Chapitre 2
Si ma journée s'était passée comme je le souhaitais, j'aurais réussi le premier entretien de la matinée. Je serais rentrée sereine à la maison, sans me poser la moindre question. Je serais en train de manger des ramens aux crevettes devant mon animé préféré du moment, avec comme toile de fond de pensées une impatience sans égale d'être le lendemain. A ceci près que j'aurais eu une sacrée surprise dans la boîte aux lettres en rentrant de ma première journée au poste de mes rêves, mais ça, je n'aurais pu le savoir autrement. Au lieu de ça, à la place d'un sourire béat aux lèvres, d'un plat japonais à emporter et d'une soirée streaming, je me retrouve comme un gamin à qui on aurait donné un cahier de devoirs le premier jour de ses vacances estivales. Et devinez ce que Miss Saunders m'a donné comme devoirs...
« Tout d'abord, m'avait-elle conseillé lors de l'entretien, lorsque vous rentrerez chez vous, vous allez faire un tri dans vos affaires. »
Chose dans laquelle je me suis lancée, dès que j'ai franchi la porte de mon appartement...
« Vous ne pourrez conserver uniquement ce qui répond de la première nécessité, comme... »
... en commençant par...
« ... les vêtements... »
... mon dressing rempli à craquer de fringues toutes saisons. Laissant l'encadrement de porte me retenir l'épaule droite, je ne peux m'empêcher de pousser un soupir plaintif dépourvu de motivation, à la vue de ces innombrables cintres et tiroirs qui semblent me rire silencieusement au nez. Comment je vais pouvoir faire un tri dans tout ce bordel ? Pour sûr, je ne pourrai pas emporter mes différentes collections printemps-été-automne-hiver... Ou alors il va me falloir une dizaine de valises et de sacs de voyage. Je secoue vivement la tête pour effacer cette absurde image de moi, déambulant dans la rue chargée comme une mule, avec dans chaque main une paire de bagages, et l'équivalent en sacs de sport ou de randonnée croisant leur bretelles et bandoulières sur mon torse. Non, je ne suis pas encore prête pour l'étape vêtements. Définitivement, non. Passons plutôt à l'étape suivante...
« ... de quoi dormir... »
... la chambre. Enfin devrais-je dire l'espace sommeil. Cette zone du studio correspond à un renfoncement, sorte d'extension du Living-room coincée spatialement entre le dressing et la minuscule cuisine, dont l'intimité n'a de barrières qu'une paire de doubles rideaux. S'y trouve mon lit simple, dont la structure du sommier contient un tiroir permettant de ranger le linge, une table de nuit tout ce qu'il y a de plus basique, et l'une de mes bibliothèques contenant mes nombreux volumes de manga, certains en français, d'autres en anglais car achetées depuis mon arrivée aux Etats-Unis.
« ...sac de couchage... »
Je me mets en quête de mon nécessaire de sommeil, m'agenouillant devant le lit pour agripper les poignées du tiroir. L'espace étant réduit, je me retrouve, comme d'habitude, coincée entre la table de chevet et l'étagère une fois le compartiment ouvert.
« ...draps, couvertures...
- Euh... »
Et mes yeux s'arrêtent un instant sur mes deux partenaires de nuit préférés : Andy et Reinatan, mon panda et ma grenouille en peluche.
« ... Les peluches, ça compte ? avais-je osé demander timidement, l'interrompant dans l'énumération de ses instructions »
Elle m'avait alors jeté un regard perplexe du plus profond de ses iris de jade, sans émettre le moindre commentaire. Je comprends en quoi cette question pouvait paraître futile. Mais pour ma part, je me sens incapable de me séparer de ces compagnons de longue, très longue date, que je suis en train d'étreindre de tout mon cœur. J'ai peut-être passé l'âge de jouer l'enfant, mais je m'en fous...
« Elles ont une... une valeur sentimentale, m'étais-je alors justifiée face à son silence, tête baissée. Comme beaucoup de mes affaires d'ailleurs... »
A ce moment là, un des trésors que j'avais en tête était ma boîte à musique, un présent de ma tante - et marraine - Frédérique pour mon septième anniversaire. Elle est décédée à l'âge de 35 ans des suites d'un accident de la route, cinq mois avant mon départ pour mon rêve américain. M'en débarrasser reviendrait à jeter son souvenir à la poubelle et il est hors de question pour moi d'avoir recours à un tel manquement de respect, sous prétexte que la rue m'attend au tournant. Rien que d'y penser, j'en ai les larmes qui me lacèrent les yeux et l'insoutenable envie de me consoler en écoutant cette douce mélodie qui gonfle mon cœur de nostalgie.
