#12 - MATHIS
Quand Mathis a reçu : On m'a dit que t'étais branché pour la...petite soirée entre « amis ». Ça tient toujours ? de la part du meilleur ami de Julien, il s'est dit que ce type avait un caractère bien plus trempé que ce que son physique laissait paraître. Après avoir confirmé sa venue, ils ont convenu de se retrouver devant le bâtiment de Constantin.
Mathis se sent fondre sous son masque d'indifférence. Il ne se souvient pas avoir été plus stressé dans sa vie qu'aujourd'hui. C'est la première fois qu'il consent à ne plus rien maîtriser.
Depuis quelques jours, il est pris d'une croyance insensée. Quelque chose lui souffle qu'il ira mieux s'il lâche prise, s'il abandonne tout. De toute façon, à partir du moment où Julien est apparu, il a perdu sa mesure, sa capacité à se soustraire à ses sentiments pour réfléchir froidement.
Il lui semble qu'en rencontrant Julien, il a renoncé à tous ses principes. Avec lui, il aurait pu assumer ce qu'il était. Il se serait dévoilé à ses camarades, à son école, à sa famille. Avec lui, il serait allé au bout du monde, il aurait tenté d'élever l'humanité pour le rendre heureux. Avec lui, il aurait été fier, il aurait grandi, évolué. Il n'aurait plus eu peur de rien. Sauf que Julien s'en fout. Il se moque tellement de son amour pour lui qu'il ne le voit même plus. Il a oublié les regards qu'il lui lançait, la façon dont il s'approchait de lui, son besoin de s'assoir à ses côtés. Il a oublié la fois au vestiaire. Il a oublié leur baiser. Il a tout oublié dans les yeux d'Estéban.
Alors, tant pis. Mathis n'est pas le genre d'homme qui se laisse abattre. Il a mieux à faire que se morfondre. Et dans le fond, il trouve que Julien n'en vaut pas la peine. Il n'est jamais allé voir Clémentine à l'hôpital. Il ne s'est jamais soucié de son état. Il vient et repart comme une tempête, qui chamboule tout, qui repart, indifférente au massacre qu'elle a causé.
Il n'en vaut pas la peine.
— Salut, Mathis, ça va ?
Constantin marche vers lui. Son sourire exhale la confiance. Il semble à Mathis très différent de la fois où il l'a vu à l'hôpital. Beaucoup plus charismatique. Il a une belle manière de dégager ses cheveux, une démarche est aérienne qui donne à son corps une allure élancée, assurée. Le maintien de Constantin attire l'attention. Il se tient comme un prince, comme s'il avait la droiture inscrite dans les gènes.
Une fois à sa hauteur, Constantin lui serre à la main. Mathis songe à l'ironie de la situation, vu la façon dont la soirée risque de terminer, mais il ne dit rien.
— Ça va et toi ? Ça fait un moment qu'on ne s'est pas vus.
— Oui.
Cons remarque le regard de Mathis, un peu trop longtemps posé sur sa paupière gonflée. Il s'est juré de ne pas rentrer dans les détails, ni même dans la vérité, mais d'expliquer simplement qu'il a fait une mauvaise chute si on vient à le questionner sur son hématome.
— Finalement, Julien et Estéban ne viennent pas ?
Cons détourne les yeux dans la direction opposée, esquisse un sourire gêné et répond :
— Non. On a eu un... mmh... un différend.
— Je vois.
— Au départ, je n'étais pas très partant pour cette soirée, mais je crois que j'ai besoin de me changer les idées.
— Je te comprends.
Ils se lancent un regard entendu, et poursuivent leur chemin dans un silence confortable.
A la station, Cons vérifie le trajet qui les emmène chez Fanny. Il n'est encore jamais allé chez elle. La gare est presque vide à cette heure. On entend les pigeons roucouler sur les poutres d'acier, trente mètres plus haut. Près d'un café, un homme joue la mélodie d'Amélie Poulain sur un piano en libre-service, plus passionné que s'il dirigeait la 7ème de Beethoven.
