Chapitre 6


            Il est maintenant 22h16, selon l'affichage de ma box internet. Cela fait près de deux heures que Loïs a quitté les lieux, après m'avoir remercié pour le repas et s'être gentiment proposée de descendre les cartons de pizzas dans le local à poubelles du rez-de-chaussée. Depuis, j'ai passé le reste de la soirée à visionner le début de la première saison de CardCaptor Sakura, vêtue de ma tenue cocooning, composée de mon bas de survêt' bleu marine et un T-shirt félin. Cela peut paraître stupide, mais cet anime, aussi vieux et candide soit-il, a toujours eu le don de me changer les idées et, parfois même, de me remonter le moral. C'est ça, le pouvoir de la Kawaiiitude. Mais encore faut-il que la réalité à affronter après ce moment d'évasion ne soit pas aussi accablante.

Et alors que je fume à cette fenêtre du Living-room, ce qui sera certainement ma dernière cigarette en tant que locataire, je me remémore ces deux années passées dans ces murs. Je me souviendrai toujours de ma première visite du studio, le samedi 27 août 2016. Je m'en souviens, car il faisait une chaleur écrasante en cette fin d'été et qu'à cause d'une panne d'ascenseur, j'ai eu à gravir les quatre étages à pied, me retrouvant en nage une fois devant la porte de l'appartement, face à la jeune femme de l'agence qui me faisait visiter. Mais lorsqu'elle ouvrit la porte, ma fatigue, mon humeur grognon, tout s'était envolé à la découverte de ce Living-Room vide, qui sur le coup m'avait semblé aussi spacieux qu'une suite quatre étoiles. Alors oui, j'exagère. De Une, je n'ai jamais eu la chance de profiter d'une suite quatre étoiles ; de deux, comparé à la chambre d'internat que je partageais avec une fille vraiment horripilante, même une petite caravane aurait été un logement de luxe à mes yeux. Toujours est-il que je revêtais un sourire béat et des yeux étincelants lors de ma première entrée dans le studio. Peut-être parce que je pouvais enfin frôler l'indépendance la plus totale, expérience à la fois exaltante et angoissante. A chacun de mes pas dans cette pièce, mon imagination en meublait chaque recoin et en décorait chaque mur, le tout dans un style mélangeant traditionnel et contemporain japonais. Je savais pertinemment que je n'avais pas les moyens de m'offrir ce genre de fantaisies, et que je devrais très certainement me contenter d'un mobilier made in Ikea, au mieux. Mais rien que de savoir que je foulais le sol de mon premier "chez moi" me remplissait le cœur de joie, les yeux d'étincelles et la tête de rêves prétendant se réaliser. Et alors que je n'avais fait qu'une paire de mètres au cœur du studio, je m'étais retournée vers la représentante de l'agence, tout sourire, pour lui annoncer avec un enthousiasme sans faille : « Je le prends ! »

Je ne peux pas dire que j'ai vécu des moments forts dans cet appartement. J'y ai passé mes deux dernières années d'études, à travailler sans relâche. Pas une seule soirée, pas un seul invité, ne serait-ce même pour des révisions ou un projet de groupe. Je ne faisais que saluer poliment mes voisins, lorsque je les croisais à la boîte aux lettres, devant l'ascenseur ou dans les couloirs. Le peu de fois où j'avais un semblant de vie sociale, c'était lors de petites sorties que je m'autorisais un à deux soirs par mois, dans un petit bar à une centaine de mètres de là : le AYA. Je peux d'ailleurs en voir la devanture bleue turquoise, éclairée par les néons violets de l'enseigne, depuis la fenêtre. Il m'arrivait de participer à leurs sessions blindtest ou karaoke. Je suis même parvenue à sympathiser avec quelques habitués, à raison de quelques affrontements musicaux et de pintes de bières. En dehors de cela, on ne peut pas vraiment dire que je sois une créature sociale Et de ce fait, je n'ai pas forcément de souvenirs mémorables en ces murs... Mais jusqu'à demain, ils sont encore miens. Et c'est ce qui les rend aussi importants.

