Chapitre 14 : On n'a jamais été amis
Une odeur délicieuse de bœuf et de friture m'emplit les narines quand nous passons la porte de l'appartement d'Estéban. Je jette un coup d'œil à Cons. Il a l'air sur le point de s'évanouir de bonheur.
Estéban dit un truc en espagnol, puis Leandra surgit de la cuisine, tout heureuse, et nous enlace tous les trois. Elle est encore plus jolie que la première fois que je l'ai vue, ainsi vêtue et maquillée. Ses ondulations brunes reposent sur son épaule gauche. Elle porte un haut échancré qui dévoile ses clavicules. Quand on la voit, on comprend bien d'où Estéban tient sa Estébanerie. Sa mère est trop classe. Elle nous enlace tous les trois, en commençant par Cons, puis elle fait un gros bisou sur le front de son fils.
— Estéban m'a prévenu tard que vous viendriez, alors j'ai préparé des enchiladas dans l'urgence. J'espère qu'ils seront bons.
— Il ne fallait pas vous donner cette peine, dis-je poliment.
— Oh Julien, tutoie-moi, je t'en supplie.
S'il y en a un qui est content qu'elle se soit donné la peine, c'est bien Cons. Il lorgne sur le four avec des yeux gourmands.
Pour faire passer le temps, nous nous installons dans le salon pour jouer au Uno. Je gagne toutes les parties grâce à ma chance insolente. Cons finit quasiment toujours derrière moi, et Estéban ne tire que des mauvaises cartes.
— Ah putain ! Mais c'est fou ! Quel jeu de merde ! s'agace Estéban. C'est comme le Monopoly !
— Pourquoi est-ce que t'as un Uno si tu n'aimes pas ce jeu ? demandé-je.
— Parce que je me disais que je deviendrais peut-être meilleur si je m'entraînais. Mais il n'y a rien à faire, la chance est contre moi.
— T'as de la chance dans plein d'autres domaines, tu t'en remettras, lance Cons.
— Tu trouves ?
— Carrément ! T'es beau, t'es intelligent, t'es doué dans à peu près tout ce que tu fais... Alors si ton fardeau, c'est d'être nul au Uno, ça va, je trouve.
— Tu veux lui sucer la bite, aussi ? dis-je.
— Mais qu'est-ce que tu as, toi ? T'es jaloux ? me demande Cons.
— Non, même pas...
Je suis jaloux. Enfin, ce n'est pas tout à fait de la jalousie. J'ai simplement envie qu'on me complimente, moi aussi. Cons ne me dit jamais de choses comme ça.
— Les garçons, c'est prêt !
Estéban soupire de soulagement. Cons jette ses cartes sur le plateau et trottine jusqu'à la table du salon. J'observe ses cartes. Il s'apprêtait à nous mettre une raclée monumentale.
Sur la nappe est disposée un grand plat à gratin, rempli d'une nourriture qui me fait penser à des lasagnes. Ça sent divinement bon.
— J'espère que ça vous plaira, dit Leandra en découpant des parts généreuses, avant de nous servir.
Ce que j'ai dans mon assiette fait la taille d'un kebab. J'ai tendance à être un peu difficile, alors j'espère que je vais apprécier. Je me sentirais mal d'en laisser de côté. Vu la tête de Leandra, je suis sûr qu'elle le prendrait très mal.
Je regarde Cons croquer un morceau fumant. Ça a l'air brûlant, mais il a si hâte de manger qu'il est incapable d'attendre. Son regard s'illumine, puis il ferme les yeux pour savourer. Mais quel cirque...
— C'est divin ! s'exclame-t-il.
Leandra le contemple avec un grand sourire. J'ai vraiment intérêt à tout manger, moi. Je coupe un petit bout avant de souffler dessus comme si ça pouvait accélérer le processus de refroidissement.
— C'est encore meilleur que d'habitude, maman, renchérit Estéban.
Je suis heureux qu'il parle enfin en français. Je me sens inclus. Je suppose qu'il fait un effort pour moi. L'espagnol doit lui venir naturellement avec sa mère.