— On a huit arrêts avant de...
Cons remarque que Mathis n'est plus à côté de lui, lorsqu'il se tourne, mais au milieu de la station, entouré de trois policiers. Il ne discerne pas ce qu'ils disent, mais voit Mathis déposer son sac à dos sur le sol, puis écarter les bras.
— Il y a un problème ? demande-t-il en trottinant jusqu'à eux.
— Ecartez-vous, s'il vous plaît, on contrôle le jeune homme.
Mathis est debout, tâté centimètre par centimètre par un policier peu soigneux avec lui. L'autre, à genoux, fouille son sac à dos, et en répand le contenu sur le sol.
— Très bien, répond Cons, en extirpant sa propre carte d'identité. Voilà.
L'homme ne regarde pas le papier qu'il lui tend. Il le pousse doucement sur le côté et répète :
— S'il vous plaît, écartez-vous.
— On est ensemble, réplique Cons.
Trois mètres plus loin, le policier agenouillé a renversé le reste du sac.
— Eh, il est pas très rempli, ton sac à dos, pour un étudiant, raille-il.
— Je transporte peu de choses, répond Mathis, tandis que l'autre lui examine les côtes.
— D'accord, dit l'homme face à Cons, les mains tendues devant lui comme s'il cherchait à apaiser une tension inexistante. Votre ami va vous rejoindre dans quelques minutes.
— Si vous le contrôlez, je vous demande, s'il vous plaît, d'être contrôlé aussi.
Le policier souffle. De l'autre côté, son collègue attrape le portefeuille de Mathis qui gît sur le sol entre un calepin et un stylo quatre couleurs, et l'ouvre sans délicatesse, prêt à le déchirer.
— Ecoutez, on n'a pas beaucoup de temps, mettez-vous sur le côté.
— Ce que vous faites s'appelle un délit de faciès.
La mâchoire de l'homme se tend. Il doit avoir la quarantaine. Ses yeux sont très bleus. Les repousses de sa barbe grisonnent. Il fait un pas vers Cons, qui extirpe son téléphone de sa poche.
— Continue à faire le malin, et on vous embarque tous les deux.
Cons s'est mis à filmer un peu tard, mais il lui semble qu'il a enregistré une partie de la phrase. Par-dessus l'épaule de l'homme, Mathis le regarde et lui fait des petits « non » de la tête.
— Embarquez-nous, si vous voulez. Ma mère est avocate. Je suis sûre qu'en venant nous chercher en garde-à-vue, elle comprendra très bien le fait que j'ai fini au poste parce que vous ai demandé de faire votre travail.
Il parle assez fort pour que les deux autres l'entendent. Le policier aux yeux bleus souffle une seconde fois, arrache des mains de Cons sa carte d'identité, la survole, la lui rend, puis soupire :
— C'est bon, tout est en règle.
Celui qui fouillait Mathis le lâche, l'autre se lève sans prendre la peine de remettre les affaires dans le sac.
— C'était dangereux de faire ça, dit Mathis quand ils se sont éloignés. Ça aurait pu mal finir s'ils avaient été plus agressifs. Et puis je m'en serais sorti tout seul. Je n'avais pas besoin de ton aide.
— Je suis désolé, ça m'a agacé.
— Non, ça va. T'as voulu m'aider, c'est gentil... Ta mère est vraiment avocate ?
— Ouais.
— C'est pratique, ça.
— Ça sert à impressionner les cons.
Mathis sourit, puis il replace son sac sur son épaule.
—Je dois me faire contrôler au moins une fois par mois, mais c'est toujours un peu angoissant.
— C'est la première fois de ma vie qu'on vérifie mes papiers.
— Et tu as dû insister !
Ils finissent par éclater de rire, dépassés par l'absurdité de la situation, et soulagés que les choses se soient bien terminées.
