#9 - LOUISE

— On devrait pas continuer... Julien serait jaloux, murmure Cons, les joues roses, le corps lourd et tremblant.

Il s'est à peine écarté d'Estéban, qui se mord les lèvres en fixant les siennes. Son regard est sombre, orageux, prêt à lancer des éclairs. Cons se dit que son cœur risque d'exploser s'il continue de le détailler de cette façon, avec cette indécence. C'est comme s'il avait subitement pris conscience d'une évidence, d'un désir qui planait sur eux, entre eux, depuis qu'ils s'étaient rencontrés, et qu'il n'avait jamais remarqué jusque-là.

— Julien est en train de se taper Louise, rétorque Estéban.

— Je sais.

Ses yeux dévient enfin de sa bouche. Ils s'observent désormais, sans bouger, à quelques centimètres l'un de l'autre. Estéban se mordille toujours l'intérieur de la lèvre. Cons déglutit.

— Me regarde pas comme ça.

Estéban souffle, peste intérieurement et s'éloigne. Désormais assis en tailleur, les fesses vissées sur le parquet, il lance :

— Ouais. T'as raison. Julien serait jaloux.

— Oui.

— Mais t'as vraiment un goût de « reviens-y ».

— Arrête, Estéban.

— D'accord.

Estéban jette à Cons un regard de chien battu, la tête en oblique, les commissures exagérément baissées. Il a trouvé une manière de s'agrandir les yeux qui le rend bien plus mignon qu'il ne l'est vraiment. Cons tente d'imiter le visage ferme de son père quand il refuse de céder à un caprice, puis il éclate de rire. Estéban le suit.

— C'est pas juste, quand même, dit-il. Julien vit sa meilleure soirée, et moi, je ne peux même pas te faire un bisou.

— Tu ne sais pas s'ils couchent ensemble.

Estéban le scrute, les sourcils dressés comme deux virgules, d'un air de dire : « Tu te fous de ma gueule ? » et Cons ajoute :

— Bon. Ils couchent probablement ensemble.

— Tu n'as pas vu la façon dont il la dévisageait, en cours. C'est pour ça que tu dis ça. Moi, à partir du moment où j'ai vu ses yeux, je n'ai eu aucun doute sur l'issue de cette soirée. Quand il a dit « Je vais voir Louise, ce soir. », j'ai failli lui répondre « Je sais. », mais je ne voulais pas passer pour un oracle.

— Personne ne te prend pour un oracle.

— Et c'est bien dommage, Con.

Cons soupire et s'allonge sur le sol. Il passe ses mains sous son crâne, admire le plafond.

— Tu veux manger ici ? demande-t-il.

— Non. Sinon, je ne partirai jamais.

— C'est vrai.

— Je dois rentrer chez moi, ce soir.

— D'accord.

— Tu me joues un morceau de piano ?

Cons se redresse sur un coude, surpris, presque méfiant.

— Ça t'intéresse ?

— Bah oui. Ça va faire deux ans qu'on est potes, et je découvre seulement maintenant que tu fais de la musique. C'est presque vexant. Je ne sais pas si tu te rends compte. C'est comme si je t'avais jamais dit que j'étais à moitié mexicain.

— Ça n'a rien à voir.

— C'est presque pareil.

Cons fait la moue.

— Comme j'ai toujours eu l'impression d'agresser Julien à grands coups de Brahms, je me suis dit que la musique classique ne devait pas intéresser beaucoup d'autres gens de mon âge. Alors j'ai arrêté d'en parler.

— Ça n'intéresse peut-être pas beaucoup de gens, mais moi, ça m'intéresse. Et puis j'aime bien la musique classique.

Cons semble de plus en plus sceptique.

— Ah bon ?

— Ouais.

— T'écoute quoi ?

— J'aime bien Bach. J'ai écouté tout le clavier bien tempéré. Les deux tomes.

— On les appelle des livres.

— J'ai écouté les deux livres.

— Ah bon... Bah j'ai joué les deux livres. Ça fait longtemps. Je crois que j'ai un peu oublié.

— C'est pas grave, joue-moi autre chose.

— Heu... Oui. Comme tu veux.

Cons se lève, dépassé par la situation, réenfile les vêtements qu'il avait retiré pour se faire dessiner, et sort de la chambre. Estéban le suit quand il a retrouvé son tee-shirt.

Cons n'avait jamais pensé que sa passion pour la musique intéresserait qui que ce soit. Il se demande encore si Estéban ne se moque pas de lui au moment où il s'assoit sur son siège, devant son quart de queue, sous la véranda de la maison.

