2010 - Armando (18 ans)

Je ne suis pas sûr de ce que je veux faire dans la vie. Je ne suis génial en rien, banal au possible, et curieusement ça ne me dérange pas du tout. Je veux juste faire profil bas, ne pas me distinguer, m'intégrer, me sentir bien. Je veux être invisible mais pas trop non plus. Je ne veux pas être le meilleur mais je veux juste ne pas être nul. L'ambition, c'est vraiment une qualité surestimée. Je ne demande pas beaucoup dans la vie. Je ne sais même pas ce que je demande, mais je sais que ce n'est pas trop. Je veux juste être normal, me sentir bien, et être aimé aussi si possible. Le lycée se passe bien. Je suis comme tout le monde et ça me convient très bien. Je travaille beaucoup et ce n'est pas toujours évident mais je m'en sors à peu près et ça me suffit. Au début c'était dur, mais ensuite j'ai trouvé mon équilibre, et maintenant je me sens bien, même s'il y a toujours beaucoup de travail et d'efforts, sans parler du Bac qui m'angoisse.

Mais ce qui m'embête le plus, c'est l'étape suivante. Devoir choisir une orientation qui définira toute ma vie, tout mon destin, et avoir peur de faire le mauvais choix. Et puis me dire que je fais un choix sans le faire vraiment, que je dois juste définir des vœux et ensuite laisser faire le hasard des systèmes informatiques d'affectation, pour une des décisions principales de mon existence. Dans ma tête, je n'arrive pas à me projeter dans plusieurs options à la fois, et à accepter qu'ensuite le hasard choisira pour moi. Pour l'instant, je me vois surtout étudier le graphisme, et je ne sais pas ce qui se passera si je n'obtiens pas ce vœu là l'an prochain. Je suis du genre à mettre tous mes œufs dans le même panier. Je ne peux juste pas tenir deux paniers à la fois, sans parler de plus : c'est trop lourd pour moi. Peut-être que certaines personnes trouvent ça plus léger : un panier dans chaque bras, le poids des œufs est mieux réparti, mais c'est idiot parce qu'au final c'est toujours porter plus de poids. Et puis c'est plus dur de surveiller les deux paniers à la fois, et surtout à la fin il faut en abandonner un alors qu'on s'y était attaché.

Mais s'accrocher à une seule vision, vouloir à tout prix quelque chose et ne pas pouvoir imaginer ta vie autrement, c'est aussi prendre un risque. Et je n'aime pas prendre des risques. Avoir des rêves c'est risqué, avoir des buts c'est risqué, alors j'essaye de me convaincre que le graphisme c'est juste une idée comme ça parce que je n'en ai pas forcément d'autre. J'essaye de me convaincre que ce n'est pas un vrai rêve, un vrai but, un vrai désir, et que si je ne l'ai pas ce ne sera pas si grave que ça. Mais ce n'est pas non plus comme si j'avais un panier de rechange. Ce qui est certain, c'est que je suis à un carrefour et que les choses vont nécessairement changer : que ce qu'il va se passer à l'issue de cette année définira de façon définitive la suite de mon existence et donnera une orientation irréversible à mon destin. Tous les profs ne font que parler du bac comme si l'enjeu était là, et je ne sais plus où donner de la tête et où concentrer mes efforts, parce que j'ai comme l'impression que l'orientation est un enjeu tout aussi important, sinon plus.

J'aimerais penser qu'il y a quelque chose d'autre que le hasard d'un système informatique d'affectation qui s'appuie sur des critères foireux. J'aimerais penser qu'il y a quelque chose qui s'assure que j'atterrisse ou je dois atterrir : un genre de destin je suppose. Mais je ne sais pas si je crois au destin. Ou alors, peut-être que je vois le destin un peu comme ci mini-jeu sur la Wii, qui ne mérite même pas le nom de "jeu" vu que c'est seulement du hasard. Non pas que je pense que le destin soit juste du hasard : c'est un mélange de prédétermination et de libre-arbitre, dont ce jeu offre une bonne analogie. Dans le jeu, tu es dans un chariot qui avance sur des rails, et au bout d'un moment tu arrives à un embranchement et tu choisis d'emprunter le rail de gauche ou celui de droite. L'un des deux arrive sur un sans-issue : tu as perdu. L'autre arrive sur un autre embranchement, où tu as un nouveau choix à effectuer, et ainsi de suite. Le but du jeu étant simplement de faire les bons choix le plus de fois possible d'affilé, de tenir le plus de temps possible avant de perdre. Mais de toute façon tu finis par perdre. Je ne pense pas que le destin soit exactement comme ce jeu : ça serait une vision trop pessimiste. Je ne pense pas qu'il y ait des sans-issue : je pense que chaque rail mène à un embranchement digne de ce nom, mais différent des autres.