Je pose délicatement Andy et Reinatan sur le lit et repousse à moitié le grand tiroir, histoire de me laisser suffisamment d'espace pour rejoindre le living-room. Seulement quelques pas sur la gauche me séparent de la commode où j'ai rangé précieusement mon trésor : un petit coffret en bois massif, aux gravures fleuries et protégé d'une serrure dorée à l'ancienne. Le genre d'objet qu'on hérite de génération en génération pour se souvenir d'où l'on vient, que Frédérique avait trouvé dans un marché aux puces. Elle me l'avait acheté simplement car elle jouait ma comptine alsacienne préférée. Si elle savait à quel point son cadeau représente bien plus à mes yeux désormais. Je saisis la petite clef que je porte autour du cou, de jour comme de nuit, et l'insère délicatement dans la serrure. Alors que je soulève le couvercle, la mélodie reprend sa course là où je l'avais laissée, faisant danser la minuscule Alsacienne en résine qui se cache à l'intérieur.
« ... er will, dess hät er nit, je rattrape le train de la musique en marche, le sourire ému de sanglots me forçant à chanter comme une casserole, D'r Hans im Schnòckeloch hät àlles, wàs er will ! »
En plus d'être une boîte à musique, ce coffret fait également office de boîte à secret, composée de petits compartiments à l'avant du cache mécanisme. Mes secrets, eux, se résument à quelques selfies en duo imprimés, tickets de cinéma ou entrées à l'Europa Park, reçus de restaurants entre filles, chacun de ces souvenirs matériels annotés de gentilles attentions écrites de sa main... A chaque lecture, sa voix pleine d'enthousiasme résonne dans ma tête comme dans mon coeur. "Félicitations pour ta mention Bien au Bac !" m'avait elle écrit sur l'addition de l'Amuse-Bouche, restaurant de qualité à Strasbourg... Ou encore "Voilà une jolie fille pleine d'énergie que ce con regrettera toute sa vie !" sur l'un des clichés les plus récents, pris lors d'une virée improvisée dans un bar, le soir où Joël m'avait largué. Je ne peux retenir ce sourire nostalgique, à la pensée du nombre incalculable de bières et de shots d'alcools divers et variés, que Fred m'a fait ingurgiter la fois-là, au point que j'en vienne à danser sur les tables à même pas minuit. Certes, mon foie me l'a fait payer en plein milieu de la nuit, mais je ne regrette absolument pas cette soirée. Ni aucune autre passée avec cette jeune femme blonde aux yeux noisette, têtue et pétillante, à l'oreille attentive et l'épaule réconfortante, qui profitait de chaque jour comme si c'était le dernier. Bien plus qu'une tante de douze ans de mon aînée, elle était un modèle, une amie, une sœur de cœur... et la meilleure qui soit.
La mélodie se ralentit, à bout de souffle, et le dernier tintement sonne l'heure des perles salines trop longtemps retenues. Non, je ne suis décidément pas motivée à faire ces devoirs du soir. C'en est trop pour mon cœur de réaliser tout ce que je vais perdre dans quelques jours. Des symboles de mon passé, la matérialisation de mes espoirs... Tout ce qui fait de moi une personne normale... ou presque.
« Je me doute bien, Miss Dubuteauw. Malheureusement, pour tout ce qui n'est pas vêtement, linge de lit, éventuellement de toilette, quoi d'autre... Médicaments, nécessaire de premiers soins, peut-être quelques denrées sous forme de boîtes de conserve, que sais-je... Quoiqu'il en soit, pour ce qui est du reste, j'ai bien peur qu'il vous faille vous en séparer, en les donnant ou, au mieux, en les vendant.
- Donner ? Vendre ? Mais... !?!?! Mais ce sont mes affaires pourtant ! A moi ! Que j'ai acheté moi-même avec mes économies !
- J'en ai conscience, mais... avez-vous vraiment les moyens de les conserver ?
- Non, en effet, avais-je conclu tristement après quelques secondes de réflexion. »
En effet, je n'ai pas les moyens de conserver ma vie dans l'état actuel.