— Mes parents trouvent que le piano fait joli ici, mais à cause des températures, il se désaccorde tout le temps, et l'accordeur doit passer deux fois par an.

Cons n'a aucune idée de pourquoi il dit ça. Il déblatère des conneries pour retarder le moment où Estéban rira de lui, ou s'exilera dans une autre pièce, ou mettra un casque sur ses oreilles, en marque de rejet à tout ce qui pourrait s'apparenter à de la culture, même si c'est joli. Il ne comprend pas pourquoi Julien se braquait autant, quand il venait à la maison et le trouvait occupé à faire ses deux heures de piano quotidiennes.

Cons est convaincu de l'avoir vu s'émouvoir au moins une fois, et se perdre dans cette musique. Il est convaincu de l'avoir vu ressentir cette chose qui n'existe nulle part ailleurs, cette chose unique au monde qui absorbe et vampirise, alors pourquoi fait-il semblant d'être horrifié ? Il l'a déjà vu sortir, en entier et sans erreur, le nom à rallonge d'un morceau qu'il jouait pour la deuxième fois. Ça veut bien dire qu'il l'écoutait. Non ?

— C'est quoi, ça ?

— Wagner. Tannhäuser.

— Hein ?

— C'est un opéra qui parle d'amour... Comme tous les opéras... Et Wagner, il aime bien raconter des trucs épiques, mettre en musique des histoires de mythologie nordique... Alors y a des vikings, et des Walkyries, et des Dieux...

— Ça a l'air ouf.

— Ça l'est. Une musique épique pour des histoires épiques... Les opéras sont magnifiques et interminables. La tétralogie dure 15h. Le mec a passé trente ans à l'écrire. A côté, je crois qu'on peut considérer que Tannhäuser est court. L'opéra ne dure que trois heures.

— Trois heures, c'est déjà long, non ?

— C'est une durée assez courante...

— Oh...

— Quand c'est bien fait, on ne voit pas le temps passer. Mais si les chanteurs sont nuls, que l'orchestre est nul et que la mise en scène est à chier... Mmh...

— Et ça, c'est quoi ? demande Estéban en inspectant la partition comme un animal qu'il verrait pour la première fois. Il y a du texte au-dessus... Ça se chante ?

— Oui. J'aime bien cet opéra alors j'apprends à jouer les passages qui me plaisent le plus.

— Tu chantes aussi ?

— Un peu, avoue Cons en baissant la tête.

— Je peux écouter ? demande Estéban, visiblement emballé.

— Heu...

— Allez !

— Je suis pudique.

— Tu ne vas pas me forcer à retirer mon tee-shirt une deuxième fois.

Cons pouffe.

— Ok, ok, c'est bon, décide-t-il en tournant plusieurs pages de la partition.

Ravi, Estéban s'accoude sur l'instrument. Il admire la concentration sceller les traits de Cons quand il pose ses mains sur le piano. Il lui semble qu'il a tout balayé autour de lui, qu'il n'y a plus que lui et la partition. Ses doigts se positionnent sur les touches, et sans même qu'il leur jette un coup d'œil, il se met à jouer des accords comme Estéban n'en a jamais entendus.

Alors il lui semble que Constantin manie entre ses phalanges la fragilité même. Il pressent la précision avec laquelle il effleure le clavier quand ses doigts se déplacent, soulevés par cette légèreté qu'il ne lui avait pas encore connue.

Et quand il commence à chanter, il voit que la pudeur de Cons l'a libéré, qu'il a presque oublié sa présence. Il a la voix ronde et grave, et d'une chaleur insoupçonnable. Il dit des mots qu'Estéban ne comprend pas, qui l'impactent jusqu'au cœur, qui lui racontent une histoire qui n'appartient qu'à lui, à lui et cet instant dérobé à sa vie, et qu'il aura oublié dès que sa voix cessera de vibrer, dès que ses doigts quitteront le clavier. Et même si Cons lui chantait une deuxième fois la même chose, à la même heure, au même endroit, Estéban sent que l'histoire qu'il entendrait n'aurait rien à voir, qu'il ne pourrait plus jamais saisir celle qui l'emplit là, celle qui l'émeut maintenant, qui lui retourne le cœur et le transforme.