Soudain, ils se tournent tous vers moi pour avoir mon avis, puisque je suis le seul à n'avoir rien dit. Merde, je n'échapperai pas au commentaire. Je prie pour aimer la nourriture et croque ma bouchée. Ça croustille un peu. C'est délicieux. Je suis fâché d'admettre que je trouve ça meilleur que les lasagnes de ma mère.
— C'est super bon, dis-je.
Le visage de Leandra s'illumine. Nous mangeons en silence. Cons a un peu plus de retenu devant la mère d'Estéban que devant la mienne, mais je vois à sa tête qu'il passe son meilleur moment de la journée. Leandra le regarde avec fascination quand il se ressert pour la troisième fois.
— Je suis désolé, mais c'est tellement bon que j'ai du mal à m'arrêter, lui explique-t-il avec un petit sourire. J'espère que ça ne te dérange pas.
Je rêve ou Cons fait un numéro de charme à la mère d'Estéban ? Est-ce qu'il s'en rend compte, au moins ? On dirait qu'il n'y a que moi qui le remarque. Estéban mange tranquillement. Leandra n'a pas l'air mal à l'aise. Le sourire de Cons est peut-être normal. Peut-être que le souci vient de moi...
— Ne t'excuse pas ! Ça me fait plaisir ! Bien manger, c'est un signe de bonne santé !
— Cons doit être en très bonne santé, alors, commenté-je.
Estéban pouffe de rire.
— Ne les écoute pas, Constantin. Moi, je suis contente que tu aimes mon plat.
— On aime aussi ton plat, maman ! Pas vrai, Julien ? se défend Estéban, amusé.
— Oui, c'est délicieux !
Leandra hoche la tête, satisfaite. Quand Cons a fini de se goinfrer, elle commence à débarrasser la table. Nous amenons nos assiettes et nos couverts dans la cuisine, puis montons à l'étage, dans la chambre d'Estéban.
Revoir ces murs me provoque une étrange sensation, comme si mon rêve subsistait encore au fond de moi. Les mêmes frissonnements me parcourent, mon ventre me chatouille à nouveau. J'ai l'impression d'entendre les soupirs d'Estéban contre mon oreilles, prêts à chuchoter des mots qui me font frémir.
Estéban traverse la pièce, indifférent au trouble qui me fige devant la porte. Il pose une bouteille de téquila sur le sol, avec trois verres à shots, et une petite assiette pleine de sel et de citrons verts. Cons s'assoit en face de lui pendant qu'Estéban nous sert, puis il se tourne vers moi et demande d'un ton bourru :
— T'as vu un fantôme ou quoi ? Viens t'assoir.
— Oui, oui. J'arrive.
Je les rejoins, mais je ne peux pas m'empêcher de regarder Estéban du coin de l'œil. C'était tellement réel... Le pauvre. S'il savait ce dont j'ai rêvé cette nuit-là, il serait sûrement dégoûté. Je descendrais encore plus bas dans son estime que Gaëtan. Quand il remarque que je l'observe, il me fait un petit clin d'œil, puis boit un premier shot.
— Alors, Con, raconte-nous un peu tes conquêtes. T'es discret. Tu ne nous dis rien. Ça m'étonne !
C'est vrai que Cons parle assez peu de ses expériences sexuelles. Je ne suis pas vraiment sûr de souhaiter en savoir beaucoup sur le sujet.
— Mmh... Je n'ai pas grand-chose à dire... Je m'amuse. Ce n'est pas comme si je tombais amoureux. J'ai l'impression qu'elles n'ont pas l'air spécialement attirées par moi romantiquement non plus.
— Si seulement Clémentine avait été intéressée par moi rien que pour le sexe... Ça aurait été plus facile à gérer, soupiré-je.
— Tu parles, lance Estéban. Elle t'aurait violé en plein amphi. Ça aurait été pire.