— Moi, c'est la première fois que je vois quelqu'un réagir pour me soutenir face aux flics. La plupart du temps, les gens me regardent surtout comme si j'étais coupable d'un truc. Le fait d'avoir souligné l'injustice, c'est juste... C'est cool. Complètement inconscient, mais cool.
Le métro qui les emmène chez Fanny est vide. Ils décident de s'asseoir au fond de la rame. Constantin s'installe confortablement, les jambes croisées, le nez sur son téléphone. Mathis, intrigué, se passionne pour sa paupière gonflée. Il a très vite fait le lien entre le « différend » et son œil tuméfié, et se dit que si c'était Julien qui l'avait frappé, il l'aurait entendu en long, en large et en travers, raconter des matinées durant son histoire à Bertille, qui l'aurait contemplé, émue, la bouche grande ouverte. D'où sa question :
— C'est avec Estéban que tu t'es battu ?
Cons relève les yeux, surpris. Il n'a aucune idée de comment son camarade est arrivé à cette conclusion. Il abandonne toute idée de mensonge.
— Oui. Il croit que j'ai couché avec sa mère.
— Oh... Je comprends mieux.
Cons grimace.
— Je n'ai pas... Enfin, ne crois pas que...
— T'inquiète. Les mecs peuvent devenir paranos avec leur mère ou les sœurs... C'est assez courant, mais j'ai toujours trouvé cette attitude paternaliste un peu trop valorisée. Je ne dis pas que c'est ce qui s'est passé, mais si t'avais voulu coucher avec sa mère, et qu'elle le voulait aussi, en quoi est-ce que ça concerne ton pote ? De quel droit il lève la main sur toi ? Sa mère est assez grande pour prendre ses propres décisions.
— Je suis plutôt d'accord avec toi, mais si j'avais dit ça à Estéban, je serais sûrement dans le coma.
Ils rient de nouveau.
— Et comme Julien et Estéban sortent ensemble, Julien ne t'accompagne pas, ce soir.
Cons souffle.
— Ouais... Ils m'ont laissé tomber.
— C'est dur... Ça fait combien de temps que vous êtes amis ?
— Avec Julien, ça va faire dix ans... Estéban et moi, on s'est rencontré au lycée.
Mathis songe à l'ingratitude de Julien. Il hésite à faire part de son avis, puis décide finalement de ne pas envenimer la situation. Le visage de Constantin le laisse supposer qu'il rumine bien assez comme ça.
Une fois chez Fanny, Cons n'est plus aussi sûr de lui. La dizaine de convives est installée en cercle autour d'une table basse pleine de bouteilles. Fanny est toute joyeuse, assise au milieu d'un canapé deux places qui accueille cinq personnes.
Il reconnaît Bertille, dans un coin, qui parle à un homme deux fois plus grand qu'elle, Mélissa, entame déjà son troisième verre, et le fameux Gaëtan dont Julien et Estéban ont tant parlé.
Les autres sont de vagues connaissances, des visages qu'il a croisés, des étudiants de sa promotion à qui il parle peu. Accaparé par ses deux meilleurs amis, Cons n'a jamais pris la peine de créer beaucoup de liens avec ses camarades. Il n'est pas convaincu que cette soirée soit la bonne façon de nouer des amitiés. L'ambiance est particulière, désagréablement électrique. Chacun sait pourquoi il est venu, mais mis face à ses propres désirs, aucun n'ose agir. Les invités ne font que se jeter des regards étranges, discuter de banalités, et boire. Cons n'imaginait pas que la chose le mettrait si mal à l'aise.