Je tire une nouvelle fois sur le filtre de ma menthol, avant de la délester d'un surplus de cendres dans le cendrier posé sur le rebord extérieur. Les yeux levés vers ce ciel nocturne partiellement voilé, je laisse la lune et les étoiles apaiser mon âme, comme hypnotisée par ce spectacle universel. Puis mes pupilles se focalisent à nouveau sur le AYA. . A combien de temps remonte ma dernière visite ? Six mois ? Huit mois ? Peut-être plus même, que je n'y aie pas mis les pieds. Je me demande s'ils pensent encore à moi, si cette petite bande de joyeux lurons que je me suis faite à mes dépends serait ravie de me revoir... une dernière fois... A quoi bon se poser la question... Après tout, ce ne sont que des connaissances... Enfin, je crois... Oh et puis pourquoi devrais-je m'en soucier... ?

L'enseigne du bar captive à nouveau ma rétine, tandis que je prends une dernière bouffée de nicotine. Je laisse la fumée s'échapper au bout de quelques secondes, puis écrase le mégot dans le cendrier, avant de refermer la fenêtre. Mais mes yeux, tout comme mon cœur, sont têtus. Ils ne parviennent pas à se décoller de l'un de mes rares QGs. Encore un endroit où la honte m'interdira d'y mettre les pieds et m'imposera au minimum une distance de sécurité de 500 mètres... D'une profonde inspiration, les lèvres pincées, je baisse le store pour couper dans son élan cette amertume qui prend à nouveau ses aises, s'installant confortablement dans ce petit fauteuil rouge qui me fait office de cœur. J'ai définitivement besoin d'une nouvelle paire d'épisodes de Sakura.

Je me retourne vers la table basse où j'avais posé mon... Et la liasse de billets, résultats des ventes du jour, attire mon regard. C'est vrai, je l'avais sortie pour payer les pizzas.

« C'est votre argent de poche pour les mois à venir, résonnent alors les mots de Loïs dans ma tête, tandis que je m'approche à pas lents de la table basse. Je vous conseille de l'utiliser à bon escient. »

Une fois à portée, je saisis les billets dans mes mains, les tenant comme un éventail. Puis pivotant lentement en direction de la fenêtre, dont j'ai volontairement censuré la vue, je jette un œil par-dessus mon épaule, devinant l'enseigne du bar me supplier en morse de lui rendre visite. Non Juliane, ce ne serait pas raisonnable. D'un soupir, je jette la liasse sur la table, reprends mon PC portable en mains et m'installe convenablement sur mon canapé, le dos calé par trois coussins et l'ordinateur sur mes genoux.

Une fois la vidéo lancée, mes yeux profitent du générique pour se perdre une nouvelle fois sur l'éventail de billets. Posée sur mon épaule gauche, une petite Juliane rouge fictive me susurre à l'oreille, qu'il serait bête de ne pas profiter de ma dernière soirée en tant que civilisée. En un sens, elle n'a pas tort. Mais ce n'est pas du tout l'avis de la petite Juliane blanche imaginaire, qui vient d'apparaître de nulle part et virevolte nerveusement à ma droite. Et me voilà coincée au cœur d'un débat que se livrent deux de mes voix intérieures. Et alors qu'elles se chamaillent mon bien-être, je jette une nouvelle fois un œil par-dessus l'épaule en direction de la fenêtre. Non, Juliane, ne cède pas à la tentation ! Tu auras besoin de cet argent ! Les yeux clos, j'inspire profondément, presque excédée. Mais tu le sais ça ! C'est pas comme si tu allais en dépenser l'intégralité en une petite soirée de rien du tout ! Et j'expire en un soupir lourd de sens. Ca ne serait pas raisonnable ! Tu dois te lever tôt demain matin ! Je tente de faire fi de leur querelle en me concentrant sur le début de l'épisode... En vain... Justement ! A partir de demain, tu n'auras plus d'occasion de t'amuser ! Ta vie sera triste, terne, miséra...