L'image de Clémentine qui se jette sur moi en cours me vient à l'esprit. Ça aurait été assez particulier, je dois l'admettre. Je ne suis pas tout à fait convaincu d'être branché exhibition.
— Déjà qu'elle n'était pas loin de le faire à la soirée...
Je vide mon verre et me ressert.
— Ce n'est pas la première qui te réclame des bisous, une fois torchée, ceci dit, commente Estéban en fixant Cons.
Cons semble gêné. Il ne répond rien et se contente de boire. Estéban le suit. Je souffle.
— Tu peux parler. Je te rappelle qu'embrasser Haruka n'était pas beaucoup plus brillant, comme idée.
— Tu sais très bien que je n'avais pas envie de l'embrasser, réplique Estéban. J'ai merdé. C'est tout. Et puis c'est arrivé une seule fois. D'ailleurs, depuis, Gaëtan m'a bien foutu la paix. Maintenant qu'il croit que je suis en couple avec elle, c'est comme si le charme avait été rompu. Il ne me regarde même plus.
— Et elle ? demande Cons.
— Elle, elle arrive à faire croire à toute la licence qu'on sort ensemble. Elle s'est mise en tête de me faire tomber amoureux, je crois. Son comportement n'a plus aucun sens.
Je bois. Ce soir, Cons a l'air de faire attention. Il n'enchaîne pas les verres comme Estéban et moi.
— C'est pas trop pénible ? demandé-je.
— C'est ma faute si on est dans cette situation... Donc je n'ai pas trop le cœur à la blâmer. Et ce n'est pas comme si j'avais besoin de jouer les célibataires.
— Je croyais qu'il y avait des gens qui te plaisaient, dis-je.
Il boit, frotte un citron dans le sel et le mange, les yeux plissés par l'acidité.
— Mmh...
— Tu ne veux pas dire qui c'est ? demande Cons.
— Non.
— Il va falloir rejouer à Action ou Vérité.
— Je préfère tomber ivre mort que me dévoiler, Con.
— Oui, mais ivre, on laisse échapper la vérité..., continue Cons, sans plus se vexer de son surnom.
— On n'est pas tous comme toi. Certains parmi nous ont un peu de retenue.
Je bois sans participer à leur petit débat. Jouer à ce jeu idiot m'est complètement égal.
— Pfff... Jouons ! impose Cons, outré. On verra si t'as de la retenue.
— Très bien, répond Estéban en saisissant un stylo au hasard. Je n'ai pas bouteille, alors on va jouer avec ça...
Cons attrape le stylo et le fait tourner. Il pousse un cri de joie quand il parvient à désigner Estéban avec.
— Qui est ton crush ? hurle-t-il.
Estéban boit en guise de réponse, puis il fait tourner le stylo. Cons.
— De tous les gens que tu as embrassé jusqu'à présent, qui est-ce que tu as préféré ?
Cons se pince les lèvres en regardant le mur, agacé, puis il descend un shot. Estéban hausse un sourcil.
— On comprend tous ce que ça veut dire...
Je me sens bizarre. La personne que Cons a préféré embrasser, c'est moi ? C'est ça qu'on est censé comprendre ? Ou alors il a préféré une fille, et il ne dit rien pour ne pas me vexer ? Mais pourquoi est-ce que je le prendrais mal ?
Il fait tourner le stylo. Ça me tombe dessus.
— Et toi, tu préfères embrasser qui ? demande Estéban.
— Moi, ça fait longtemps que je n'ai pas embrassé quelqu'un... Enfin, je ne compte pas Clémentine.
— Malgré ce qu'on pourrait croire, Con est une personne, Julien.
— Oh, mais tu m'emmerdes ! s'agace Cons.
— Pardon... C'était gratuit, répond Estéban en riant.
— Ce que je veux dire, c'est que je n'ai pas vraiment d'élément de comparaison, expliqué-je.
Je ne sais pas où je vais avec cette excuse.
— Quel dommage..., dit Estéban avec un sourire.