Depuis hier, il ne fait que penser au message vocal que Julien lui a envoyé, la veille. J'ai parlé avec Leandra... — Ah, merci. C'était bien la soirée, sinon ? — Heu... Ouais... — Il s'est passé un truc ? — ... Ouais. Estéban et moi, on a...enfin tu vois. Il voyait très bien. Trop bien, même. Il a pu sentir son cœur craqueler et se fendre dans sa poitrine. Il a pu sentir la plaie qui brûle et la douleur qui s'infiltre. La colère a rapidement dominé le reste, et elle l'a traîné jusqu'à cette « fête ». Mais maintenant qu'il y est, il se rend compte qu'il est triste, qu'il ne tient qu'à s'enfoncer sous ses draps pour pleurer et dormir.
Quand, au bout d'une heure, les gens commencent à se toucher et s'embrasser, Cons attrape son verre et se met à parcourir la maison. Au fond du salon, il trouve une vaste cuisine, s'adosse à la fenêtre, et continue de boire en regardant les étoiles.
Julien et Estéban sont peut-être encore ensemble, en train réitérer ce qu'ils ont fait la veille, sans qu'aucun d'eux ne pense à lui. Cons se sent stupide. Il voudrait passer à autre chose, faire n'importe quoi avec n'importe qui. Il voudrait les oublier tous les deux, pour toujours, faire comme s'ils n'avaient pas existés, ou s'enfermer dans le fantasme de ne les avoir jamais perdus.
— Toi aussi, ça te met un peu mal à l'aise ?
Mathis est dans son dos, une cigarette à la main. Cons se décale sur le rebord de la fenêtre pour lui laisser une place. Il répond :
— Ouais... Je crois que je ne suis pas trop dans le mood. Peut-être que faire ce genre de trucs pour se changer les idées n'est pas très efficace.
Mathis rit :
— Je crois que ça fonctionne moyennement, ouais... Je pensais que je serais plus partant que ça, mais... Je ne sais pas. Il n'y a pas longtemps, je me suis rendu compte que... mmh...
— Que tu es gay ?
Mathis semble outré, un instant, puis il demande :
— C'est Julien qui t'a raconté, n'est-ce pas ?
— Ouais... Sur le coup, j'ai un peu eu envie de te tuer, mais en vrai, je te comprends.
Le regard de Mathis trahit son incompréhension.
— Me tuer parce que...
Constantin l'observe, l'air de se demander s'il va deviner. Mathis se demande s'il est aussi possessif avec son meilleur ami qu'Estéban ne l'est avec sa mère. Il se dit qu'à moins que le type soit un psychopathe, ce dont il n'a vraiment pas l'air, la seule possibilité est qu'il éprouve pour lui des sentiments un peu trop éloignés de l'amitié, alors il tente :
— Tu es amoureux de lui ?
Cons boit une grande gorgée de vin, puis souffle :
— Faut croire.
— Tu lui as déjà dit ?
— J'ai compris très récemment que c'était de l'amour que je ressentais, donc non. Et puis maintenant, il est avec Estéban, alors...
— Mais qu'il aille se faire foutre, Estéban. Enfin, excuse-moi, je sais que c'est ton ami, mais il ne devrait pas t'empêcher de dire ce que tu as à dire. Ça fait dix ans que tu connais Julien. T'as bien le droit de lui avouer tes sentiments.
— Je ne sais pas si je me sentirai mieux, après.
Mathis hoche la tête, laisse ses yeux s'égarer dans la nuit. Des bruits de plus en plus équivoques proviennent du salon. Apparemment, avec ou sans eux, l'orgie va bon train. Constantin et lui finissent par pouffer de rire, puis Mathis dit :
— Je ne sais pas ce qui rend Julien si... Je ne sais pas ce qu'il a de si spécial.
— Moi non plus, répond Constantin. Il a énormément de qualités, et il n'est pas moche, mais... Si tu voyais le nombre de personnes qui sont tombées amoureuses de lui... C'est ahurissant. Même Estéban qui a vraiment de quoi séduire tout le monde n'attire pas autant de gens.
Mathis fait la moue.
— Je ne le trouve pas incroyable, Estéban.