« Mais vous allez la fermer, bordel de merde ? je hurle, à bout, les mains enfermant le sommet de mon crâne. »

Et mon esprit se libère enfin des interférences entre cœur et raison. Non, mais ! Je vais pas me laisser faire par des petits bouts de conscience, tout de même ! Et là, le silence... Du silence ! Ca peut être reposant parfois, finalement ! Je profite de cette accalmie pour reprendre l'épisode là où je l'ai laissé. Mais le cœur n'y est pas et l'esprit, lui, est ailleurs. Quatre étages plus bas, sur le trottoir d'en face, pour être plus précis...

« Oh et puis merde ! je lâche en un soupir résigné, posant le portable sur la table sans grande délicatesse. »



J'entrebâille lentement la porte, suffisamment pour y glisser ma tête encasquettée. Des verres trinquant, de la musique commerciale, des conversations incompréhensibles mêlées de rires... La douce symphonie du AYA dans toute sa splendeur m'ensorcelle déjà, alors que j'en ai à peine franchi le seuil.

« Hey ! Regarde qui voilà ! »

Mes pupilles cherchent le propriétaire de cette voix légèrement rocailleuse, tandis qu'un timide sourire fleurit sur mes lèvres. Malgré ma longue absence, je suis apparemment restée dans les mémoires et c'est loin de me déplaire. Mon regard se pose alors sur cet homme corpulent accoudé au bar, au look de biker, blouson de cuir, blue jeans et T-shirt de Hard-Rock inclus, le crâne entièrement rasée et l'épaisse barbe brune longue de quinze centimètres, à travers laquelle je devine le large sourire qu'il me rend. La quarantaine en approche, visible à ses rides de malice au coin de ses yeux marrons, le teint légèrement hâlé par ses roadtrips, il répond au nom de Luis. Mais le plus souvent, il est surnommé Teddy, pour son grand cœur et surtout son amour incommensurable des étreintes amicales.

Affairé à un brin de vaisselle, le barman se retourne vers l'entrée, intrigué par la réflexion de Mr Nounours. Remarquant ma présence, son visage juvénile s'illumine de toute part. Et pourtant, sous ses cheveux blond vénitien gelés et plaqués en arrière, sa tête ronde aux bonnes joues parsemées de tâches de rousseur, ses yeux verts camouflés derrière des lunettes à grosses branches noires et son sourire fait de dents de la chance, il dissimule à la perfection ses trente-deux ans.

« Hey Gawoche ! me salue Sawyer avec enthousiasme, tandis qu'il essuie une paire de verres. Ca fait plaisir de t'voir !

- Reste pas plantée là, Sweety : entre ! »

Mon sourire s'étire davantage à ce chaleureux accueil. J'ose ouvrir complètement la porte et entrer dans l'établissement, avant de la refermer en douceur. Je balaye la première salle du regard, dont la décoration haute en couleur est subtilement mise en valeur par un éclairage tamisé, toujours ce mobilier dépareillé tout droit sorti d'un antiquaire qui fait, selon moi, le charme de ce bar. Mais non, aucune autre tête connue ne se manifeste dans mon champ de vision. J'avance alors en direction du bar et salue Teddy d'une chaleureuse accolade.

« Salut Nounours ! Ca f'sait longtemps !

- A qui le dis-tu ! On s'demandait c'que tu d'venais avec les autres. D'ailleurs, on parlait d'toi avec Suz', y a quoi... Deux ou trois soirs de c'la ?

- Mardi ! confirme le serveur, nous faisant dos pour ranger les derniers verres.

- Ah oui ? j'interroge agréablement surprise, alors que je m'installe sur le tabouret à la droite de Luis. Vraiment ?

- Hey ! Et moi alors ? s'exclame le blondinet, limite offensé.

- De quoi ?

- T'oublies mon câlin !

- Ah ! Ca ! je rigole, amusée par son caprice, tout en descendant de mon siège. »

Je fais le tour du bar et me laisse accueillir par ces bras qui se tendent vers moi.

