Chapitre 8


           « Bonjour, Mrs. Curtis. »

Mrs. Curtis : Concierge de 78 ans. Les cheveux de neige - et lorsque je dis neige, je ne fais pas uniquement référence à l'absence de pigmentation dans sa chevelure - en carré court, exagérément gonflé par un brushing. Le visage flétri comme une vieille pomme, maquillé à outrance. Des yeux de fouine, d'un gris légèrement voilé par ses soucis de cataracte. Le nez crochu de la fée carabosse. Le sourire artificiel, rempli de commérages jusqu'aux commissures des lèvres. Le dos voûté façon point d'interrogation, faisant passer son 1m51 pour 1m44. Et... Est-il vraiment utile de parler de sa garde-robe... ? Non, parce que la jupe plissée grise et le chemisier fleuri façon tapisserie des années 30... Hum... sans commentaire...

D'apparence, elle semble gentille et charitable. Le premier venu pourrait même lui donner son bon Dieu sans confessions. Mais dans le dos, cette perfide grand-mère pourrait vous sortir une tronçonneuse et vous transformer en cavalier sans tête, le tout d'un rire diabolique des plus irritants.

« Oh pardon ! Où avais-je la tête... »

Dans le journal de ragots que tu tiens secrètement, caché dans le tiroir de ta commode ? Je sais que tu n'attends que ça : recueillir de croustillants scoops découlant de ma bouche... Espèce de vieille perruche radoteuse...

« Bonjour, Miss Doubouteow ! s'approche-t-elle de moi à petits pas, raclant le sol de ses pantoufles, pour me prendre la mimine dans ses frêles mains glacées. »

Je ne sais pas ce qui m'insupporte le plus à cet instant : le fait qu'elle ne veuille pas me la lâcher ou sa fâcheuse manie d'appuyer sur chaque syllabe de mon patronyme, tout en ayant conscience qu'elle le prononce mal.

« Alors comme ça, vous nous quittez ?

- Well, je parviens à me libérer de son emprise gelée, d'un sourire toujours aussi forcé, toutes les bonnes choses ont une fin !

- Oh ! Quel dommage ! Vous étiez une locataire tellement adorable ! »

Toujours d'un sourire feint, je tourne la tête pour éviter son regard perçant et malaisant.

« Oh ! Arrêtez ! Je n'suis pas...

- Tellement calme et discrète ! poursuit-elle, sans se rendre compte que je m'adressais à elle en toute politesse. Vous n'avez jamais dérangé qui que ce soit au sein de l'immeuble. »

Parce que je faisais tout mon possible pour éviter le moindre contact avec le voisinage. Mais ça, c'était sans compter vos surveillances, planquée derrière votre œil-de-bœuf en guise de mirador.

« Vous êtes vraiment une jeune fille modèle ! »

Son hypocrisie m'arrache un rire ironique, que j'étouffe discrètement en une toux.

« Vous savez, Miss Doubouteow... »

Je crois qu'elle aime vraiment mon nom de famille. Non, sérieusement ! Cette vieille chouette adore mon nom ! Ce n'est pas possible autrement ! Pour qu'elle prenne autant plaisir à le glisser à la moindre occasion, je ne vois que ça ! Je ne compte même plus le nombre de fois qu'elle l'a placé, lors de nos conversations, non souhaitées et gênantes pour ma part. Peut-être le trouve-t-elle exotique, du fait de sa consonance typiquement française ? Mais si c'est le cas, espèce de perruche sénile, pourquoi passes-tu ton temps à le déformer ? Comme tous les autres, d'ailleurs...

« Je vais êtes honnête avec vous... »

Elle est sérieuse ? Elle, honnête ? Il va neiger cet après-midi.

« Quand vous êtes arrivée, l'année dernière...

- C'était il y a deux ans, Mrs Curtis.

- Oh vraiment ? Déjà deux ans ? »

Quand je disais qu'elle était sénile.

« Que le temps passe vite ! peine-t-elle à réaliser en aparté peu discrète.

- Mouais, surtout ces derniers jours, je marmonne, le regard évasif.

- Quoiqu'il en soit, ce que je tenais...

- dJuliane ? m'interpelle alors la voix de Loïs, résonnant dans la cage d'escalier.

- ... à vous dire... »

Loïs : vous me sauvez la vie ! Vraiment !

« ... c'est que...

- Oui, j'arrive !

- ... lorsque vous êtes...

- Désolée, Mrs Curtis ! je m'empresse de m'excuser, en m'éloignant de la conversation dans tous les sens du terme. »

Je me mets dans les starting blocks : la main droite sur la rampe.

« ... arrivée ici...

- J'ai encore... »

A vos marques : le pied gauche posé sur la première marche.

« ... la première fois que...