Je décide de boire pour couper court à cette conversation. Je suis en train de rougir. Cons fait tourner le stylo et se désigne lui-même.
— T'as couché avec quelqu'un à part Fanny ? que je demande.
— Oui... Mélissa...
— Et tu ne nous dis rien ! s'exclame Estéban.
— C'était lundi. Il y a eu le problème Clémentine juste après, donc je n'ai pas vraiment eu l'occasion de vous raconter ça. Et puis, je ne suis pas tout à fait sûr d'avoir aimé.
— Pourquoi ? demande Estéban.
— On s'est pas embrassé... Pas une fois... J'ai trouvé ça désagréable. J'ai un peu eu l'impression d'être un acteur porno... Je pense pas avoir besoin de sentiments, mais... J'aime bien les bisous, quoi.
— C'est vrai que je n'ai jamais couché avec une personne sans qu'on s'embrasse, dit Estéban.
— Bah oui... Personne ne fait ça, que j'ajoute. Un baiser, c'est un peu comme pour se dire bonjour...
Je commence à être bourré, moi. C'est brillant ce que je déblatère. Estéban me jette un coup d'œil amusé. Cons ne relève pas. Le stylo tourne. Il tombe sur moi.
— Il y a des personnes qui te plaisent, Julien ? demande Estéban.
— Je ne sais pas, que je réponds, sincère. Je me sens un peu perdu... Et depuis ce qui s'est passé avec Clémentine, j'ai peur. Je me dis que c'est sûrement juste elle, et que notre vœu n'y est pour rien... Mais si c'est l'arbre, je ne voudrais pas qu'une chose comme ça recommence.
— Tu sais, je ne pense pas que ce soit si grave que ce que tu as l'air de penser. A mon avis, ce n'est pas irréversible, explique Estéban. Gaëtan m'a laissé tranquille, depuis la soirée.
— Oui, mais je n'ai pas spécialement envie d'aller embrasser quelqu'un au hasard devant toute mon école pour avoir la paix.
— Mmh... Je comprends.
— Je pense que ça dépend aussi de tes attentes, dit Cons. Moi, j'ai jamais rien cherché de sérieux, et les filles n'ont pas l'air de vouloir plus que du sexe avec moi.
— Tu ne sais pas ce qui se passe dans leur tête, que je réplique.
Peut-être qu'une armée de folles traque Cons et qu'il n'est pas au courant. Il hausse les épaules et fait tourner le stylo. Estéban en profite pour boire un coup. Je crois qu'il a une meilleure descente que moi. Le stylo s'arrête de nouveau sur moi, et Cons s'exclame :
— Mais on est débiles ! On a oublié les actions !
— Je me disais bien qu'il manquait du piment. Julien, chante-nous une petite chanson de Vitaa.
Estéban peut être un gros enfoiré quand il s'y met. Cons éclate de rire. J'avoue que ça m'amuse aussi. Je décide de boire pour me donner du courage.
— J'essaye de t'oublier avec un autre. Le temps ne semble pas gommer tes fautes. J'essaye mais rien n'y fait, je ne peux pas, je ne veux pas. Je n'y arrive pas ! Je ne l'aime pas comme toi !
Bon, ça suffit comme ça. Je suis en train de massacrer ma chanson préférée. Je chante vraiment faux, quand même.
— Bravo ! Bravo !
Comme Cons et Estéban m'applaudissent, je me lève et fais des révérences théâtrales.
— Merci, mes fans...
— C'est vrai que ce n'est pas sa pire chanson, admet Cons.
— Arrête de faire le bonhomme, je t'ai déjà entendu la chantonner plusieurs fois, que je réplique.
Cons pouffe de rire et boit deux shots d'affilée. Apparemment, il a fini de jouer les abstinents. Estéban se désigne lui-même avec le stylo.
— Vérité, qu'il annonce.
— T'es jaloux que j'ai embrassé Ju ?
Estéban boit.
— On comprend tous ce que ça veut dire, lance Cons.