« Welcome back, Little Frog, me glisse-t-il à l'oreille d'une voix douce. »

Gavroche, Petite Grenouille... Autant de surnoms se raccrochant à mon look et mon origine, mais cela me convient. Après tout, je ne me suis jamais présentée à eux sous mon prénom et, en bons joueurs, ils se sont contentés de retenir le pseudo que j'avais donné lors de ma première participation au blindtest. Tout ce que ce petit groupe sait de moi se résume à ma nationalité, mon âge, mes études, mes goûts musicaux et mon domicile établi dans le quartier. Ils n'ont pas besoin d'en savoir plus et, heureusement pour moi, n'en cherchent pas à connaître davantage. Et c'est très certainement cette preuve de respect qui m'a le plus touchée.

« Ca fait plaisir d'être là, je lui réponds en resserrant l'étreinte, avant de m'en extraire.

- Qu'est-ce que je te sers ?

- Hum... Pourquoi pas ta meilleure IPA du moment, tiens ! J'te fais confiance. »

Comme ça, aucun sacrifice de raton-laveurs et tout le monde est content !

« Et une IPA pour Gawoche ! »

Je fais à nouveau le tour du comptoir et reprends ma place à la droite de Teddy.

« Alors, quoi de neuf depuis tout ce temps ? me demande le Biker.

- Well, à vrai dire, j'ai... une bonne... et une mauvaise nouvelles. J'commence par laquelle ?

- La bonne ! s'empresse de répondre Sawyer en chœur avec Teddy.

- La mauvaise ! choisit le Nounours, réalisant sa réponse dépareillée donnée en chœur avec celle du serveur.

- Décidez-vous, Guys ! je souris alors amusée.

- Fais comme tu le sens ! me conseille alors Luis.

- Alors la bonne nouvelle... »

Sous mes airs malicieux, je captive mes camarades en laissant le suspens faire son effet.

« ... C'est... »

Leurs yeux rivés sur moi, leurs sourires impatients me donnent d'autant plus envie de les faire mijoter encore quelques secondes.

« Ben alors c'est quoi ? craque le barman.

- C'est...

- J'te préviens, Gawoche ! s'exclame-t-il en montrant la bouteille. Tant qu't'auras pas lâché l'morceau, tu t'content'ras de r'garder ton IPA de c'côté du comptoir !

- Oh ! T'inquiète pas, j'ai tout mon temps ! j'affiche alors un fier sourire.

- Elle va s'réchauffer !

- Hum...

- A moins que... j'n'en lui laisse pas l'occasion, me provoque-t-il en approchant dangereusement le goulot de ses lèvres.

- Okay ! Okay ! C'est bon ! Pose cette bouteille ! »

Il s'exécute, un sourire en coin et le regard taquin, prenant soin de positionner la bière en face de moi à une distance d'un bras de Juliane et demi. Je grimace à son affront en un soupir.

« Alors cette bonne nouvelle ? demande Ted, curieux, attirant ainsi mon attention.

- Eh bien, je prépare mon annonce en me redressant fièrement sur mon tabouret, un sourire victorieux jusqu'aux oreilles, j'ai obtenu mon Bachelor.

- C'est vrai ? s'émerveille Sawyer sous ses traits candides. Félicitations !

- Félicitations, Sweety ! Je suis fier de toi !

- Tu mérites ton IPA, d'ailleurs !

- Merci. »

J'accueille la bouteille avec plaisir dans ma main. Tiens ? Titan ! Je ne connaissais pas. L'étiquette verte me semble simpliste, mais comme on dit par chez nous, l'habit ne fait pas la bière ! Ou serait-ce plutôt l'étiquette ne fait pas le moine ? Peu importe... Apportant le goulot à mes lèvres, je prends l'équivalent d'une bonne gorgée et la garde en bouche, histoire d'en savourer les arômes. Un côté fort boisé est la première note qui saute sur mes papilles par surprise. Intéressant ! Je m'attendais à quelque chose d'épicé, comme pour la plupart des Indian Pale Ale que j'ai goûtées jusqu'à présent, mais j'avoue que l'amertume qui découle de cet arôme peu commun est plutôt plaisant.