Cons le regarde, les sourcils très hauts sur le front. C'est la première fois qu'il entend quelqu'un critiquer la sensualité d'Estéban.
Mathis sourit et poursuit :
— Je ne suis pas très objectif. Julien parle de lui toute la journée, donc, de base, le mec m'insupporte. Mais en plus de ça, je le trouve très arrogant pour pas grand-chose.
Cons rit.
— C'est vrai qu'il a l'air arrogant, mais en réalité, il ne l'est pas tant que ça. Il sait plein de trucs.
— Moi aussi, je sais plein de trucs.
— Toi aussi, tu es arrogant.
Mathis s'insurge, à moitié amusé.
— Quoi ?
— Il paraît que tu notes rien, en cours. Si ça, c'est pas de l'arrogance...
— Je ne note rien parce que je n'en ai pas besoin.
— Tu pourrais faire semblant de galérer par respect.
— Ecrire me déconcentre.
Ils rient encore. Il leur semble désormais clair à tous les deux que l'orgie est bien entamée. Cons décide en lui-même de partir bientôt. Il n'a rien à faire là.
— Tu cherchais quoi, en venant ici ? demande-t-il à Mathis.
— Je crois que j'avais envie de me prouver à moi-même que Julien n'est pas indispensable. Et je me disais que peut-être, ce serait l'occasion d'explorer ma vraie sexualité, plutôt que de continuer de prétendre que je suis hétéro.
— Tu fais pas les choses à moitié, toi.
— T'aurais fait comment ?
Cons se gratte le menton, vide son verre, et répond, pendant qu'il le remplit avec une bouteille qui traîne sur le plan de travail :
— J'aurais téléchargé Grindr... Ou j'aurais embrassé un pote. Mais je ne serais clairement pas allé à une orgie. — Il boit. — Ce que je veux dire, c'est que bien prendre soin d'une personne, c'est déjà pas simple, alors pour en gérer plusieurs, il faut des compétences. Et puis avec le stress, parfois, ça marche pas.
Mathis ricane, entame une seconde cigarette.
— Il n'y a pas eu un jour de ma vie où ça n'a pas marché.
— Tu vois ? Tu es arrogant.
L'autre pouffe.
— C'est juste la vérité.
— Arrogant.
— Ok. Je vais dire un truc vraiment pas arrogant. Je croyais que je serais super à l'aise, et en fait, je me sens plutôt nul, ce soir. Je pourrais dire que j'ai pas envie, mais la vérité, c'est que je manque d'audace.
— Tu devrais profiter de l'occasion. Tu auras forcément du succès.
Mathis hausse les épaules.
— Ouais, je sais pas trop... Tu vas faire quoi, toi ?
— Je vais finir ce verre et rentrer chez moi avant qu'il n'y ait plus de métros.
— D'accord.
Cons trouve que le « D'accord » de Mathis sonne comme un « Dommage ». Il se demande tout à coup ce qu'il attend de lui, étant donné qu'ils n'ont parlé que de Julien. Il n'avait même pas envisagé que Mathis puisse le trouver attirant, mais maintenant, il ne sait plus.
— Tu me trouves comment ? demande-t-il, surpris de sa propre question.
— Mignon.
Ils gloussent, un peu gênés, remarquent qu'ils sont très proches, une fois tournés l'un vers l'autre. Mathis sent son cœur s'embraser dans sa poitrine, conscient de ce qu'il s'apprête à dire. Il hésite, ajoute finalement :
— J'aimerais beaucoup oublier Julien avec toi.
Cons est flatté. Il se dit qu'il n'oubliera sans doute pas Julien, mais sur le coup, ça lui convient quand même. Alors il scelle ses lèvres aux siennes.
Le baiser ne lui provoque pas grand-chose. Ni plaisir ni dégoût. Il le laisse indifférent. Il se sent léger, vaguement bien. Il n'arrête pas de penser à Estéban et Julien, mais cette soirée lui donne l'impression qu'il saurait vivre sans eux.
