéban.
— Regarde, dit-elle en souriant.
Elle colle son poignet à la vitre. Il est couvert de marques rouges et boursoufflées.
— Je me suis punie, souffle-t-elle. D'abord, j'ai cru que je faisais ça pour te faire sortir de moi, mais en réalité, je me punissais. Je me punissais de t'avoir repoussé quand tu me donnais ton amour. Je me suis punie, Julien. Je me suis punie.
— Arrête ! Louise ! Tu vas te blesser. Tu dois descendre de là.
Son sang sur ma vitre a réveillé le mien. Je me lève d'un bond, m'avance vers la fenêtre. Elle a des cernes monstrueux, les lèvres gercées, trouées.
— Oui. Ouvre-moi, Julien.
Cons me fait doucement « non » de la tête.
— Tu es avec ton ami ? demande-t-elle, le doigt collé sur la fenêtre. Constantin, c'est ça ?
Je me mets à réfléchir à toute allure. Il faut aller vérifier que la porte est verrouillée. Si je sors, Louise sera plus rapide que moi à l'atteindre. Je dois faire diversion. Cons. Je lui fais signe de s'approcher. Il faut que je rentre dans le jeu de Louise.
— Cons, viens dire bonjour à Louise.
Il ne comprend pas, d'abord, mais à force de faire des gestes insistants, il finit par s'approcher, et rentre dans le manège à son tour.
— Bonjour, Louise. Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas croisés, depuis le lycée.
Je m'approche de son oreille pendant qu'il parle et chuchote :
— Va voir en bas que la porte est verrouillée. Trouve Estéban. Appelle la police.
— Je suis très heureuse de te revoir, Constantin.
— Moi aussi. Bon... Je vais vous laisser. Vous avez sûrement plein de choses à vous dire.
— Merci, Constantin. Pardon de m'imposer de la sorte.
— Il n'y a pas de mal.
Il fuit hors de la chambre. J'ai réussi à attraper mon téléphone portable.
— Ouvre, Julien. J'ai froid.
Putain.
— La fenêtre est cassée, Louise. Je vais venir t'ouvrir, mais il va falloir que tu redescendes du toit.
— Julien... Pardonne-moi. Pardon pour tout. Je suis folle de t'avoir délaissé.
J'ai beau coller mon nez à la fenêtre, je n'arrive pas à la voir en entier. Elle tient quelque chose.
— Dis-moi, qu'est-ce que tu as dans tes mains ? C'est pour moi ?
— Oh, c'est un peu embarrassant.
Elle lève le bras. Mon cœur bondit. C'était sûr. Louise tient un couteau de cuisine.
— Ouvre, Julien.
— Pourquoi as-tu apporté ça avec toi ?
— Pour te dire que je t'aime, que la vie n'a de sens pour moi qu'à travers tes yeux, et qu'il vaut mieux mourir si tu ne m'aimes plus, que souffrir la douleur de te voir si absent. J'ai amené ce couteau pour me trancher la gorge à la place des bras, si tu ne veux plus de moi. Je te sacrifie mon corps. Je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.
— Mais enfin, Louise, jette ça !
— Dis-moi que tu m'aimes ! Ouvre-moi, au moins.
Les doigts tremblants, je tapote à toute allure sur notre conversation de groupe les mots « couteau » et « suicide ».
— Calme-toi, Louise, je t'en prie.
Elle sourit encore. Des larmes roulent de ses yeux.
— Je n'en peux plus. J'ai essayé d'attendre, comme tu me l'as demandé, mais c'est trop. Je succombe de toi. Je meurs à chaque éveil que tu ne combles pas.
— Louise...
— Dis-moi que tu m'aimes, Julien !
— Je vais tout arranger, Louise. Demain, tout sera arrangé.
— Tu mens. Tu dis ça depuis des semaines. Tu ne sais pas le calvaire que j'endure.
— Mais je l'imagine si bien. Si tu m'aimes, attends une nuit de plus.