« Alors ? La Titan ? »

Mes yeux sur la bouteille, je confirme ma validation d'un franc signe de tête et d'une moue satisfaite, avant d'avaler ma gorgée. C'est alors que la seconde note acidulé, proche du pamplemousse, envahit mon palais pour mon plus grand plaisir, faisant virer mon expression de la surprise candide au sourire et au regard alléchés, le tout sous le rire amusé du barman. Si je suis une grande amatrice d'IPA, c'est généralement pour cette saveur d'agrumes rafraîchissante qui équilibre avec tact l'amertume de ce type de bière. Un nouveau coup d'œil sur l'étiquetage de la bouteille. Oui ! Un grand OUI pour cette délicieuse découverte qu'est la Titan ! Elle mérite largement que j'en prenne une deuxième gorgée pour la peine.

« Et ce n'est pas tout ! je reprends le cours de la conversation, l'index gauche levé, tout en reposant la bouteille sur le comptoir.

- Ah oui ? s'étonnent mes camarades en chœur.

- Je suis arrivée cinquième de ma promo ! je me vante en une pose de mannequin, mains sur les hanches et poitrine fièrement bombée.

- Mazette !

- Mais c'est qu'il y en a, s'approche alors le serveur pour me subtiliser ma casquette et ainsi me shampooiner les cheveux, dans cette petite cervelle de Grenouille !

- Ma casquette, please ! je râle d'un ton grave en tendant la main vers lui. »

D'humeur taquine, il repose mon couvre-chef sur mon crâne et prend un malin plaisir à me l'enfoncer jusqu'au nez, me faisant grogner davantage.

« C'est pour ça qu'on n'te voyait plus, en déduit Luis. Tu travaillais pour tes examens. »

C'est surtout que je n'avais plus les moyens de venir me détendre ici. Ayant lâché mon temps partiel chez Wyddie's en janvier, je ne vivais plus que sur ma bourse d'études et les économies que le cumul de ces deux revenus m'avaient permis de faire.

« On va dire ça, je soupire en repositionnant ma casquette comme il faut.

- Mais t'aurais du revenir une fois diplômée ! s'exclame le blond, une pointe de déception dans le ton de sa voix. On aurait fêté ça tous ensemble !

- Ben... »

Non, je n'ai pas envie de me confier... Et ce même s'il s'agit très certainement du dernier soir que je partagerai avec eux. Je les apprécie. Je les apprécie vraiment. Je crois que... Ils sont la représentation la plus proche de ce qu'est un groupe d'amis à mes yeux. Les premiers et les seuls depuis que j'ai posé un pied sur le sol américain. Mais ma méfiance et ma pudeur naturelles m'ont empêché de me dévoiler davantage. Et maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière... puisque c'est le dernier soir. Alors au lieu de remplir mon cœur d'une amertume, loin d'être aussi agréable que celle du houblon, je préfère vivre ces derniers instants d'insouciance comme si demain n'existait pas.

« ... Vaut mieux tard que jamais, non ? j'affirme en levant mes bras d'un haussement d'épaule, assorti au sourire pincé qui s'affiche sur mon visage.

- Vrai ! acquiesce le Biker avant d'engloutir les dernières gorgées de sa pinte.

- Mais du coup, t'as trouvé du boulot depuis ? »

La bouteille en main, sa question piège me fige quelques secondes. Je prends alors le temps d'ingurgiter plusieurs gorgées à mon tour, sous le regard soucieux de mes compères.

« Pas vraiment, j'avoue, tête baissée, tout en posant la Titan à moitié vide sur le comptoir. Hier encore, j'passais trois entretiens auprès d'agences publicitaires... Sans succès...

- Oh ! lâche Sawyer, navré d'avoir touché à un sujet qui fâche.

- C'est ça, ta mauvaise nouvelle ?

- En un sens... Mais... j'dirais plutôt que c'en est l'origine... »

Mon regard fuyant, je sens les leurs sur moi, compatissants, tandis qu'un blanc s'installe entre nous. Malaisé, le barman se racle la gorge et s'en retourne à sa vaisselle. Mes yeux perdus sur l'étiquette de l'IPA, ma main joue avec la bouteille, la faisant rouler, danser sur l'arête de son fond.

« Te sens pas obligée d'en dire davantage, rassure Teddy en bon grand frère.