C'est elle qui le possède, et elle s'enfuit déjà, au-devant de lui, sans qu'il ne puisse l'attraper, ni même la retenir. Il ne peut que contempler cette chose immatérielle, comme il contemplait la lune, petit, quand il n'arrivait pas à dormir. Il se souvient encore de ses doigts qui attrapaient mieux le vent, tendus devant lui, un peu boudinés, avec les ongles trop courts et l'affreux parfum de fraise artificielle de son dentifrice qui s'accrochait partout.

L'émerveillement gommait le monde entier. Parce qu'il y avait là-bas une planète brillante, aussi grande que la terre, qu'il pouvait la voir, mais pas la toucher, et que cette affaire-là était bien plus importante que ses doigts qui empestaient le faux sucre.

C'est exactement comme ça qu'il se sent. Comme ce souvenir d'enfant en face de la lune. Alors il se trouve frappé par l'infinie beauté de la musique. Parce qu'elle n'appartient pas à celui qui la joue, ni à celui qui l'écoute. Elle n'appartient qu'au temps, et le temps lui appartient.

Quand Cons relève les yeux et observe Estéban en biais, parce qu'il a peur de le voir se moquer de lui, ou l'entendre dire qu'il est barbant en plus d'être idiot, il s'étonne de le voir figé, comme une statue, son regard mouillé braqué sur lui.

S'en suit un long silence où Estéban ne sait plus s'il cherche à garder son émotion en lui le plus longtemps possible, ou s'il n'arrive plus à en sortir. Il fixe Cons, qui le fixe en retour.

Cons est plein d'appréhensions. C'est la première fois qu'il joue pour quelqu'un d'autre qu'un membre de sa famille ou son professeur de piano. Il réalise qu'il a joué du Wagner devant quelqu'un qui n'est presque pas initié à la musique classique, et il se trouve bête. Il sait pourtant que ce n'est pas très accessible, qu'une oreille s'éduque, qu'il faut parfois du temps pour apprécier des harmonies si étudiées, si complexes, que déceler la musicalité qui s'y cache est parfois difficile, mais qu'elle renverse comme un raz-de-marée celui qui l'a trouvée.

Peut-être qu'il aurait dû opter pour quelque chose de plus évident, du Mozart, du Beethoven, du Liszt à la rigueur, mais quelque chose d'enflammé qui embarque de toute manière, qu'on comprenne ou pas, juste parce que la tempête, la passion et la colère, ça gagne facilement les cœurs... Mais Wagner... Quelle idée, Wagner... Estéban va lui dire qu'il n'est qu'un gros Con, c'est forcé. Il va le regarder comme Julien le regarde quand il s'extasie sur une sonate.

— Cons, parvient seulement à murmurer Estéban, après une demi-minute de silence.

Cons ne répond pas. Il est pendu à ses lèvres. Il attend que la sentence tombe. Est-ce possible qu'il l'ait ému ? Non. Bien-sûr que c'est impossible. Cons ne chante même pas vraiment bien, et il lui sort du Wagner. Il devait être sonné quand il a accepté, mais il est toujours moins sonné que maintenant.

— Merci, souffle Estéban d'une voix éraillée.

— Merci ?

— C'est la plus belle chose que j'ai jamais entendue.

Cons reste coi. Son esprit se tait enfin. Il regarde Estéban, presque aussi halluciné que s'il lui avait annoncé qu'il avait des écailles, ou que son père était astronaute.

— T... Tu as aimé ?

— Non... Ce n'était pas ça... C'était... — Il laisse échapper un rire qui ressemble à un sanglot. — Je n'ai pas de mots pour décrire ça. Je suis désolé. C'est juste que... Je me sens retourné. J'ai eu l'impression de tomber amoureux cinq cent fois en une minute. Je ne sais même pas de quoi. Mais le sentiment que ça laisse, c'est la chose la plus belle et la plus triste à la fois.

— Oh...

C'est au tour de Cons d'être retourné. Il ne s'est pas trompé. Il lui a joué la bonne chose.

— C'était magnifique, lâche enfin Estéban dans un souffle, comme s'il expirait avec ses mots le résidu d'amour inconditionnel qui l'a traversé.

— Je suis content.

— Tu pourrais être musicien... Un professionnel, je veux dire...

— Oui, peut-être.

Cons baisse les yeux, puis ajoute :

— Mon prof serait d'accord avec toi.

— Pourquoi tu ne fais pas ça ? Tu pourrais lâcher la fac, décider de devenir pianiste, ou chanteur, puisque tu fais les deux très bien.