Mathis glisse ses mains dans ses cheveux, le serre un peu plus contre lui. Il embrasse bien, très bien même. Cons culpabilise de ne pas apprécier la chose mieux que ça.
Ils s'écartent quand Fanny et Gaëtan déboulent dans la cuisine à leur tour, à moitié nus. Fanny n'a plus de tee-shirt, et Gaëtan est en boxer.
— Ah, vous êtes là ! s'exclame-t-elle. Tout le monde vous cherchait.
— Vous ne cherchez pas très bien, remarque Mathis.
Le malaise que le baiser a dissipé revient au galop dans l'esprit de Cons. Chaque minute qui passe lui fait réaliser qu'il préférerait être ailleurs.
— Je vais rentrer chez moi, Fanny.
— Quoi ? Non, tu peux pas faire ça...
— Je me sens pas très bien.
— Je peux t'aider pour ça.
Elle sourit, l'embrasse à son tour, plaque sa main entre ses jambes et masse son membre mou. Cons n'aime pas. Il veut reculer, mais le mur est derrière lui. Il sent d'autres lèvres lui baiser le cou, et Fanny qui tire sur son jean. Il veut leur demander d'arrêter, dire qu'il n'est pas intéressé par ça, qu'il n'aurait pas dû venir. Fanny finit par baisser son pantalon. Il ouvre les yeux en grand quand elle se décolle enfin de lui, remarque que tous les invités ont suivi leur hôte dans la cuisine et viennent vers eux.
— Non, mais je... souffle-t-il.
Mathis lui coupe la parole en l'embrassant de nouveau. Gaëtan tire sur son tee-shirt. Fanny, agenouillée entre ses jambes, lui offre une fellation qui ne le fait pas réagir. Cons n'est pas sûr qu'elle se rende compte que ce qui arrive ne convient pas. Elle n'a pas l'air de s'en soucier, et Mélissa qui la rejoint la conforte dans son idée.
Il se demande pourquoi on ne s'occupe soudain que de lui, pourquoi même ceux qui s'embrassent le regardent, pourquoi autant de mains le touchent, et autant de lèvres l'embrassent. Il déteste ça. Il commence à sentir mal. Il se dit qu'il a un problème, qu'il devrait être heureux, que c'est ce qu'il attendait, qu'une dizaine de personnes sont disposées à lui faire oublier ses meilleurs amis. Il devrait être heureux mais leur expression l'effraie.
L'histoire de l'arbre lui revient à l'esprit. Il ne sait plus pourquoi il n'y pensait plus. Mais maintenant, il n'a plus que ça en tête, et tout lui semble évident. C'est à cause de l'arbre que Fanny, Mélissa et un type qu'il ne connaît pas se battent pour son sexe mou. C'est à cause de l'arbre que Mathis l'embrasse et qu'une autre fille, à genoux sur le plan de travail, lui caresse les cheveux, le visage, et lui lèche le lobe d'oreille. C'est à cause de l'arbre que Gaëtan déchire quasiment son tee-shirt, et que tous les autres tentent de l'atteindre. C'est à cause de l'arbre.
La colère grimpe en lui, enclenche le déclic. Il s'arrache de Mathis, rejette la fille, dégage les mains de Gaëtan sur son torse. Ils tentent de le noyer à nouveau, comme une marée, de le faire ployer, mais il se débat tellement qu'ils finissent par ne plus pouvoir le toucher. Il attrape Fanny par les épaules, la pousse contre Mélissa, écarte l'autre type avec son genou et se fraie un chemin entre tous les autres. Il sent des mains s'agripper à ses coudes, à ses doigts. Il sent des pieds qui essayent de le faire basculer, alors il hurle :
— Foutez-moi la paix !