- Ben si ! Etant donné qu'la raison de ma présence ici ce soir est liée à cette... mauvaise nouvelle... »

Haussant un sourcil, le Biker me lance un regard interrogatif, sans même cligner une seule fois, tandis que Sawyer jette un œil craignant le pire par-dessus son épaule. D'une profonde inspiration, expirée en un raclement de gorge timide, je prépare mon court discours pour leur annoncer cette fameuse raison. Je ne veux pas leur en dire trop. Je ne veux pas qu'ils cherchent au-delà de mes futurs mots.

« Je... Je déménage... Demain matin... »

Et comme escompté, la nouvelle les laisse sans voix, fige leur gestes et voile leurs iris d'une once de tristesse. Luis s'en pince les lèvres. Sawyer en avale sa salive avec difficulté. Puis tous deux détournent le regard.

« Donc si je suis venue ce soir, je poursuis avant de boire une nouvelle gorgée d'IPA, c'est pour vous dire au revoir. »

Je n'ose plus poser les yeux sur eux. Je devine à peine mon Nounours fouiller dans les poches de son blouson. Je distingue à peine la silhouette du blondinet manquant de faire tomber une tasse sous le choc. Ai-je eu raison de leur dire ? Je voulais passer une bonne soirée, me changer les idées et je me retrouve à les maudire de mon tourment contagieux.

« Voilà ! »

Bien joué Juliane... Termine ta bière, ça vaut mieux pour toi.

« Ca... Ca veut dire que, ose bégayer le barman, que tu repars en Fran... »

Luis l'arrête d'un geste de la main gauche, puis réclame le silence, me freinant dans mon élan alcoolique par la même occasion.

« Ouais, Suz' ? »

Je réalise seulement maintenant que Teddy est au téléphone, tout comme ses intentions...

« Dis voir, j'sais qu'tu comptais pas sortir ce soir, mais j's'rais toi, je ramèn'rais mes fesses au AYA ! »

... qui m'arrachent un sourire ému par sa bienveillance. Teddy est vraiment un chic type, pour ne pas dire le meilleur.

« Ah ben j'vais pas te l'dire, c'est une surprise ! Alors ramène-toi et discute pas ! Oh et ramène Billy et Harvey avec toi ! raccroche-t-il, un sourire satisfait sur son visage. »



La soirée se poursuit avec la bande au grand complet : Teddy, Suzy, Chelsea, Billy, Harvey et Gavroche. Les verres trinquent entre eux. Nous avons pris possession du plus grand canapé de la salle du fond. Les rires se mélangent. Je bois une nouvelle gorgée. Je me sens bien. Nounours anime un blindtest improvisé. Il annonce la nouvelle piste à deviner. Je me redresse de mon fauteuil. Je me positionne dans les starting blocks. Je suis prête ! La musique commence. Je la reconnais !

« Oh ! Oh ! je m'exprime avec enthousiasme, en levant la main. »

Mais je ne retrouve plus le nom.

« Argggghhhh ! je râle en me maintenant le crâne.

- Oh C'mon Gawoche ! Tu la connais celle-là ! intervient cette grande asperge d'Harvey.

- Ouiiiiiiii ! Je sais ! je m'emporte sous la pression. Mais je sais plus ! »

Je chouine. Les rires éclatent. Mon verre me tente. Je bois une nouvelle gorgée. Je ne retrouve pas la mémoire pour autant.

« 5, 4, décompte DJ Teddy, 3, 2...

- Kanye West : Gold Digger !

- Yeah ! me félicite mon quatuor préféré en une mêlée amicale. Bien joué Gav' ! »

L'amitié coule à flots. Les rires et les cris de joie résonnent. Je respire la bonne humeur. Je bois encore une gorgée. Je suis aux anges.

« Ed Sheeran : I See Fire ! je réponds avec entrain. »

Une autre musique.

« Green Day : Boulevard of Broken Dreams ! »

Encore ! J'en veux encore !

« Spice Girls : Move Over, la vieille pub Pepsi ! »

Donne-moi encore une chanson, Teddy !

« Stéphanie de Monaco ! »

Billy me dévisage comme un débile. Il ne comprend pas.

« Mais non, voyons : c'est Bonnie Tyler !