— C'est compliqué... Il faudrait que j'aille à Paris, mais le concours du conservatoire est monstrueusement compliqué, et c'est presque impossible de rentrer. Je pourrais aller à l'étranger, mais je ne sais pas... Il n'y a rien ici... Je ne suis même pas si bon que ça... Et pour le piano, je serais loin d'être le plus jeune. Ils me jugeraient durement, alors...

— Mais c'est évident que tu pourrais y arriver, si tu voulais.

— Je ne sais pas si je le veux.

— Tu as ça dans le sang, Cons, ça se voit. Ne sois pas ridicule.

— Je ne me vois pas trop quitter Lille.

— Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui te retient ? Tu fais des études que n'importe qui pourrait faire, mais pour l'art, il faut un talent, un don. Et tu l'as. Alors pourquoi tu le gâches ?

Cons ne veut plus relever les yeux pour le regarder. Il se mord les lèvres sans répondre. Sa gorge se serre. Il réalise qu'il a envie de pleurer.

Estéban l'étudie en silence, cherche la raison qui le pousse à rester dans cette ville au lieu de partir à la conquête du monde. Lui, il n'aurait pas hésité une seule seconde. Il aurait même foncé à New York.

Cons vit une jeunesse banale, où effectue des études banales, alors qu'il pourrait briller au conservatoire, dans le plus bel endroit du monde. Alors qu'est-ce qui peut bien le retenir là ? Qu'est-ce qui peut bien être en train de le faire passer à côté de son destin ?

Cons est débrouillard, pourtant. Il adore les voyages. Il parle plusieurs langues. Dans une ville comme Paris, il serait aux anges. Ses parents sont assez riches pour lui payer un bel appartement, le temps qu'il fasse ses études.

Estéban réfléchit encore, les sourcils froncés, agacé de ne pas comprendre la raison qui l'oblige à faire une telle bêtise. Et soudain, la vérité le frappe comme un coup de massue.

— C'est Julien, souffle-t-il.

***

— Oh... Tu es venu.

Julien est là, droit comme un piquet, dans l'encadrement de la porte. Il réalise avec elle que oui, il est venu. Il est venu jusqu'à chez Louise, et maintenant, entrer dans son appartement lui semble être l'aventure d'une autre vie.

Elle sourit, plus heureuse et rayonnante que jamais, parce qu'elle trouve superbe cette hésitation dont il se pare, parce qu'il lui semble plus beau encore que l'idéal de lui qu'elle avait construit en elle, parce qu'il est là, vraiment là, en chair, en os, debout devant elle avec cette irrésistible envie de fuir qui transpire par tous ses pores.

— Entre, Julien.

Il obéit comme un cadavre à moteur, et s'enfonce dans l'appartement de Louise, juste assez pour qu'elle puisse claquer la porte dans son dos.

Ça y est, pense-t-il. Le piège s'est refermé sur moi. Je ne ressortirai jamais d'ici, soit parce qu'elle est folle, soit parce que c'est moi, le fou, soit parce que nous le sommes tous les deux.

L'appartement de Louise est suffisamment grand pour vivre à deux. Elle a peint un mur d'un bleu canard très vif qui inonde toute la pièce. Il y a un miroir, de petites sculptures murales toutes dorées, une cuisine qui couvre tout le fond du salon. Elle a un canapé vert, un pouf tout jaune et une bibliothèque qui semble vomir ses livres tant elle est remplie.

Selon Julien, cet endroit lui ressemble, et il l'aime déjà. Quelque chose lui souffle qu'il pourrait vivre là, qu'il serait plus heureux que chez sa mère qui ne range jamais le linge et laisse le chat transporter la litière jusque dans les chambre, puis il chasse cette réflexion qu'il déteste. Louise lui a brisé le cœur.

— Tu veux boire quelque chose ? demande-t-elle.

Elle marche à petits pas pressés jusqu'à sa cuisine, dans ce jean qu'il lui connaît déjà. Il ne pourrait pas s'y tromper, il a étudié mille fois dans ses rêves la façon dont ses courbes s'y tracent.

— Oui.

Il n'ajoute rien. Chaque mot qu'il prononce semble infiniment lourd, si bien qu'elle comprend d'instinct que lui proposer son jus détox du matin préféré ne servirait à rien. Elle lui jette un coup d'œil. Il la regarde, figé, debout au fond de la pièce, comme s'il était prêt à s'évanouir, ou à l'embrasser ou la tuer. Et cette simple façon de poser ses yeux sur elle la fait chavirer. Elle se hisse sur la pointe des pieds, sort deux verres à vin d'un placard et une bouteille de rouge.