- ... quelques p'tites choses... »

Prêt ? La jambe droite n'attend que le coup de feu pour donner toute sa puissance.

«... je vous ai vue...

- ... à régler en haut. »

Partez ! Fuyez cette pauvre folle !

« ... avec votre dégaine de... de punk , j'entends encore sa voix radoter depuis le hall, faut dire ce qui est... »

Il est vrai que j'aurais pu appeler l'ascenseur, mais le temps qu'il arrive, qu'il s'ouvre et se referme, elle aurait eu encore l'occasion de me baratiner pendant un minimum de dix secondes. Et dix secondes supplémentaires de Mrs. Curtis équivaudraient tout bonnement à de la torture mentale. Alors à choisir entre torture mentale et torture physique ? Je prends le bourreau escaliers sans hésitation.

« ... j'étais loin de vous porter dans ... »

Ah ! A en juger ce soudain silence, je suppose qu'elle s'est enfin rendu compte que je viens de lui faire faux bond.

« Ca alors, où est-elle donc passée ? résonne son irritable timbre dans la cage d'escaliers. Miss Doubouteow ? »

Après quelques secondes, je distingue la fermeture de la porte de son appartement. Ouf ! J'ai eu chaud ! Sans l'intervention de ma Coach, j'étais bonne pour qu'elle me tienne la jambe pendant un quart d'heure... au mieux ! J'espère seulement qu'elle ne m'attendra pas au tournant, lors de... ma dernière descente.

J'arrive, haletante, à l'étage, les yeux de Loïs me regardant fixement, une lueur confuse en leur sein.

« Je suis désolée, dJuliane. Je sais que vous auriez préféré éviter toute démarche, mais... »

Elle fait alors un pas de côté, découvrant ainsi la silhouette de l'agent immobilier, tenant à la main la paperasse concernant l'état des lieux établi.

« ... il y a certaines choses que je ne peux malheureusement faire à votre place. »

J'acquiesce silencieusement d'un signe de tête, tout en me mordant les lèvres. D'un soupir, je m'approche de lui, le cœur battant le nombre de pas qui m'en sépare. Une fois face à lui, je saisis le support qu'il me tend sans un mot, ses yeux de rongeur fuyant ma misère imminente. J'appose un premier paraphe et ma gorge se serre. Un duo d'initiales et mes yeux brûlent. Une nouvelle signature et mon souffle se saccade. Une paire de mentions légales et ma tête tourbillonne. Encore quelques traces d'encre sur ce papier et mon estomac se retourne. La séance d'autographes terminée, je lui rends le support d'une main tremblante, sans croiser son regard. Les épaules tombantes, les noisettes rampantes, je fais demi-tour vers Loïs, qui choisit cet instant pour brandir mon sac à bandoulière à bout de bras. Je fais alors les quelques pas manquants pour le récupérer, et alors que j'ajuste la sangle sur mon épaule, une gorge se racle effrontément dans mon dos.

« Excusez-moi, Miss, se permet l'homme, me freinant dans mon élan de fuite en avant. Il me semble que vous avez encore les clés. »

D'un souffle peu retenu, je fais lentement volte-face, la main dans la poche de mon pantalon, à la recherche du jeu de clés convoité. J'avance en trainant les pieds jusqu'à lui, tête basse. Du coin de l'œil, je le vois tendre sa main vers moi, manifestant une certaine impatience. Et alors que je suis qu'à une soixantaine de centimètres de lui, je ne parviens pas à desserrer ce poing qui renferme le dernier objet qui me lie au studio. Je reste là, figée, cette main protectrice levée au dessus de la sienne. Je sens l'angoisse me prendre à nouveau dans son étau. Une souffle lourd de sanglots emprisonne mes poumons et me laisse muette pendant quelques secondes. Je prends sur moi pour inspirer profondément, espérant m'alléger un tant soit peu.

« Est-ce... Est-ce que, je bégaye d'une voix faible et éraillée, je... je pourrais... ? »

Je me sens incapable de terminer ma phrase. Toujours le regard planté au sol, je désigne de mon poing la porte de l'appartement, laissée entrouverte, mimant un mouvement de clés pour me faire comprendre. Toujours la tête basse, je prie de tout mon cœur, pour que mes cheveux dissimulent parfaitement la paire de silencieuses cascades glissant le long de mes joues.

« Eh bien, hésite-t-il quelques secondes à m'accorder cette faveur. »

Je le devine, à travers mon barrage de kératine, jeter un œil en direction de Loïs. Et la connaissant, elle doit très certainement lui signifier d'un signe de tête, que me laisser ce dernier plaisir – encore faut il que c'en soit un – serait la meilleure chose à faire. L'agent se laisse attendrir d'un soupir en guise de préambule à sa réponse.

« Allez-y.