Je crois que quand je suis sur un rail, comme au lycée, je n'ai qu'à me laisser rouler, ou bien peut-être que je dois faire des efforts pour avancer, réparer la roue du chariot, le pousser, ... Mais ce n'est pas à moi de créer le rail, de choisir ce qui va le composer. Si ? Je préfère penser que le réseau de rails est déjà prévu, que les possibilités sont écrites, mais toute ma vie n'est pas écrite : qu'arrivé à chaque embranchement, comme maintenant, j'ai le choix. Je ne fais pas mon choix complètement au hasard comme dans le jeu, mais je n'ai pas toutes les informations non plus. Je ne vois pas tous les embranchements qui vont dépendre de celui-ci. Tout le réseau de rails est construit, différentes issues possibles pour moi existe, et à chaque choix que je fais j' abandonne certaines possibilités, mais dans tous les cas il y aura des rails et une jolie promenade. Elle est chouette cette théorie ; elle est rassurante.

Sauf que, malheureusement, elle ne tient pas la route, ma théorie. Il est impossible que tous les rails soient créés d'avance ; parce que je ne suis pas seul sur terre. Si la théorie était vraie, elle le serait pour tout le monde. Or, les personnes font partie du destin des autres personnes. Si une personne est prévue sur mon chemin A, mais que cette personne fait un choix qui l'emmènent à un endroit différent, il n'est plus possible qu'elle croise ma route. Les choix sont libres et forcément les choix de deux personnes sont indépendants l'un de l'autre. Si A correspond à un lieu, ce n'est pas parce que je choisis A que l'autre personne ne va pas choisir B. Le seul ajustement possible du modèle serait que les routes soient créées au fur et à mesure. Chacun aurait son constructeur, qui prévoirait une route et les embranchements qui en découlent, mais seulement jusqu'à un certain point. Et puis il irait à des réunions où il rencontrerait d'autres constructeurs, et ils verraient ensemble où les gens en sont de leur route et lesquels vont pouvoir figurer dans ton parcours, et ils se mettraient d'accord. Si c'est ça, la vie n'est pas un roman, c'est une série télé qui fait des crossover. Ils écrivent au fur et à mesure, et la plupart du temps ils perdent de vue en cours de route le sens qu'ils voulaient donner à leur histoire. Mais bon, ils vont quand même essayer de veiller à ce que j'aie une fin heureuse : je suis le personnage principal. Chacun est le personnage principal de sa série ; les autres sont des figurants dans ma série mais ils n'en sont pas moins le personnage principal de la leur.

Et à propos des choses qui doivent à tout prix arriver dans ma vie quoi qu'il arrive, quel que soit le chemin que je prenne, je suppose qu'il y a des constructeurs particulièrement bornés qui commencent le réseau de rails avec l'idée fixe d'incorporer un certain nombre d'éléments quelque soit le chemin possible. Peut-être aussi que certains constructeurs se mettent d'accord dès le début pour que leurs personnages se croisent d'une façon ou d'une autre, et ce quelque soit les choix qu'ils font. Personnellement, je me contenterais amplement d'un constructeur qui veille à ce que mon histoire ait du sens et de la signification. Quelque chose de simple, mais de joli dans sa simplicité. Quelque chose qui donne envie d'aimer la vie. Je ne veux pas qu'il cherche à tout prix à caser certaines personnes ou certains évènements. Juste qu'il ne perde pas de vue son message, quel qu'il soit (sauf si c'est un truc du genre "la vie est injuste").

Mais le pire, ce serait qu'il n'y ait aucun constructeur. Effectivement, je ne peux pas contester cette éventualité. Mais vraiment, l'idée d'être seul en charge de la construction du réseau de rails des possibilités de ma vie, ça semble vraiment une tâche trop lourde pour mes épaules. Il y a des gens qui aiment se considérer comme des dieux, qui ont besoin de l'illusion qu'ils contrôlent leur vie : je n'en fais pas partie. C'est une responsabilité beaucoup trop importante, dont je me passerais volontiers. Et pourtant, rien ne m'assure que ma théorie des constructeurs soit réelle, et tout tend à faire penser qu'elle ne l'est pas, tout aussi élégante et rassurante qu'elle puisse être.

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