— Court-Saint-Emilion, annonce-t-elle.

— Il nous faut au moins ça.

Elle pouffe de rire.

— Assieds-toi, j'arrive.

Julien se met au milieu du canapé, les mains entre les genoux pour contenir ses palpitations. Il voit ses diplômes accrochés aux murs entre deux reproductions de tableaux impressionnistes, et un cactus qui agonise sur une étagère en hauteur.

Sur la table, elle a disposé un bol plein d'olives vertes, et des mini crackers au fromage. Si Cons avait été là, la moitié des olives aurait déjà disparue, et Estéban, assis comme un pacha de l'autre côté de la pièce, aurait concocté pour lui tout un tas de boutades.

— Voilà, dit-elle en revenant avec la bouteille ouverte et les verres.

Elle s'assoit à même le sol, les sert, puis lève son verre dans sa direction. Julien attrape le sien. Ils trinquent. Un étrange sentiment l'étreint, une impression que la moindre de leur action est pleine de sous-entendus.

Il avale deux gorgées sans même renifler le vin pour jouer à l'œnologue, ou au type qui s'y connait. Louise le regarde comme s'il l'avait insultée, et quand il remarque le 2009 inscrit en lettres d'argent sur la bouteille, il comprend ses reproches silencieux.

Elle apporte le verre à son nez et en hume le contenu les yeux fermés. Depuis combien de temps attendait-elle la bonne occasion de boire ce vin ? Quatre, cinq ans ? Elle est heureuse. Il sent la force et le fruit. Rien que son odeur à du caractère. Alors elle trempe le bout de ses lèvres. Un délice.

— Tu aimes ? demande-t-elle.

— Oui, beaucoup.

Ce que Julien aime, c'est l'alcool à l'intérieur de la bouteille. Il a besoin de courage, mais pour éviter passer pour un adolescent rustre qui ne comprend rien aux vraies saveurs, il repose sagement le verre. Louise boit une nouvelle gorgée, puis elle pose en coupole ses mains sur ses cuisses, le verre entre les doigts. Elle contemple le liquide qui roule lentement contre les rebords, le cerveau en ébullition. Par où commencer ?

— Tu ne veux pas venir sur le canapé ? demande Julien.

Il a envie de se gifler dès qu'il a posé sa question.

Elle sourit.

— Non, j'aime bien m'assoir sur le sol.

Il ne répond pas. Elle se mord les lèvres.

— Julien... Je suis désolé.

— Pourquoi tu es partie ?

Ils se jaugent l'un l'autre, tous deux horrifiés par ce changement de ton si soudain. Et puis merde, tranchent-ils intérieurement. Pourquoi tourner autour du pot ?

— Je n'ai pas eu le choix.

— Tu t'es barrée du jour au lendemain.

— Je suis désolée.

— Tu m'as brisé le cœur, Louise.

Julien réalise ce qu'il dit déjà et s'apprête à dire ensuite. Il hésite. Les mots se bousculent au bord de ses lèvres ouvertes, et la vérité sort. Ça fait un an qu'il attend qu'elle doit sortir, la vérité.

— J'étais amoureux de toi.

— Je sais. Moi aussi.

Son cœur s'embrase. Il sourit malgré lui, heureux. Au fond du chagrin, mais heureux. Il n'a pas aimé tout seul. Elle l'a aimé aussi, même s'ils ne l'ont pas dit quand ils auraient dû.

— Alors pourquoi tu es partie ?

— On m'a forcée.

— Qui t'a forcée ?

— Mathilde.

Julien fronce les sourcils. Que vient-elle faire là ? Mathilde était une des nombreuses filles avec lesquelles il était sorti entre deux semaines et un mois, au lycée. Il devait y en avoir eu une dizaine en tout et pour tout. Cons était fou de son succès. Julien n'en comprenait pas les raisons.

Mathilde, donc, était une blonde aux cheveux fins, avec une coupe au carré, un nez imposant dont Julien disait qu'il donnait du caractère à son visage, et une petite bouche étroite. Elle était un peu plus grande que Louise — ce n'était pas difficile — et beaucoup plus mince.

Mathilde était quasiment maigre. Pourtant, elle mangeait comme quatre. Julien ne savait pas pourquoi un détail pareil lui avait plu. Il aimait sentir son amour de la vie. Et puis ils avaient rompu, parce que Mathilde, bien que jolie et bonne vivante, était inintéressante.

Que peut-elle faire dans cette histoire ? Il n'était même pas sorti avec elle l'année où Louise était arrivée, mais un an plus tôt.