- Merci, j'articule tant bien que mal, après avoir reniflé une paire de fois. »

La main toujours serrée sur le trousseau, je reste quelques instants figée, la tête irrémédiablement attirée par la porte d'entrée du studio. Je tente d'avaler ma salive, non sans la difficulté imposée par cette boule d'angoisse qui s'est formée au creux de ma gorge. J'en tremble de l'intérieur, comme de l'extérieur. J'ai tout fait pour fuir cet instant, et voilà que je demande à être mon propre bourreau, m'infligeant moi-même ma propre sentence. Tourner une clé comme on tournerait une page ? Quelle idée t'as eu là, Juliane ?

J'inspire profondément et parviens à faire un premier pas. Un autre s'en suit, toujours aussi peu assuré. Puis un autre, et encore un, jusqu'à être en mesure de percevoir le reflet de mon propre regard dans l'œil-de-bœuf. D'une main tremblante de maladresse, j'échappe malencontreusement les clés, soutirant un soupir agacé à l'agent Ratigan. Je me penche pour ramasser le jeu, faisant fi de sa réaction. Je n'ai que faire de ce que tu penses. Toi, après cette journée, tu retourneras dans ton doux foyer, retrouveras ta femme et tes enfants, auras un bon repas dont tu pourras t'empiffrer, dormiras dans ton lit moelleux King Size. Moi, je ne pourrai aucunement jouir d'un tel luxe, à partir du moment où je te restituerai l'objet que je tiens encore entre mes doigts. Alors oui, je n'en ai que faire du temps que je te fais perdre, tant que je peux ralentir ce qu'il reste du mien.

C'est en me redressant, les clés en main, que je réalise la luminosité régnant de l'autre côté de la porte. Et une fois de plus, je ressens le besoin de remuer moi-même le katana planté dans cette plaie béante. Je me retourne alors vers Loïs, le souffle saccadé.

« Je... Je pense, je balbutie timidement en m'adressant à elle, que... je vais... juste cinq minutes... »

La jeune femme, toujours aussi compréhensive, acquiesce d'un signe de tête, le sourire aux lèvres liées par la compassion. Je peine à le lui rendre, ne manifestant que de brefs remerciements du bout de mes noisettes humides, avant de m'engouffrer pour la dernière fois dans le studio.

« Eh mais... ! tente de protester l'homme. »

L'assistante sociale le somme de se taire d'une main autoritaire, avant de m'adresser un nouveau rayon de soleil.

« Nous vous attendrons devant le bâtiment. »

J'accuse réception de son indication d'un bref signe de tête, pinçant mes lèvres pour retenir ces nouvelles larmes qui torturent mes cils.

« Je vous demande pardon ? réplique alors l'agent immobilier du tac au tac. »

Ma main sur la poignée, je referme la porte sur eux, me laissant cependant l'occasion d'être témoin de la soudaine réaction de ma Coach, lui faisant volte-face avec autant d'autorité qu'une vieille institutrice aigrie.

« Un peu de compassion, je vous prie, s'impose-t-elle d'une voix malgré tout posée. Vous n'avez pas idée de ce qui l'attend, une fois qu'elle quittera ces lieux. »

Loïs : l'impératrice des mots justes en toute circonstance. Je ne peux m'empêcher de penser que je suis tombée sur une alliée de choix, lorsque j'ai franchi les portes des services sociaux, ce fameux 13 septembre. Et je sais que, une fois que cette mauvaise passe sera de l'histoire ancienne, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour lui exprimer au mieux ma gratitude, au-delà des mots dont je lui ai fait part, pas plus tard qu'hier.

Tandis que la clochette de l'ascenseur résonne dans le corridor, autorisant les pas de Loïs et Ratigan à s'engouffrer dans la cabine, c'est le front posé sur la porte, les yeux clos, que je prends une nouvelle inspiration, en guise de préparation psychologique. Je me retourne, lentement, pour affronter le néant de l'appartement. La lumière indirecte du soleil, traversant les fenêtres telle une poursuite naturelle, projetée sur le ballet aérien de grains de poussière, est devenue l'unique source de vie et de chaleur de ces murs. Je ne reconnais plus ce studio. Les clés sont encore en ma possession, et pourtant je n'y trouve plus ma place. Comme si l'âme qui y vivait jusqu'à présent me rejette à son tour. Se sentir comme une indésirable, comme un parasite, alors que j'ai juste besoin de quelques instants pour faire mes adieux à ce qui fut mon foyer, à cette vie que je suis contrainte de laisser derrière moi... Est-cela qui m'attend, une fois que j'aurais définitivement quitté ces lieux ? Est-ce ce genre de malaise que je ressentirais et devrais subir à longueur de temps, à chaque regard croisé ? Tsss... Comme si je n'avais pas déjà assez de mal à supporter le genre humain dans toute sa splendeur... à quelques exceptions près.