Et ils n'ont pas vraiment l'air de comprendre. Cons se met à courir, se rhabille en même temps. L'adrénaline lui chatouille l'estomac. Il lui semble que les autres le suivent, mais il n'ose pas se retourner pour vérifier. Ce qui se passe est trop improbable, trop irréaliste. Ça ne peut pas être vrai, mais dans le doute, il court quand même, attrape son manteau, balance son sac sur son épaule, saisit sa paire de chaussures au vol, et claque la porte de l'appartement.
Dans le couloir, il ne prête pas attention au carrelage glacial sous ses pieds nus, et fonce dans la cage d'escalier. D'abord, il veut descendre, puis il se dit que s'ils le suivent, ils seront plus rapides que lui, alors il grimpe deux étages plus haut. Il entend la porte par laquelle il est entré s'ouvrir quand il passe le pallier.
Cons reste debout, en alerte, prêt à se réfugier dans le couloir si nécessaire, mais les pas s'éloignent. Il soupire, constate l'irrégularité de son souffle, s'assoit sur les marches et enfile ses baskets, encore sous le choc.
Une fois habillé, il emprunte le couloir, puis l'ascenseur, priant pour ne croiser personne. Son reflet dans le miroir lui montre sa peau rougie de baisers et ses cheveux en bataille. Il tente de s'arranger, finit par abandonner, et enfonce sa capuche sur sa tête.
Dehors, la rue est déserte, et plongée dans l'obscurité. Il sort son téléphone pour activer sa lampe-torche, remarque qu'il n'a plus de batterie, et se met à courir à l'aveuglette, un peu au hasard, jusqu'au métro.
La rame vide et suréclairée est la chose la plus rassurante qu'il ait vu de la soirée. Il soupire de soulagement, une fois assis, se retient tout juste de fondre en larmes, et ferme les yeux.
Il voudrait croire qu'il a rêvé, mais il sent encore leur peau contre la sienne, leur langue et leurs lèvres. Il se demande ce qui lui a pris d'accepter de faire ça, et ce qui leur est passé par la tête pour qu'ils deviennent tous aussi fous.
Les choses se passaient pourtant bien. C'est quand il a embrassé Mathis que la fête a dégénéré. Les quelques secondes d'enfer paraissent avoir durées des heures. Elles s'ancrent dans l'esprit de Cons, inexprimables, à peine croyables. Il plonge la tête dans ses mains, frotte ses yeux, et se laisse finalement aller au chagrin. Les larmes dévalent ses joues. Le son de ses sanglots emplit la rame. Il pense à eux, qui se sont collés à lui, et dont il ne voulait pas. Il pense à Julien et Estéban qui s'aiment mieux à deux. Il pense à sa propre vie qu'il gâche, à ses désirs qu'il oublie, aux rêves auxquels il renonce pour rien, parce qu'il n'a pas le courage de décider de ce qu'il veut. Il pense à tout, il pleure encore, et sa peine l'occupe tellement qu'il arrive chez lui sans s'en rendre compte.
Ses yeux sont secs, maintenant. Ses joues sont couvertes de larmes fossiles. Il enfonce la clé dans la serrure de sa maison, et remarque au même moment une ombre qui se détache du mur et avance vers lui. Elle n'est pas très grande. Il lui semble qu'il s'agit de la silhouette d'un homme, et quand elle arrive à sa hauteur, il la reconnaît.
— Julien ?
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Je suis enfin quasiment en vacances ! La majorité de mes cours s'arrêtaient cette semaine. Je suis trop contente.
Je voudrais préciser deux trois trucs sur la scène avec la police. J'avais prévu ce moment depuis très longtemps, bien avant les événements aux Etats-Unis, et le commencement des manifestations.
Je ne sais pas si ça tombe bien ou mal. Ce qui me soule, c'est que ça donne l'impression que je surfe sur la vague BLM, alors que je tenais à parler d'un problème réel, qui me touche directement. Le côté positif, c'est que tout le monde est soudainement plus conscient d'un souci qui dure depuis des années, que ce soit aux Etats-Unis ou en France, ou n'importe où, en fait... J'imagine que ça va éviter un bon nombre de réactions "Gnagna racisme anti-blanc", et j'avoue que ça me rassure, parce que je ne suis pas très motivée à m'engager dans ces débats-là.
