#16 - WOLFRAM
— Wolfram, c'est à toi dans deux minutes.
Constantin attend dans le couloir noir, rongé par le trac et les incertitudes. Depuis une semaine, il se demande ce qu'il fout là. Sa place est dans le public, derrière le chef. Il est là pour aider les chanteurs, pas pour chanter lui-même. Certes, il n'a jamais arrêté les cours de chant. Certes, une professeure du Conservatoire l'a pris sous son aile parce qu'elle le trouvait incroyablement doué, pendant ses années d'études. Certes, il repère chaque défaut technique des professionnels, donne la réplique admirablement. Certes, il connaît le rôle de Wolfram en entier, mais quand il a gracieusement accepté de remplacer le baryton malade, à la pré-générale, il était loin de s'imaginer que le directeur lui demande de chanter jusqu'à son total rétablissement. A l'Opéra du Rhin. Devant des gens.
Il souffle, tente de se calmer, souffle encore. Ses jambes tremblent. Il ne va jamais y arriver. Il ne va jamais se détendre. On a rajouté son nom en gros sur les programmes. C'est ce qui l'a achevé, tout à l'heure, quand il est entré dans l'opéra. Constantin Levinson. Il a eu l'impression de lire le nom de quelqu'un d'autre, d'un Doppelgänger. Ensuite, il a vu qu'on l'annonçait partout. Il y avait son nom en gros sur le site de l'opéra, l'article réservé d'un critique acerbe du plus célèbre magazine de musique classique du continent, des tweets surpris, en plusieurs langues, par l'apparition sur la scène internationale de cet illustre inconnu, qui reprenait le rôle au pied levé.
— Une minute avant l'entrée de Wolfram. Envoyez les danseuses.
C'est long. L'attente est insupportable. Il a révisé toute la nuit. Le texte. Les notes. La mise en scène. Ça va être lamentable. Il ferme les yeux, répète son air à mi-voix. Ça lui rappelle cette fois où il avait chanté la même chose pour un de ses amis de lycée. Avec lui aussi, il avait couché. Il sourit. C'est loin, maintenant. Ça a au moins dix ans, peut-être quinze. Curieuse période que cette année-là. Il était tombé éperdument amoureux de son meilleur ami, Julien, et de ce garçon-là, Estéban. L'affaire avait résulté en un arbre millénaire brûlé, que ses ancêtres et son peuple connaissaient, utilisaient, vénéraient. Une vraie connerie.
Puis il était allé à Paris, et son cerveau s'était branché sur le rythme de la ville. Il avait pris les tics. Marcher vite. Ne pas s'arrêter. Eviter les crottes. Se mettre à droite dans l'escalator. Ne pas sourire. Serrer son téléphone. Il n'avait presque pas gardé de contacts. Horrifié par ses actes, il avait fui son ancienne vie, ces gens qu'il avait gâchés, ses parents appauvris, ses amis paumés. Il avait tout quitté pour son rêve, pour l'amour de la musique.
Sa nouvelle existence l'avait happé, emporté. Il était arrivé premier à son concours. Il avait rencontré des gens, beaucoup de gens. On était tombé amoureux de son charme, de son talent. On lui avait trouvé des qualités qu'il ne se connaissait pas. Il avait fait les choses qu'on fait quand on est un jeune adulte dans une résidence étudiante : bosser la journée, boire et baiser la nuit, avec à peu près n'importe qui. Après deux ans, une courte expérience avec un tromboniste l'a bouleversé. Il s'est demandé s'il n'avait pas été vraiment amoureux de ses deux amis. Il se demande encore, parfois. Il ne les a jamais oubliés. Il est juste parti très vite, convaincu qu'il s'était fait avoir par l'arbre, parce que contrairement à eux, il se sentait hétérosexuel.
Avec le temps, tout ça l'a moins rongé. Des regrets, des doutes, il en a eu d'autres. Il a hésité, quelques fois, à les recontacter. Il n'a jamais osé. « On se voit quand je reviens sur Lille, aux vacances, Ju ! » est le dernier qu'il lui a envoyé. Il est rentré plein de fois, mais il ne l'a jamais revu, lui. Julien lui avait répondu : « Cool ! On t'aime, Cons ! », et il n'a jamais su quoi faire de ce message. De ce qu'il sait, Julien est devenu professeur d'histoire, et Estéban travaille dans le storyboarding. Il les regarde vieillir sur les réseaux sociaux. Julien a perdu des cheveux. Ceux d'Estéban commencent à blanchir. Il ne sait rien de leurs vies amoureuses. Il ne sait pas s'ils ont des enfants. Le temps en a fait des inconnus qui lui arrachent des sourires tristes quand il découvre des photos d'eux.
Maintenant qu'il y songe, il n'a aucune idée de ce que sont devenus les autres. Les victimes. Fanny. Louise. Gaëtan. Mathis. Haruka. S'il y avait eu un problème, il aurait été mis au courant. Il suppose que ça va. Personne ne l'a jamais appelé. Il ne sait pas non plus ce qui est advenu de la mère de Leandra, ni de Béatrice. Le groupe a achevé d'exploser quand Estéban a avoué à Julien ce qu'il avait fait, avec sa mère.
— Wolfram, en piste ! Toï toï toï !
Il se reconcentre. Trop tard pour reculer. Constantin déboule sur l'immense plateau et entonne sa phrase sans plus réfléchir. Sa collègue l'encourage des yeux. Il la faisait répéter il y a encore trois semaines. Il termine sa réplique miraculeusement bien, fait ses trois pas, face publique, regarde le premier balcon à travers le halo blanc, puis tout s'efface. Il s'abandonne à son personnage, qui sait quoi faire, où aller, comment chanter, qui a une destinée, qui ne se pose pas de question, qui ne ressasse pas son passé comme un con nostalgique.