— Je ne comprends pas. Mathilde Molle ?

— Celle-là même. La blonde. Elle était jalouse maladive de notre relation.

— Depuis quand ?

— Depuis le début. Quand on a commencé à traîner ensemble, elle m'a très vite menacée.

Julien se frotte le visage, perturbé.

— Je ne comprends pas...

— Elle était amoureuse de toi, Julien. Ça se voyait comme son nez au milieu de sa figure.

Julien lui jette un regard scandalisé à moitié amusé. Louise sirote son vin, l'air de rien.

— Tu ne m'as jamais rien dit.

— Je ne la prenais pas au sérieux. Je ne faisais rien de mal, et puis si je te l'avais dit, tu aurais été capable de te battre avec elle.

Elle marque un point. Il ne réplique rien et se contente de boire. Maintenant qu'il y fait attention, ce vin est effectivement le meilleur qu'il ait pu goûter.

— Avec le temps, ses menaces sont devenues de plus en plus poussées... Vers la fin, elle avait réussi à pirater mon compte Facebook. Et j'avais beau changer de mot de passe ou essayer de créer un nouveau compte, elle réapparaissait toujours.

— Louise, c'est grave !

La colère le traverse comme un éclair. Louise s'est faite menacer et intimider par une idiote, et il n'a jamais rien su. Il ne s'est douté de rien. Il ne l'a pas protégée.

— Pourquoi est-ce que tu n'as rien dit ?

— J'aurais dû agir tant que c'était possible... Mais elle me faisait de la peine. C'était une pauvre gamine folle de toi, qui se croyait dans un thriller. Je la comprenais, en quelques sortes...

— Oui, mais c'était grave, ce qu'elle faisait.

— Je sais.

— Et donc ?

Louise soupire. Elle regarde son verre comme si elle pouvait s'abreuver de son contenu par les yeux, puis pleine de courage, elle s'élance.

— A la fin du jour où nous avons couché ensemble, elle est venue me voir, toute joyeuse. Je croyais que c'était pour me parler de cette bonne note qu'elle avait obtenu, ce jour-là. Sauf qu'elle m'a montré des photos. Des photos de nous. Toi et moi. En plein acte.

Julien sent très nettement son cœur se compresser dans sa poitrine, puis redémarrer laborieusement, trop vite et trop fort. Il se sent broyé en deux. S'il n'avait rien fait, Louise serait restée. Et peut-être qu'un soir, à la fin de l'année, elle l'aurait invité, et peut-être qu'ils auraient fait l'amour, et peut-être qu'ils seraient sortis ensemble, en secret, qu'ils auraient inventé un code qui n'aurait appartenu qu'à eux, pour qu'ils puissent communiquer en classe sans que personne ne les remarque. Il n'y aurait eu qu'une année à attendre. Et puis ils auraient pu sortir ensemble officiellement, au grand jour, et s'aimer, et partir en voyage, et s'aimer encore. Plus.

— Mon dieu, murmure-t-il.

— Oui.

Ils vident tous deux leur verre d'une traite, Court-Saint-Emilion 2009 ou pas. Louise les ressert.

— Le deal était simple. Soit je partais le soir-même très loin du Nord, je redémarrais ma vie sans jamais revenir, sans prévenir personne, et surtout pas toi. Soit elle diffusait les images partout, et me trainait dans un tribunal pour abus sur mineur.

— Putain, souffle Julien, abasourdi.

— Comme tu dis... Mathilde pouvait ruiner ma vie. Alors j'ai accepté. C'était ma faute, après tout. J'avais joué avec le feu. J'étais tombée amoureuse d'un adolescent, et je croyais être capable de résister... Mais non. J'ai été folle d'imaginer une chose pareille, de croire qu'au moment où tu te jetterais sur moi, avec ce regard que tu avais, j'aurais été capable de te dire non, alors que depuis des mois, je ne pensais plus qu'à toi, et ton corps sur le mien.

Julien la regarde, la bouche sèche. Il lui semble qu'elle n'a jamais été si belle qu'en lui avouant avec une telle franchise son désir pour lui. Elle l'aimait. Elle l'aimait, et maintenant, elle n'a plus peur. Elle l'a déjà perdu, alors pourquoi mentir ?