— C'est pas seulement ça... Parfois, je sens que vous êtes amis depuis beaucoup plus longtemps, tous les deux, et je me sens mis de côté.
C'est ce qu'il m'a dit dans mon rêve, et je lui avais promis de changer la donne. Je fronce les sourcils. C'est une coïncidence improbable. Quoiqu'il en soit, j'espère qu'il se sent moins exclus maintenant.
— Oh... C'est vrai qu'on a de vieux délires avec Ju, mais je t'adore... Pour moi, on forme un groupe tous les trois... Et je veux pas que tu t'en sentes exclus...
L'effet de l'alcool se fait sentir dans la voix de Cons. Ça n'empêche pas Estéban de sourire.
— C'est trop mignon... T'as raison, c'est moi qui me fais des idées... Mais en même temps, vous vous roulez des pelles dans mon dos, alors forcément...
— C'est ce que je disais, t'es jaloux ! s'esclaffe Cons. Tout le monde veut mes lèvres...
Estéban hausse les sourcils sans répondre. Parfois, je me demande comment Cons peut être aussi détendu sur des sujets pareils. Sa conception de l'amitié, jusqu'où elle s'étend, exactement ?
— De toute façon, comme l'a si bien dit Julien, un bisou, c'est juste une façon de dire bonjour.
— T'es con, putain, souffle Estéban.
Cons pouffe de rire. Je ne sais pas pourquoi il aime autant faire de la provocation. Je suis prêt à parier qu'il se défilerait très vite s'il devait vraiment embrasser Estéban... Quoique...
Je fais tourner le stylo. Il tombe sur Cons.
— T'es cap d'embrasser Estéban ? que je demande.
Cons hausse les épaules.
— Pff... T'es même pas cap, allez, bois un coup, petit puceau, se moque Estéban.
— Déjà, je suis plus puceau.
— Depuis une semaine.
— J'ai inséré mon pénis dans une femme, c'est tout ce qui compte.
— Et ça t'a donné aucun courage.
— Tu veux parier ?
— Dix euros.
— Ok.
Cons marche sur les genoux jusqu'à Estéban. Est-ce que ça va vraiment arriver ? Ils ne vont pas pousser leur combat de coqs jusque-là, quand même... Ou alors, si ? Ils partagent le même sourire goguenard. Cons se rapproche d'Estéban, et Estéban fixe les lèvres de Cons.
— Heu... Les mecs, vous êtes sérieux ou... ?
Personne ne m'entend. Cons passe ses mains autour du visage d'Estéban et casse les quatre centimètres qui restaient entre eux. Je crois qu'ils ont envie de rire tous les deux. Moi, je suis perdu. D'un côté, je suis outré, parce que je ne comprends pas pourquoi ils font ça. Ça me semble encore moins amical que les deux fois où Cons m'a embrassé. De l'autre, Estéban glisse sa langue contre celle de Cons, et c'est sexy. Il passe ses mains autour de la taille de Cons et presse leurs hanches ensemble. Cons soupire. Estéban sourit sans cesser de l'embrasser. Ce baiser-là n'a rien à voir avec la manière dont il a embrassé Haruka. Et pour un défi débile, je trouve qu'il dure largement trop longtemps. Il faut que j'intervienne avant que ça dégénère complètement.
— Bon.... Bah bravo, c'est super. Vous avez gagné tous les deux !
Cons laisse échapper un rire et s'éloigne enfin. Estéban le regarde un instant, puis hausse les sourcils et attrape son verre.
— T'es pas hétéro pour un sou, toi.
Il boit, repose le verre, et se lève dans la foulée.
— Bon, je vais pisser, je reviens.
Il quitte la pièce à la vitesse de l'éclair. Cons se tourne vers moi avec un sourire victorieux.
— Alors, j'étais pas cap ?
— Si, si. T'étais cap, bravo.
Il tourne sa tête en diagonale et fait une petite moue.
— Oh, t'es jaloux ?
Oui.
— T'as entendu quand Estéban t'as dit que t'étais pas hétéro ?