DRRIIIIIIIIIINNNGGG ! ! ! ! !
« Huuunnn, je grogne toute ensommeillée, en me retournant dans mon lit. »
Qu'est-ce que c'est que cette sonnerie ? Serait-ce ce satané réveil dont j'ai omis de retirer l'alarme ?
DRRIIIIIIIIIINNNGGG ! ! ! ! !
« Rhaaaaaaa ! ! ! ! ! je peste en camouflant ma tête sous mon trio d'oreillers. »
DRRIIIIIIIIIINNNGGG ! ! ! ! !
Je m'empare d'un des coussins et le balance en direction de la table de chevet, renversant malencontreusement la lampe dont je perçois le bruit sourd de la chute sur la moquette.
DRRrrrRRRrrIIIIIiiiiiiiiiIIIIINNnnnNGggGG ! ! ! ! !
« Putaaaaaiiiiinnnnn ! ! ! ! ! »
DRiIIiiINNGG ! ! ! DRiIIiiINNGG ! ! ! DRiIIiiINNGG ! ! !
Okay, ça, ce n'est clairement pas le réveil.
TOC ! TOC ! TOC !
Je me redresse en panique, réalisant que cette irritable sonnerie n'est autre que celle de ma porte. Je saute dans mon bas de jogging, sans oublier d'en nouer la taille et y rentre mon débardeur, histoire d'être présentable.
«Miss... Doubouteow ? interroge une voix masculine, avec hésitation quant à la prononciation. »
Et encore un accent qui écorche mon nom. Cela a beau faire plus de quatre ans que je suis sur le sol américain, je ne m'y ferais jamais.
« C'est le facteur ! »
Alors que je suis à deux mètres de la porte d'entrée, je m'arrête net, comprenant la raison de sa venue jusqu'à mon palier.
« J'ai un recommandé pour vous !
- Oh non ! je lâche alors dans l'agitation »
Battant nerveusement des bras, je me mets à tourner dans tous les sens, tel un oisillon malencontreusement tombé du nid, cherchant à tout prix un endroit où se cacher du prédateur approchant.
TOC ! ToC ! Toc ! TOC !
« Miss ? Vous êtes là ?
- Oui ! Un instant, s'il vous plaît ! je réponds par réflex avant de me mordre les lèvres, regrettant de m'être manifestée plutôt que d'avoir feinté l'absence. »
Les yeux fermés, je prends le temps d'une paire de profondes inspirations pour rassembler mes esprits, puis avance avec détermination vers la porte, que j'ouvre d'un geste vif. Se présente alors un jeune homme à peine plus jeune que moi, à la corpulence fine et élancée avoisinant les 1m90, le teint clair parsemé de tâches de rousseur, cheveux châtain clair façon coupe militaire dissimilés sous une casquette aux couleurs de l'entreprise postale dont il dépend, les yeux marron. Ni gravure de mode, ni repoussant, il est le portrait typique du gars sympathique avec qui tu discuterais volontiers musique punk rock métal autour d'une bière.
« Bonjour Miss ! salue-t-il poliment d'un sourire chaleureux. J'ai un cou...
- J'suis au courant, merci ! je l'interromps sèchement en lui arrachant son support de signature sans lui demander son reste.
- Euh... »
Du coin de l'œil, je le distingue se pencher vers moi, très certainement pour veiller à ce que je signe bien tous les encadrés.
« ... Vous devez signer ici, ici et...
- Je sais c'que j'dois faire, merci bien ! je rétorque sans même prendre la peine de le regarder droit dans les yeux. »
Je sais bien que le contenu de cet odieux courrier n'est pas de son ressort, d'autant plus qu'il ne peut en avoir connaissance, mais c'est plus fort que moi. Je ne peux retenir cette rage que suscite la remise officielle de mon avis d'expulsion. Alors, qui de moi ou de cette lettre est la plus infâme ? Je termine de parapher la feuille servant d'accusé de réception et lui remets support, tout en arborant un sourire hautain.