Je ne suis pas sûre que la réaction de Cons soit la bonne. Je crois que ça peut très vite dégénérer et mener à des violences policières. Donc ne pensez pas que je vous encourage à monter au créneau à chaque fois que vous voyez des gens se faire contrôler dans la rue, parce qu'à mon avis, ça peut très mal se terminer pour tout le monde, et les gens concernés pourraient se vexer. Ici, Cons a réagi parce qu'il n'aurait pas su ne pas réagir, Mathis ne s'est pas énervé parce qu'il l'aimait bien, et les policiers étaient gentils, mais évitez de faire ça, s'il vous plaît.
S'il y a vraiment une bonne chose à faire, c'est de filmer. Je crois que c'est la seule façon de renverser la situation actuelle, de faire prendre conscience à tout le monde de la réalité de la vie des personnes racisées dans les pays Occidentaux.
Peut-être que pour vous, ce qui arrive actuellement est une découverte. Pour moi, c'est une prise de conscience qui arrive trop tard. Des vidéos de noirs qui se font étrangler à mort, ou renverser par la police volontairement, j'en ai trop vues. J'ai pleuré à chaque fois. Je n'ai pas compris pourquoi des gens réagissaient en disant : "Oui, mais c'est normal aussi, il a pas respecté les règles." Non, ce n'est pas normal. La justice ne se fait pas la rue, par des gens endoctrinés dans un système profondément raciste, et la peine de mort n'est plus légale en France. Les gens méritent d'être jugés dans un tribunal, et défendus par un avocat, peu importe ce qu'ils ont fait. Ce n'est plus possible de voir des gens se faire buter, tirer dessus ou renverser parce qu'on aimait pas la couleur de leur peau, et que ça ne choque personne.
J'ai vu des blancs du 16ème se plaindre parce qu'ils s'étaient un peu faits secouer par des policiers alors qu'ils ne respectaient pas le confinement. Si des choses comme ça vous traumatisent, imaginez ce que vous ressentez quand votre vie est mise en danger pendant un contrôle de papiers, quand on vous menace avec un flingue, quand on vous frappe, qu'on vous casse les chevilles et les côtes, parce que vous êtes mal garé, quand on vous coupe la jambe à coups de portière parce que vous roulez un peu vite sur un scooter.
En fait, j'ai du mal à comprendre pourquoi les gens réagissent maintenant, mais je suis contente. Ce qui me fait peur, c'est que les non-concernés prennent ça pour un phénomène de mode, trouvent un peu classe de mettre leur carré noir sur instagram, et n'y pensent plus jamais, alors qu'on continue à se faire discriminer et tuer dans la rue.
Dans mes livres, j'essaye de parler autant que je peux des causes qui me tiennent à coeur. Ce n'est pas évident quand la plupart de mes personnages sont des mâles cis-genre blancs, je l'admets. Et c'est aussi très agréable d'écrire dans la peau de quelqu'un qui ne souffrira jamais de son sexe et de sa couleur de peau... Si vous lisez Nigra Sum BE10, vous savez que je parle de l'esclavage et de la difficulté d'être noir en France aujourd'hui, et je vais essayer de continuer de le faire sans pour autant que mes bouquins deviennent des pamphlets politiques. Ce n'est vraiment pas ce que je cherche.
Bref, mon message est trop long. A la base, j'avais prévu de vous dire que le problème de la police contre les racisés est réel, qu'il ne faut pas l'ignorer, et que tout le monde doit en avoir conscience, mais du coup, je pense que ce n'est plus trop la peine. Ce que j'ai envie de vous demander aujourd'hui, c'est de ne pas oublier quand ce ne sera plus à la mode.
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