— Ouais... Bah écoute, Estéban, c'est pas un oracle, et au pire, c'est pas si grave si j'aime bien embrasser des mecs.
— Tu prends ça tellement à la légère.
Je croise les bras. Je ne sais pas vraiment pourquoi la désinvolture de Cons ivre m'agace au plus haut point. D'habitude, je le trouve marrant.
— Oh, Ju, fais pas la gueule.
— Mais tu trouves ça normal ?
— Je sais pas si c'est normal, mais en tous cas, c'est agréable... C'est tout ce qui compte, non ?
— Mmh...
— Allez, viens par là.
Il m'attire à lui et pose ses lèvres sur les miennes comme si c'était normal, comme si on était mariés depuis vingt ans. Ça me fait chavirer. Putain. Comment il fait ça ? Ça m'agace ! Je me dégage de son étreinte.
— Pourquoi tu fais ça ? que je lui demande.
— Mais je sais pas... T'es beau, Ju.
— T'as conscience qu'Estéban va revenir dans vingt secondes, non ?
— Bah c'est pas grave... C'est pas comme s'il savait pas ce qui se passe entre nous...
Il sent la téquila. Moi aussi. Pourquoi est-ce qu'il devient comme ça dès qu'il consomme de l'alcool ? Il refoule ce côté de lui le reste du temps ? C'est trop fréquent. Ça ne peut plus être un hasard à ce niveau-là.
— Et puis Estéban, il est parti se branler, qu'il ajoute.
Il s'est rapproché de moi. Il regarde ma bouche en se mordant les lèvres. Ses yeux ont un éclat particulier. Maintenant, il est tellement collé à moi qu'il me force à reculer. Je finis par me retrouver contre le mur. Il m'embrasse à nouveau. Ses lèvres ont un goût différent. C'est le goût d'Estéban. C'est son odeur. Mais merde ! Qu'est-ce que je suis en train de faire ?
Je le saisis par les épaules et le repousse. Il tombe sur les fesses. Cette fois-ci, il semble étonné.
— Arrête de m'embrasser ! Arrête de me toucher ! Pourquoi tu fais ça ?
— Je sais pas, Ju... T'énerves pas.
— Il faut que tu saches ! Tu peux pas me rouler des pelles quand ça te chante parce que ça t'amuses. Tu peux pas m'embrasser, moi, comme s'il y avait un truc spécial entre nous, puis embrasser Estéban, et coucher avec des meufs... Je suis pas à ta disposition. Je suis censé être ton pote. T'imagines ce que je ressens ? T'y penses un peu ? Ça fait au moins dix ans qu'on se connaît, et je t'ai jamais vu comme ça. Alors, explique-moi ce qui t'arrive ! Merde !
Je vois l'incompréhension se transformer en colère dans ses yeux. Je suis surpris de ma propre tirade. Je ne m'imaginais pas avoir tant de choses à lui reprocher. Je crois que mes mots ont dépassé ma pensée, mais c'est trop tard.
— Tu m'as jamais vu comme ça, mais moi, je te reconnais trop bien ! Tout va bien, et puis tout à coup, tu me fais une énorme crise de jalousie sortie de nulle part. Qu'est-ce que t'as, Julien ? On est en couple ? Je t'ai trompé ? Je dois avoir les réponses à tout, c'est ça ? T'es pas le seul qui a le droit d'être perdu ! Moi aussi, je suis paumé. Moi non plus, je sais pas ce que je fous. Tu crois que je vois pas la façon dont tu regardes Estéban ? Tu crois qu'il a pas compris ce que ça veut dire ? Je te fais des crises, moi ? Non, je m'en fous, je dis rien. Parce que c'est la vie, parce qu'on est des gamins et qu'on fait des conneries, c'est normal. On essaye. Et on est potes, on s'entend bien, alors s'il s'avère qu'on est tous attirés les uns par les autres, bah moi, je trouve ça normal les choses se transforment. Et à ce que je sache, ça t'allait très bien jusqu'à ce soir. Mais maintenant que t'es plus le centre de l'attention, tu fais des crises comme un enfant roi ! Tu me fais chier, Julien ! T'as toujours été comme ça ! Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Je m'étais promis de pas trop boire parce que j'avais peur que ça arrive à nouveau, parce que j'avais peur de te perdre ! Si je t'embrasse, c'est que je te trouve attirant ! Je vois pas pourquoi tu joues au con, comme ça. C'est évident, non ? Et j'ai peur... J'ai peur parce que t'es mon meilleur ami, que t'es la personne que j'aime le plus au monde, et j'ai pas envie de tout gâcher et de tout foutre en l'air parce que je ressens des trucs que je maîtrise pas. Mais j'ai du mal à résister. J'y arrive pas. Je croyais que ça te convenait, mais puisque tu le prends comme ça, je te jure que je recommencerai pas.
