On l'appelait Koko...

          La journée avait été longue, mais plus que la journée, la nuit surtout avait été interminable. Kokonoi était épuisé et il n'avait qu'une envie. Ne plus penser à rien.

Pour cela, il connaissait le moyen.

Les portes de l'ascenseur se rouvrirent et il laissa derrière lui les couloirs qui menaient, plus haut, aux locaux du Bonten, cette organisation criminelle tentaculaire à laquelle il appartenait depuis plus de dix ans, pour rejoindre le bar du sous-sol ouvert toute la nuit.

L'ambiance feutrée des lieux apaisa un peu la migraine qui lui battait les tempes et il s'immobilisa une seconde sur le seuil pour inspirer, les yeux fermés. L'endroit sentait le tabac et le vieux cuir. Ça n'était pas désagréable.

Il abandonna la porte et se dirigea vers le bar. À cette heure de la nuit, c'était Malik qui se trouvait derrière, un employé au teint hâlé et aux épaules aussi large qu'un frigo venu tout droit de Jamaïque quelques mois plus tôt. Il faisait d'ailleurs office de videur autant que de barman lorsqu'il était là.

– Salut... Dit Koko en se hissant sur un tabouret, à l'extrémité du comptoir, avec un soupir.

Il tira son portable de sa poche, jeta un œil à l'heure et le reposa, face contre le plateau pour ne plus voir l'écran.

Trois heures du matin... Il est plus tard que je le pensais.

Toute la nuit, il s'était efforcé de réparer les frasques de Sanzu et des frères Haitani. Ces trois abrutis avaient été chargés de retrouver et de faire parler des traîtres que le clan soupçonnait de vendre des renseignements. Évidemment, il avait fallu que Sanzu balance l'un d'eux dans le coffre de sa voiture au beau milieu de Shinjuku tandis que les deux autres n'avaient rien trouvé de mieux que de sortir leurs flingues dans un bar de Roppongi en clamant haut et fort qui ils étaient.

– Des crétins... Je suis entouré de crétins... Murmura Koko.

Malik fit glisser jusqu'à lui un gin martini, le cocktail que prenait toujours Koko lorsqu'il venait, et celui-ci le remercia d'un signe. Il but une gorgée, avant de reposer le verre pour défaire le bouton de son col, relever ses manches et se mettre à l'aise.

– Tu ne connais pas ça toi, Malik, reprit-il sans regarder le barman, travailler avec des imbéciles qui te mettent des bâtons dans les roues...

L'homme ne répondit pas. Il se contenta d'essuyer les verres de l'autre côté du bar.

Koko secoua la tête.

– Qu'est-ce que je fais là ? Dit-il. Franchement... Je me pose la question un peu plus tous les jours.

Il porta son verre à ses lèvres, le vida d'une traite, et Malik posa son torchon pour lui en préparer un nouveau.

C'était toujours ainsi que ça se passait quand Kokonoi venait. Il buvait gin martini sur gin martini et racontait sa vie au barman silencieux.

– Tu sais que je ne me souviens quasiment plus comment je me suis retrouvé dans le Bonten...? Poursuivit Koko. Un jour je cherchais à amasser du fric et le lendemain...

Il s'interrompit et replongea dans le verre que l'autre venait de lui resservir.

– Non, dit-il, c'est faux. Je m'en souviens parfaitement. Je m'en souviens comme si c'était hier. J'ai choisi de miser sur Mikey. De parier sur le plus fort. J'ai jeté mon dévolu sur le gagnant. C'est ce que je disais à l'époque. C'est ce que je lui ai dit à lui.

Un instant, il demeura silencieux et les souvenirs d'Inui affluèrent à sa mémoire.

– Je ne l'ai plus revu après ce jour-là... Ça a été terminé. Je ne pensais pas... que ça se finirait ainsi nous deux... J'ai toujours cru qu'on traînerait ensemble jusqu'à notre mort... Qu'on se perdrait peut-être quelque temps de vue, mais qu'on se retrouverait toujours. Je me trompais on dirait.

Le barman ne dit toujours pas un mot.

– On a grandi dans la même rue, reprit Koko, je te l'avais déjà dit ? J'étais raide dingue de sa grande sœur à l'époque...

Il étouffa un pauvre rire.

– Elle est morte, poursuivit-il. Un jour, leur maison a pris feu. Je sortais de chez elle. J'ai couru pour y retourner... je voulais la sauver... mais j'ai sauvé son frère. C'est peut-être la seule fois où j'ai haï Inupi. Ce moment où j'ai vu son visage... où j'ai compris qu'il n'était pas elle.

Il se passa la main sur le front, comme si ce souvenir avait été trop douloureux à évoquer.

– Après, dit-il, je ne l'ai plus lâché... Peut-être que je voulais me faire pardonner ce moment où je l'ai détesté de ne pas être Akane... Ou bien, peut-être juste que je voyais sa sœur quand je le regardais... Je ne sais plus. Sûrement un peu des deux. Akane. Elle était belle tu sais ?