« Gardez le courrier ! je le prends de court avec l'amabilité d'une porte de prison, que je me hâte de lui claquer au nez, tandis qu'il découvre avec stupeur le "FUCK OFF" laissé en guise de dernier paraphe. »
Je me plaque contre la porte fermée, comme convaincue que le courrier ne pourra franchir cette barrière. J'attends quelques secondes, filtre le silence d'une oreille collée... J'entends un mouvement, comme celui de quelqu'un qui glisse quelque chose sous mon paillasson. L'enfoiré ! Je lui ai pourtant dit de se le garder son putain de courrier de merde ! D'un autre côté, qui pourrait lui en vouloir ? Il ne fait que son travail. Et moi, j'ai été tout ce qu'il y a de plus exécrable, alors qu'il ne le méritait pas. Je soupire le dégoût de ma propre personne, me laissant glisser le long de la porte, jusqu'à ce que je me retrouve dans la parfaite position du fœtus qui souhaite retourner dans son utérus. Je perçois l'écho de ses pas dans le corridor qui m'arrache un nouveau soupir...
TOC ! TOC ! TOC !
Hein ?!?!?
« Quoi encore ? je m'écrie exacerbée dans ma langue maternelle, en me relevant péniblement. »
Inspire Juliane ! Inspire profondément, puis expire lentement. La main sur la poignée, je la clenche, prête à aboyer.
« J'vous ai dit que ce... Oh ! »
Mais je m'arrête net dans ma réprimande lorsque mes yeux se figent sur le visage de...
« Miss Saunders ! »
... se redressant, mon recommandé en main. Inutile de préciser mon habituelle expression d'embarras qui vient de fleurir sur le mien.
« Bonjour ! je tente de me rattraper, rire nerveux à l'appui.
- Je ne m'attendais pas à un accueil aussi... énergique, commente-t-elle d'un petit sourire en coin, en me tendant le courrier.
- Et moi, je n'vous attendais pas d'si tôt ! je rétorque d'une grimace honteuse, le regard détourné en acceptant la lettre dans ma main.
- Comment vous sentez-vous ?
- Eh bien, je soupire une nouvelle fois, c'est pas vraiment la joie, comme vous pouvez vous en douter. »
Elle acquiesce, compréhensive, un sourire doux et compatissant sur ses lèvres glossées.
« Oh mais suis-je bête ! J'vous en prie, entrez ! je l'invite alors, confuse d'avoir manqué à ce point de politesse.
- Je pensais bien que cette épreuve serait loin d'être facile pour vous. C'est pour cela que j'ai pris la peine d'annuler mes rendez-vous de la matinée, afin de vous aider à... »
Elle se freine dans son élan, découvrant ainsi l'ampleur de mon manque de motivation. Elle s'attendait certainement à retrouver mon living-room submergé par un océan de cartons et de grands sacs, à moitié remplis d'affaires prêtes à être laissées pour compte. Mais au grand regret se lisant dans ses jades, je n'ai pas répondu à ses espérances.
« Miss Dubuteauw...
- Je sais, je sais, je l'interromps avant que le savon ne puisse sortir de sa bouche. J'aurais dû faire c'que vous m'aviez demandé ! J'étais partie pour le faire, j'vous l'jure ! Seulement voilà... »
Soupir, encore et toujours. Je crois que je n'aurais jamais autant soupiré en l'espace de toute une vie que ces vingt dernières heures.
« C'était vraiment trop dur, je finis par me laisser aller, sentant les larmes me taquiner à nouveau les cils. »
Elle pose une main compatissante sur mon épaule, puis s'avance au cœur de la pièce à vivre, observant le moindre de ses recoins. Elle aura très certainement remarqué mes bibliothèque et vidéothèque de part et d'autre de mon petit écran plat, débordant pour l'une d'une impressionnante collection de mangas dans les deux langues, et pour l'autre un mix de DVDs et Blue-Rays portant aussi bien sur la japanimation que les films fantastiques, sans oublier la multitude de Disney et de ses concurrents. Quand je disais que j'en ai rien à foutre d'être prise pour une grande gosse... Là, Loïs en a la preuve en direct live.
« Bien ! s'exclame-t-elle en frappant dans ses mains, alors qu'elle me fait toujours dos. Semble-t-il que je fais bien de vous consacrer ma journée. »
Hein ???? La journée ????
« La... La journée ? je bégaye par anxiété.
- Parfaitement ! réplique-t-elle avec dynamisme. Et ce ne sera pas de trop... »
Elle se retourne vers moi, remonte des manches impatientes de se mettre au travail et pose des poings déterminés sur ses hanches.
« ... Parce qu'on va avoir du pain sur la planche. »
Scène musicale incoming
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