Il se lève sous mes yeux hallucinés et s'apprête à quitter la pièce. Estéban rentre au même moment. Cons le bouscule sans s'excuser, ni même se retourner. Surpris, Estéban demande :
— Ça va, mec ?
Cons ne répond pas et claque la porte derrière lui. J'ai dessoulé. Estéban me jette un regard d'incompréhension, et je soupire. Ça faisait très longtemps qu'on ne s'était pas disputés. Je me sens mal.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demande Estéban.
— On s'est engueulé.
— Pourquoi ?
— Il a voulu m'embrasser, et je me suis énervé.
— Oh...
Il se laisse glisser sur le mur à côté de moi. Je voudrais poser ma tête sur son épaule, mais tout me semble inapproprié, maintenant.
— Ça devait arriver, je suppose, soupiré-je.
— Peut-être, oui. C'est dur sur le coup, mais vous allez vous en remettre, et ça ira mieux après.
— Je sais pas... Je remets tout en question. J'ai l'impression que notre amitié n'a jamais été vraiment normale, que c'est ambigu depuis le début. Peut-être qu'on n'a jamais été amis, en fin de compte...
— Mmh... Tu veux fumer ?
— Ouais...
Estéban se lève et pioche des petits paquets dans son sac à dos. Il traverse sa chambre, les pose sur le rebord de la fenêtre, s'y adosse, et commence à rouler un joint.
Je crois que Cons est parti. Ses affaires étaient dans le couloir. J'ai merdé. Ou alors, c'est lui qui a merdé. Ou alors, on a été cons tous les deux. Je mets de la musique sur l'enceinte d'Estéban comme si ça pouvait m'empêcher d'entendre la haine que je me voue à moi-même.
Je le rejoins contre la fenêtre. Il pince le joint entre ses lèvres, — qui ont embrassé Cons il y a cinq minutes — et l'allume. Il tire dessus, puis me le tend. Je tire une grande bouffée qui me remplit la tête et les poumons, et je la recrache à la nuit.
— Bon... C'est quoi, une amitié normale ? demande Estéban.
— Une amitié où les membres du groupe se roulent pas des pelles sous prétexte qu'ils ont bu trois verres.
Estéban laisse échapper un petit rire.
— Pour moi, la normalité, c'est un concept assez flou... Mais je suis d'accord avec toi. Il faut éviter de se voiler la face. Moi, cette histoire avec Cons, je l'ai toujours trouvée bizarre. Parce que je pense que ça cache un truc sous-jacent. Le plus évident, c'est Cons qui se fait passer pour hétéro, alors qu'à mon avis, il est tout juste assez bisexuel pour être attiré par les filles. Il en fait des tonnes parce qu'il voit bien qu'à part de l'attraction sexuelle, les nanas ne lui provoquent rien.
— Tu penses qu'il est gay ?
— Non. Je pense qu'il a vraiment envie de coucher avec des filles, sinon, il ne se l'imposerait pas autant. Mais ça ne lui suffit pas.
Il tire à nouveau sur le joint avant de me le donner.
— Ça, c'est le premier problème. Le deuxième, c'est ta jalousie.