— Et donc, le soir-même, j'étais dans mon train, en direction d'Arcachon, en passant par Paris. J'avais tout juste assez d'argent pour dormir deux semaines dans un hôtel convenable. J'avais envie de mourir, parce que j'avais tout gâché toute seule, parce que j'étais loin de toi, que tu n'allais pas comprendre, que je n'avais pas pensé à te donner mon numéro de téléphone... Pire que ça, j'y avais pensé, mais j'avais peur que ça rende notre lien trop évident. Comme si un numéro de portable pouvait changer quoi que ce soit à ce qui nous arrivait. J'ai préféré me voiler la face... Julien, le soir où je me suis retrouvée dans cet hôtel miteux et presque sordide, je n'ai jamais autant eu envie de mourir.

Elle lit dans ses yeux le chagrin immense et la compassion, et lui la regarde, crispé, réalisant que la colère a été la digue qui le protégeait du reste de lui-même, de sa peine et son amour, du renoncement et de l'oubli. Mais l'histoire de Louise vient de briser la haine. Alors que reste-t-il ?

— Tu n'avais pas quelqu'un chez qui aller ? Tu es restée toute seule, sans rien, sans...

Il s'arrête. Sa voix s'est mise à trembler. Il se mord la langue pour s'empêcher de pleurer, pour refouler la douleur très loin.

— Je... J'avais eu une proposition de boulot, une semaine avant mon départ. J'avais refusé, même si le poste m'intéressait vraiment. J'aimais bien le lycée, et puis tu étais là, et je savais qu'il ne te restait qu'un an d'études... Vu la situation, je me suis dit que je n'avais plus rien à perdre, que je devais tenter le tout pour le tout, et que si je fonçais à Arcachon, que j'allais les voir directement, ça pouvait le faire. Ils avaient besoin d'un assistant à l'université. Peu de gens étaient assez qualifiés pour le travail qu'ils me demandaient, alors... Le lendemain, je suis allée les voir. Je leur ai expliqué que mes plans avaient changés suite à un souci, et ça a fonctionné. J'ai recommencé à travailler la semaine suivante.

Julien hoche la tête, les paupières mi-closes. Elle poursuit :

— Arcachon est une belle ville. Il fait plus chaud qu'ici... Je me suis reconstruite une autre vie, là-bas.

— Tu as rencontré quelqu'un ?

Elle le regarde gravement, inquiète. Il lui renvoie la même expression. Elle n'avait pas envie de parler de ça avec lui.

— Oui, avoue-t-elle.

Il souffle du nez mais ne dit rien de plus. Elle hésite à continuer. Elle pourrait dire qu'elle n'a plus jamais aimé quelqu'un d'autre comme elle l'aimait, lui. Mais est-ce vrai ? Non. Elle s'est promis d'être honnête.

— Oui, j'ai rencontré quelqu'un environ deux mois plus tard. Un autre professeur de la fac. Nous nous étions fiancés, il y a peu de temps.

Julien a l'impression de sentir sa vie qui lui échappe, comme si son âme et son corps s'étaient dissociés. Est-elle encore avec lui ? Que s'est-il passé ? Il sent déjà l'humiliation le picoter. Depuis tout à l'heure, il se prend pour le héros d'un roman d'amour, mais sans doute a-t-elle juste pitié de lui. Son « fiancé » va peut-être rentrer dans cet appartement d'ici quinze minutes, et lui dire en souriant : « Ah ! C'est toi, Julien ! ». Quelle horreur. Le ridicule ne tue peut-être pas les autres, mais il le tuerait, lui.

— Vous êtes encore ensemble ?

— Je l'ai quitté, il y a une semaine, en revenant ici.

— Pourquoi ?

— Je ne l'aimais plus depuis quelques mois. J'espérais que mes sentiments reviennent... Mais je... Ils ne revenaient pas. Et il voulait rester à Arcachon, et ce boulot de remplaçante pour l'année, plutôt que d'assistante, c'était une aubaine.

Elle n'a pas osé lui dire que son esprit est gorgé de lui depuis des mois, que son amour pour lui est revenu plus écrasant, plus dévorant que jamais, et qu'elle le voit partout, tout le temps, et qu'elle ne pense qu'à lui. Elle aurait peut-être dû.

— C'est bête, murmure-t-elle avec un petit rire, mais tu vois, je me suis dit qu'avec un peu de chances, tu serais encore là, qu'on pourrait se revoir et passer une soirée ensemble, comme celle qu'on passe là. Mais je ne m'attendais pas... Quand j'ai vu ton nom dans ma liste d'élèves, ça m'a vraiment surprise.

— Tu t'es dit que c'était le destin.

— Comment tu sais ?