Le temps passe en un clin d'œil. Il a tout enchaîné dans un état proche de la transe. Le publique se lève en criant de joie. Il reprend contact avec lui-même. Il est épuisé, en nage. Il ne tient plus debout. Ses jambes flageolent de fatigue. Ses pieds lui font mal. Le costume lui colle à la peau. Son corps a péniblement accompagné les derniers aigus. La soprano lui a vrillé le tympan droit. Le rideau se baisse. On n'arrête pas d'applaudir. Il l'a fait. Il l'a fait. Il veut le refaire. Il veut faire ça toute sa vie.
— Constantin ! Tu étais formidable !
Tous les chanteurs se jettent sur lui pour l'enlacer. Il est fou de joie. Il n'a pas été dans un tel état depuis des années. Il se met à pleurer. Ce n'était pas parfait, mais il l'a fait. On le prend par les mains pour le faire sortir de scène. Le rideau se relève. Le soliste au plus petit rôle court sur scène saluer le publique. On lui donne de l'eau. Il boit, n'arrête pas de pleurer, s'étrangle, tousse, boit encore.
— Wolfram, c'est à toi !
— Hein ?
— Va saluer !
Il puise dans ses dernières ressources pour courir sur scène, s'avance devant la foule, qui se relève et recommence à hurler. Il lève les yeux, sourit à travers les larmes, repense à cette soirée où Estéban lui avait dit qu'il rêvait de le voir sur scène. Il se dit que ç'aurait été fou, s'il avait été là, mais moins fou que Julien qui se tape cinq heures d'une musique qui lui hérissait les poils rien que pour lui.
Le publique bat des mains à tout rompre. Il est heureux, complètement aveuglé par la lumière et les larmes. Il se baisse encore, dit « Merci » avec les lèvres, essaye de regarder tout le monde. Les galeries, tout en haut, les balcons, le parterre. Ses yeux parcourent la salle jusqu'au premier rang, et c'est là qu'il les voit.
Ils sont venus tous les deux.
FIN
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Voilà. C'est toujours bizarre de terminer le premier jet d'une histoire. J'ai versé ma petite larme, comme à chaque fois. La correction, ce n'est pas vraiment pareil... Corriger, c'est peaufiner une aventure qui est déjà achevée. Je ne sais pas où me mènera celle-là. On verra, mais je vais m'en occuper dans tous les cas, puisque j'ai pris la décision de l'envoyer à des maisons d'éditions (après tout, on ne sait jamais).
Les prochains temps d'écriture risquent de ne pas être les plus drôles, pour moi. Entre ça et Nigra Sum - BE10, je sens que je vais m'ennuyer. Les autres idées de romans que j'ai sont beaucoup trop élaborées pour que je puisse me lancer dedans pour le moment, et je n'ai plus de petits scénarios simples en tête sur lesquels jeter mon dévolu. Donc il est très probable qu'une fanfiction voit le jour dans les prochaines semaines. Je ne vous cache pas que ça me manque un peu.
Sinon, j'aimerais vous remercier. Premièrement, vous avez beaucoup voté pour cette histoire, genre vraiment beaucoup. Je suis toujours hallucinée parce qu'actuellement, il y a presque 1K de votes pour moins de 5K de lectures, wtf. Bref. Merci pour ça. J'ai vu ceux qui ont suivi de bout en bout, présents à chaque chapitre, fidèles au poste, et ceux qui sont arrivés après, qui ont tout rattrapé en quelques jours... Vous m'avez tellement motivée...!
Ce roman a été très compliqué à terminer. C'est l'histoire la plus simple que j'ai jamais écrite, et je l'ai souvent trouvée un peu vaine, un peu trop triviale. Si vous n'aviez pas été là, je l'aurais abandonnée dans un coin, et je ne l'aurais jamais achevée. Mais voilà, on est arrivés au bout, grâce à vous.
Deuxièmement, vous avez tout suivi. Les moments où j'étais motivée, ceux où je voulais tout arrêter, ceux où je perdais confiance en moi. Il y a eu tellement de fois où j'étais à deux doigts de tout foutre en l'air, supprimer mon compte, mes histoires, tout effacer... Même quand on écrit et qu'on partage pour le plaisir, c'est dur de ne pas se sentir récompensé à la hauteur de ses efforts, de voir tout le monde percer autour de soi en attendant son tour... Bref, c'était compliqué, et vous avez toujours été là pour me soutenir.
Pour l'instant, ça va mieux, d'une part parce qu'il y a pas mal d'activité sur mon profil ces derniers temps, d'autre part parce que je me suis beaucoup écartée de Wattpad et que je m'en soucis moins. Et puis, l'air de rien, les chiffres grandissent. Ma première fanfiction, Envol, va bientôt atteindre les 10k. Hunter x Boys Band glisse gentiment vers les 20k. Cette histoire a presque 5k. Même Nigra Sum trouve grâce aux yeux de certains, et pour le Guide d'écriture, je ne me suis jamais attendue à avoir du succès dessus. C'est juste pour aider.
Du coup, on y est. C'est le moment où on se dit au revoir. Je suis très heureuse que vous ayez suivi les aventures de Cons, Julien et Estéban. Merci d'avoir lu cette histoire jusqu'au bout, et au plaisir de vous retrouver plus tard, ailleurs, dans un autre roman.
A bientôt <3
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