- Je sais, je sais ! je ne peux me retenir de rire. Mais... c'est... C'est un vieux troll chez nous en France ! »

Billy me dévisage comme si j'étais une débile. Il n'y connaît rien à l'humour français.

« Laisse tomber Bibi... »

Les rires s'imposent. Je bois une nouvelle... Ah ben nan ! Mon verre est vide. Sawyer me ramène une pinte pleine. Je souris. Je bois enfin une nouvelle gorgée. Je fais un câlin à Chelsea. Je ris. Harvey raconte une blague. Je n'y comprends rien. Mais je ris quand même. Je bois encore une gorgée. Y a Sia qui passe dans les haut-parleurs. J'ai envie de chanter. Je me lève. Je prends le micro du Karaoké. Je chante faux. Et avec un accent à chier. Mais je m'en fous. Je suis bourrée. Et je suis joie. Billy se joint à moi pour chanter faux. Il se trompe dans les paroles. Il me fait rire. Je suis très la joie. Je reviens sur le canapé. Je bois trois autres gorgées. J'ai envie de danser. Je monte sur la table basse. Je demande à Nounours de me lancer un coussin. J'en fais mon partenaire de danse. Je fais rire les autres. Je ris aussi. Je suis plus que la joie. Mais je fatigue. Parce que j'ai plus vingt ans. Alors je m'assoie sur le sol. Je souris. Je bois encore. Ma pinte est à moitié pleine. Ca fait plaisir de la voir à moitié pleine. Et non pas à moitié vide. Je lève les yeux. Je vois mes camardes. Je souris. Je suis le paradis de la joie. Je veux un souvenir de ce moment. Je demande un selfie de groupe. Suz' fait le décompte.

« 3, 2, 1 : dites...euh... Qu'est-ce qu'on dit déjà ?

- Euh... Cannelloni ? propose Harvey, hésitant. »

Tout le monde le regarde. Il ne sait plus où se foutre. Tout le monde rigole. Et je bois encore un coup.

« Allez, va pour Cannelloni ! valide Chelsea. On va pas s'prendre la tête non plus !

- Okay ! Tout le monde en position ! reprend Suz'. 3...

- C'est pas plutôt Callenoni ? demande Billy.

- 2...

- Attendez, j'suis pas prêt ! je réalise soudainement. Attendez que j'pose mon verre !

- 1... !

- Cannelloniiiiiiiiii ! crions-nous tous dans un chœur désordonné. »

FLASH !



DRRIIIIIIIIIINNNGGG ! ! ! ! !

Je grogne, me retournant dans le lit, encore bien ensommeillée.

DRRIIIIINNNGG ! ! ! DRRIIIIINNNGG ! ! !

Oh bon sang ! Mes yeux s'écarquillent soudainement. Quelle heure est-il ? Je me redresse en sursaut... et apparemment trop vite. Des milliers de marteaux me cognent la tête de l'intérieur. Je crois que je n'ai pas complètement dessaoulé de la nuit dernière. Lentement mais sûrement, je tends le bras vers la table de chevet pour attraper mon téléphone. Il est... 7h52.

« Et merde... »

DRRIIIIIIIIIINNNGGG ! ! ! ! !

Je me lève du lit, du mieux que je peux. Le sol et les murs tanguent à chacun de mes gestes, m'obligeant à me tenir la tempe gauche de la main. Je mets mon traditionnel bas de jogging, manquant de...

« Wooouuuuoooooohhhh ! »

Ah ben non ! Au final, j'ai réussi à trébucher.

DRiIIiiINNGG ! ! ! DRiIIiiINNGG ! ! ! DRiIIiiIIIIIIIiiiiiIIINNGG ! ! !

« Aaaaaaïïïïïïïïïïïïïïeeeeeeeuuuhhhhh ! Putain... »

Je me relève en prenant appui sur le canapé, toujours une main collée sur la tempe et chancelle pas à pas jusqu'à la porte d'entrée. Je me demande bien pourquoi. Je n'ai même pas envie d'ouvrir cette porte. Et Loïs le remarque à la seconde où je lui fais face.

« Bonjour dJuliane ! Vous en avez mis du temps ! » 



Fondu au noir

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