Non... La vérité, c'est que j'ai beau avoir conscience que je vis, là, mes derniers instants dans l'appartement, je ne réalise absolument pas ce qu'il va advenir de moi, à la seconde où je vais me retrouver seule... dans la rue. Cet inévitable qui me pend au nez depuis deux jours, depuis que cette grosse vache rousse s'est délecté du désespoir peint sur mon visage, lorsqu'elle m'a tendu mon avis d'expulsion... Cet inévitable que j'ai fui, en bonne lâche que je suis. Depuis, ce que j'ai soupiré, pleuré, n'était que la perte de tout ce qui compose ma vie : mon confort, ma déprimante routine, mes précieux biens... Et j'ai laissé mon inconscient me barricader derrière des œillères, qu'il a dressées pour me protéger de cette suite inéluctable. Mais maintenant ? Maintenant que j'entrevois la fin de ce film cauchemardesque, que... que vais-je faire ? Une fois la porte du studio verrouillée, l'ascenseur emprunté pour la dernière descente, la dernière traversée du hall d'entrée... Une fois que nous aurons déposé mes affaires au storage, que nous aurons effectué les modalités pour obtenir la clé de ma boîte postale, que Loïs me laissera... Que vais-je bien pouvoir faire de moi ?

Accablée par cette perspective débordante d'incertitudes, je me laisse couler le long de la porte, tout comme je laisse couler ces perles lacrymales sur mon visage. Cette triste réalité m'a frappé en plein visage. Et cette amère réalité fait mal... Très mal, même. Pour la première fois de ma vie, je n'ai aucun plan, aucune solution... Et je ne me risquerais pas à croire aux miracles. Non... A cet instant précis, je me sens juste... poussée dans le vide. Et rien, ni personne pour me retenir dans ma chute... Je vais devoir affronter cette situation, seule... Vraiment seule. Je suis... seule. Je me pensais loup solitaire et heureuse de l'être. J'assumais fièrement mon coté antisocial. Je prenais même un malin plaisir à dénigrer quiconque me semblait indigne de mon intérêt. Besoin de personne, ni d'Harley Davidson. Tsss... Quelle idiote tu étais. Et quelle idiote tu es encore, Juliane... A quoi bon vider ton corps de ces larmes pour les faire pleuvoir sur ton sort ? Tu ne fais que récolter ce que tu as semé. Et le Karma, ainsi que toutes mes petites voix intérieures, me le fait bien comprendre, me forçant à relâcher toute cette angoisse à poumon déployé. Pourtant, pleurer n'a jamais vraiment été dans mes habitudes. A dire vrai, je déteste me faire prendre en otage par des larmes intempestives. Tant que je suis en mesure de contenir toute source de pleurs à l'intérieur, c'est tout ce qui compte à mes yeux. Ne rien révéler de mes faiblesses : telle est ma force. Mais là, au cœur de ce gouffre sans fond, je ne peux faire autrement qu'exprimer, une fois pour toutes, cette détresse qui me possède, et ce, sans retenue. Et dire que ma première intention, lorsque j'ai entraperçu la lumière naturelle inonder la pièce, était de fermer les stores de moi-même. Comme pour border le studio, lui souhaiter de faire de beaux rêves remplis de souvenirs, avant qu'il ne soit plongé dans un sommeil à durée indéterminée.

Après ces quelques minutes de total abandon, je me ressaisis, avec cette illusion d'être enfin soulagée. D'un revers de main, j'essuie les dernières larmes séchant sur mes joues, puis me relève, laissant mes pas décidés me guider vers la première fenêtre du Living. Je n'ai ni le loisir, ni le luxe de jouir d'un possible retour en arrière, alors à quoi bon s'éterniser ? Un dernier regard jeté vers l'emplacement du AYA à travers le carreau, et je ferme le store d'un geste vif, comme décidée à tourner la page. Et ce, même si cela m'est pénible. Je me dirige ensuite vers la seconde fenêtre et plonge davantage le salon dans la pénombre, à la même vitesse que j'aurais arraché un sparadrap. Rapide et efficace... mais non sans douleur. Il n'en reste plus qu'une : celle de l'espace cuisine. Le remord sur le cœur, je tire cette ficelle qui scelle alors le dernier œil du studio, condamnant définitivement la lumière du soleil à l'extérieur. L'appartement ainsi privé de sa dernière source de vie et de chaleur, je pousse un soupir pour libérer mes poumons de cet amer fardeau, fait d'incertitudes et d'appréhension. Fermant les yeux, je prends une nouvelle inspiration salvatrice et l'expire sur plusieurs secondes.

« Merci, je susurre naïvement à l'âme de ce qui fut mon foyer pendant deux ans »




Fondu au noir

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