Je souffle, m'apprête à protester, mais il me coupe, alors je fume.
— T'as jamais rien dit pour ces baisers bourrés, mais maintenant qu'il m'a embrassé aussi, ça te dérange.
— Je me suis senti banal, un peu manipulé.
— Ce que Cons ressent pour toi, c'est unique, tu sais. Tu ne peux pas être remplacé. Je ne peux pas te remplacer. Les choses ne fonctionnent pas comme ça. Il ne t'a pas manipulé. Cons fait des choses parce qu'il en ressent le besoin sur le coup. Il ne réfléchit pas beaucoup au sens de ses actes en temps normal... Alors, bourré, tu imagines bien...
— Ouais..., dis-je, peu convaincu.
— Je pense que tu dois aussi te mettre au clair dans ta tête, Julien.
— C'est le bordel dans ma tête.
— Je sais.
— Et toi, alors ?
— Quoi, moi ?
— Cons qui m'embrasse, puis qui t'embrasse, ça te fait rien ? demandé-je.
— Je trouve ça marrant. J'aime bien notre relation.
— Marrant ?
— Je me laisse porter. Je vois ce qui se passe sans m'énerver parce qu'on ne rentre pas dans un statut précis... Le plus important, c'est qu'on soit ensemble et qu'on s'aime. Après, si notre passion, c'est de s'embrasser bourrés ou de planter des fleurs au clair de lune, je m'en fous pas mal, tant que ça me plaît.
— Ça te plaît ?
Il a un sourire énigmatique, puis il me fixe du coin de l'œil et dit :
— Ça te plaît pas ?
Je me mords les lèvres.
— Je sais pas...
Il fume en regardant les étoiles. Nous nous taisons un moment, puis au bout d'une minute, il dit :
— Au fait, j'ai réfléchi sur ton problème avec Clémentine.
— Ah ?
— Ouais... Je pense que se mettre en couple avec quelqu'un stoppe les effets de l'arbre... Si effets de l'arbre il y a.
Je ne sais pas quoi penser de sa théorie. Au point où on en est, je suis prêt à croire n'importe quoi.
— Et du coup, qu'est-ce que tu suggères ?
— On devrait faire semblant de sortir ensemble.
Je manque de m'étouffer. Ce type est plein de surprises.
— Tous les deux ?
— Ouais... Cons est content, donc on va pas lui imposer des trucs... Mais moi, ça me fait chier. Haruka et Gaëtan, ça m'a soulé, et ne parlons même pas de ton histoire avec Clémentine.
Si ce qu'il dit est vrai, et qu'on peut se débarrasser des effets de l'arbre comme ça, pourquoi pas ? D'un autre côté, je ne sais pas si je suis prêt à assumer ma bisexualité aux yeux du monde.
— Faudra qu'on s'embrasse ?
— Je pense qu'on peut éviter si tu veux pas. Mais bon, entre nous, on a déjà fait pire...
Mon cœur fait un saut périlleux dans ma poitrine. Comment ça, pire ? Son sourire s'élargit. Je ne reconnais que trop le regard qu'il me lance. Puis d'une voix plus grave, il murmure :
— J'espère que tu n'as rien oublié, gentil garçon.
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Surprise motherfucker !
J'ai mis le lien de la chanson de Vitaa au cas où vous ne la connaissez pas...
A ce stade de l'histoire, je me demande bien qui vous shippez ^^
J'écris cette histoire pour le plaisir. Elle me détend pas mal de Nigra Sum BE-10. Je trouve son style d'écriture et son sujet tellement particulier que je me demande si elle aura moyen d'être édité, un jour x). Et puis on est déjà en train d'arriver à 300 pages de roman qui ne racontent pas grand-chose... Je ne sais pas si ça a un autre avenir que Wattpad ! Qu'est-ce que vous en pensez ?
Bon confinement à tous. Je me suis octroyée une journée de pause en écrivant ce chapitre, parce que pour être franchement, 9h de travail non stop dans une seule journée, c'est trop...
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