— J'attendrai si tu la passes avec moi.
— Je ne peux pas. Mes amis sont là. Il y a ma mère.
Elle recule un peu sur le toit. Je n'ai jamais lu de chagrin aussi grand dans le regard de quelqu'un. Elle soulève son couteau.
— Louise !
— Tu ne m'aimes plus.
— Non, Louise, arrête ! Je t'aime ! Je t'aime ! C'est pour toi que je pars demain. C'est pour te sauver. Tu te souviens quand je t'ai avoué que j'avais fait un vœu qui avait fonctionné, qu'il t'avait ramenée jusqu'à moi ? Tu t'en souviens, n'est-ce pas ? Tu m'avais crue. Tu sentais que cet amour qui te rongeait n'était pas normal. C'est lui qui te rend folle, maintenant !
— Je sais, Julien, mais cette passion qui me brûle provient de quelque part. Un jour, je t'ai aimé comme je t'aime maintenant. Et je sens en moi l'écho de tes sentiments.
— Ecoute-moi, Louise ! Demain, je pars. Ne gâche pas tout ce soir. Nous avons nos billets. Nous partons à la première heure. Nous retournerons là où nous avons fait notre vœu, et nous allons l'annuler. Les choses vont rentrer dans l'ordre.
— Et si ça ne marche pas ?
— Ça va fonctionner, fais-moi confiance.
Elle sourit.
— Oh, je te fais confiance, je sais que tu y crois.
— Arrête, Louise !
Elle a appliqué le tranchant du couteau sur sa gorge. Elle hésite. Chaque seconde compte. Sans plus penser à rien, j'ouvre la fenêtre, et passe une première jambe au-dehors. Sa peau est en train de s'ouvrir. Je suis trop lent. Elle a déjà décidé.
— Louise !
Le couteau valdingue dans les airs au dernier moment. Cons l'a arrêtée en arrivant dans son dos. Elle tente de se débattre, mais étant deux fois plus lourd qu'elle, il la plaque aisément contre les tuiles. Louise pousse un hurlement terrifiant, les yeux écarquillés. Elle saigne beaucoup.
— Lâche-moi ! Lâche-moi !
Louise.
Mes lèvres ne bougent pas quand j'essaye de prononcer son nom. Elle se débat, les yeux sur le couteau qui gît un peu plus loin. Cons me regarde, impuissant. Estéban arrive au même moment, l'aide à la maintenir. Je ne sais pas quoi faire. J'ai l'impression d'être mort. Elle ne me voit plus quand je pose ma main sur son épaule.
Louise.
Je vais tout arranger,
Je te ferai oublier la douleur qui te ronge.
Et demain, les rayons te réchaufferont encore,
Et sur le chemin que tu prendras,
Tu souriras de nouveau, toi, la bienheureuse,
Au cœur de cette terre qui respire la lumière...
Et sur la grève érodée par les vagues bleues,
Apaisée, lente, tu marcheras vers la mer,
Tu lèveras tes yeux pour regarder le soleil,
Et le silence du bonheur descendra sur toi.
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Ce roman est dix fois trop long. Vraiment. 153 381 mots. 635 pages. On dit d'une correction qu'elle élimine entre 10 et 30% d'un récit. J'espère qu'on atteindra les 30% pour celui-là, parce que sinon, je ne saurai jamais quoi faire d'un tel titan. Bref. J'espère que vous vivez bien ce retour au confinement... Moi, disons que je m'accommode. La quasi-totalité de mes cours passe en visio. Le bon côté, c'est que j'ai plus de temps devant moi pour écrire. J'ai validé la version finale de mon manuscrit (ça y est, plus de retour en arrière possible), j'ai corrigé plusieurs chapitres de Nigra Sum BE10, dont le prochain chapitre arrive bientôt, j'ai écrit une nouvelle partie du guide, et je suis même active sur instagram. Comme quoi tout arrive.
Allez, bisous la team !
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