Malik retira son verre vide et il lui en prépara un nouveau.

– Des cheveux clairs... Continua Koko comme s'il ne l'avait pas remarqué. Des yeux bleus... Des lèvres qui appelaient les baisers. J'ai essayé de l'embrasser une fois – il pouffa de rire –, mais elle m'a repoussé.

Il réfléchit et ajouta :

– Non, elle ne m'a pas repoussé. Elle m'a dit de ne faire ça qu'avec la fille que j'aime. Sauf que la fille que j'aimais, c'était elle. Et je le lui ai dit.

Il joua avec les olives du verre que le barman venait de déposer devant lui.

– Si on y réfléchit bien, reprit Koko, c'est après l'incendie que tout est allé de travers. Comme si le destin avait pris le mauvais embranchement ce soir-là. Comme un train aiguillé sur la mauvaise voie. Tout s'est mis à dérailler. Akane est morte. Inupi a disparu de ma vie. Moi, je me retrouve ici, à torcher le cul d'une bande de gamins capricieux même pas capables de se rendre compte quand ils font des conneries...

Il leva son verre et l'avala cul sec, la tête renversée en arrière.

– Et si tu crois que le patron est mieux, dit-il en l'abattant sur le comptoir, tu te fourres le doigt dans l'œil ! Lui, c'est le plus cinglé de tous !

Il souffla.

– Non, pas exactement, se corrigea-t-il. Lui, il est le plus détruit de tous. C'est tout. C'était cela, sa force. Rester debout alors que plus rien ne tournait rond dans sa vie. J'aurais dû le voir... J'aurais dû le comprendre...

Koko abandonna le verre pour croiser les bras sur le bar. Il secoua la tête.

– Des fois, dit-il, je me demande comment Mikey tient debout. Il a tout perdu, même la raison. Pourtant il continue d'avancer. De se battre... si on peut appeler ça se battre.

Le verre que Malik fit glisser jusqu'à lui brilla sous les spots du bar, mais Koko ne parut pas le voir.

– Il gère cette organisation de cinglés... jour après jour... alors que les trois quart du temps, il ne sait même plus qui il est.

Après un silence, il ajouta :

– En vérité je sais très bien pourquoi il continue. Parce qu'il a des gens à protéger de ce monde-là... Comme moi.

Il remarqua alors la présence du cocktail et il y plongea à nouveau les lèvres. Face à lui, le barman recommença à essuyer des verres sans un mot.

Koko se redressa et désigna son tatouage, sur le côté du crâne.

– J'ai une question pour toi, dit-il avec un sourire en coin, est-ce que tu sais pourquoi je l'ai fait faire ici et pas ailleurs ?

De l'autre côté du comptoir, Malik le regarda en silence.

– Tu ne sais pas hein ? Reprit Koko. Et bien c'est pour ne pas le voir ! Amusant, non ? Ce tatouage, c'est la première chose que les gens voient quand ils me croisent. Mais moi, à moins de me regarder dans un miroir, je ne peux pas le voir. Il me dégoûte... Il représente tout ce que je suis devenu...

Il prit son verre par le pied et fit danser les lumières du bar sur la surface.

– Je me demande si ce n'est un peu pareil pour le patron ? Murmura-t-il. Ni lui ni moi nous n'avons envie de regarder en face ce que nous sommes devenus... Pourtant, je suis sûr qu'aucun de nous deux ne regrette ses choix. Si c'était à refaire, nous referions la même chose. Parce que, pour nous, le train du destin s'est juste planté de route... et on s'est contenté de faire de notre mieux.

Il avait murmuré les derniers mots d'une voix si basse que même lui les avait à peine entendus.

Finalement, il termina son verre, il se leva et déposa un billet sur le comptoir en guise de pourboire.

– Merci de m'avoir écouté, dit-il. Tu mets tout ça sur ma note, comme d'habitude ?

L'autre ne répondit toujours pas.

– Tu sais Malik, reprit Koko avant de partir. Ça me fait vraiment du bien de parler avec toi. En définitive, il n'y a qu'à toi que je peux parler de tout ça ici. Si tu n'étais pas là, je crois que je deviendrais dingue...

Une fois qu'il fut sorti, un jeune serveur qui était chargé de la salle se dirigea vers le patron, debout derrière sa caisse.

– Monsieur... Dit-il hésitant. Je peux vous demander quelque chose ?

– Je t'écoute.

– Est-ce qu'on ne devrait pas... dire à monsieur Kokonoi que Malik ne parle pas japonais ?

Il ne travaillait pas ici depuis très longtemps, mais il avait parfaitement compris que ces hommes, ceux qui portaient ce tatouage et venaient tard le soir, n'étaient pas de ceux que l'on pouvait contrarier sans y laisser la vie.

Le patron jeta un œil à la porte derrière laquelle Koko venait de disparaître et il souffla.

– Il le sait ne t'en fais pas, lui dit-il. Il le sait parfaitement.

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