— Tu as toujours cru à ces choses-là... Et moi, j'ai tant attendu ton retour.

Il ne parvient plus à réprimer ses larmes. Elles dévalent ses joues, les creusent comme des ruisseaux. Quand il ose enfin affronter le regard de Louise, il constate qu'elle pleure, elle aussi.

— Oh, Julien, souffle-t-elle.

N'y tenant plus, elle se précipite dans ses bras et colle sa tête sur son épaule. Il l'enlace. Fort. Respire l'odeur de ses cheveux. Et comme s'il était plein d'elle à nouveau, comme s'il replongeait dans le passé, il lui semble qu'une seule semaine s'est déroulée depuis qu'ils ont fait l'amour pour la première fois, et qu'ils partagent enfin un vrai moment d'intimité. Il croit qu'il n'y a jamais rien eu d'autre. Pas de temps. Pas de malheur. Pas d'autres gens. Même pas Cons. Même pas Estéban.

— Je suis désolé, Louise. Je suis désolé d'avoir essayé de te détester pour t'oublier. Je suis désolé de m'être forcé à passer à autre chose. Je suis désolé d'être tombé amoureux d'autres gens, et d'avoir été heureux parce qu'ils m'éloignaient de toi.

— Non, ne t'excuse pas. Tu as eu raison de m'en vouloir, et de m'oublier.

Elle s'écarte. Elle veut le regarder, le toucher, lui caresser les joues et essuyer sur les larmes.

— Je ne t'ai jamais vraiment oubliée.

— Mais tu es amoureux d'autres personnes, non ?

Il l'observe, éperdu, soulevé, ballotté par les sentiments et les questions, et les doutes et les certitudes.

— Oui, Louise. J'aime d'autres gens, mais toi...

Toi, tu es le bonheur, pense-t-il. Et tu te tiens là, toute proche de moi, et j'ai rêvé de ce jour si longtemps qu'il y a des secondes où ton regard si beau et lumineux me fait croire que je dors encore, que je fantasme de toi, qu'il faut que je te touche, que je te serre, pour être sûr que tu existes bel et bien.

— Je suis incapable de t'oublier, surtout maintenant, surtout en sachant la vérité... Tu m'as bouleversé, Louise.

Elle pleure plus encore, alors il colle son front contre le sien, passe une main dans ses cheveux, l'autre dans son dos. Elle soupire de bonheur. Parce qu'il est enfin là. Parce que ses mains brûlent sur sa peau.

— Julien...

— Laisse-moi t'embrasser, Louise.

Et fondre dans le passé avec toi.





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J'avais un peu abandonné l'idée de buzzer sur Wattpad. Mais récemment, on m'a reposé la question qui tue : "Comment ça se fait que t'aies pas plus de succès ?" 

Hahaha. 

😑

Je ne sais pas. 

J'avais abandonné cette idée d'avoir beaucoup de lecteurs. Je suis contente parce que même si mes chiffres évoluent peu et lentement, un certain nombre d'entre vous êtes très actifs, et je préfère largement ça que des centaines de lectures silencieuses.

Sauf que ça m'a quand même chauffé, et j'ai décidé de faire un petit effort pour ameuter du monde (même si plein d'histoires sans résumés ni couvertures fonctionnent largement mieux que les miennes). J'ai donc refait la couverture de ce livre. Elle va peut-être encore changer. J'aimerais trouver une photo avec trois mecs plutôt que deux. Si, à tout hasard, vous avez des propositions, je suis preneuse. 

J'ai aussi modifié toutes les couvertures d'Envol. J'ai gardé celle d'Hunter x Boys Band, parce que je l'aime beaucoup, et celle de Shots de Limonade, parce que j'ai la flemme de mettre ce recueil à jour. 

Il y a des auteurs très connus sur cette plateforme dont je soupçonne que le succès réside en partie aux énormes torses qu'ils collent sur TOUTES leurs couvertures... J'ai horreur de ça donc je ne rentrerai pas là-dedans (Bon j'avoue que pour Shots de Limonade... Mais en même temps ce ne sont que des lemons, c'est à propos 🙄). En revanche, si vous avez à cœur de m'aider dans ma quête, vous pouvez voter, commenter, partager mes histoires ! 

J'en profite aussi pour vous dire que ça y est, j'ai terminé Nigra Sum BE10. Maintenant, j'ai 400 pages de texte à nourrir et corriger ET... il y a bien un bxb huhu !

Le livre de conseils d'écriture va arriver très très bientôt. J'espère vous voir nombreux ! 😘

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