Il est vrai que pour des gens aussi naïfs, donner le nom est une chose absurde, qui n'en vaut peut-être pas du tout la peine. Mais je vais le faire quand-même. Ce jeune-homme s'appelait Lucien. C'était un adolescent de 17 ans, qui allait être majeur dans deux mois. Il savait pertinemment que le jour même de ses 18 ans, il quitterait la maison de ses parents, et irait se trouver une petite-amie, pour éviter d'être seul trop longtemps. Ce après quoi avec sa petite-amie, il s'achèterait un appartement (sauf si cette dernière venait à en avoir déjà un), il se marierait et il fondrait une famille de deux enfants.

Lucien rêvait de ce mode de vie-là, celui d'un homme heureux, père de famille, uni avec la femme de sa vie par le lien indissoluble (jusqu'au divorce, du moins) du mariage. Il voulait fonder sa propre entreprise, et que sa petite-amie y travaille. Il s'en fichait qu'elle soit sa directrice, sa secrétaire ou son employée, il voulait juste la voir sur son milieu de travail.

L'adolescent était d'une nature très déterminée, il parlait très souvent à ses parents de cette future famille qu'il voulait fonder : sa petite-amie serait une jolie Victoria, son fils aîné s'appellerait Maxime, et sa fille cadette Camille. Il comptait garder son nom en plus de celui de Victoria au mariage, pour le transmettre par la suite à ses enfants. Il tenait même un journal où il racontait déjà les chroniques de sa famille.

Il avait fait la description de sa femme : Victoria, blonde vénitienne aux yeux bleus-verts, sexy sans trop en faire, chiante mais pas trop non plus, protectrice mais tout juste ce qu'il faut, qui sache cuisiner sans être une cheffe, parce qu'ici, c'était Lucien, le chef cuisinier incontestable. Le seul de ses défauts sur lequel il avait exagéré était la jalousie. Si elle allait devoir mettre un bémol sur son potentiel de séductrice et d'emmerdeuse, en ce qui concernait la jalousie, elle allait pouvoir se lâcher, et être la fille la plus jalouse du monde.

Lucien voulait se sentir désiré par elle, qu'elle veuille l'avoir pour elle toute seule, et que lui puisse passer comme des péripéties en essayant d'éviter d'être son objet. Il allait savoir lui faire plaisir et être à elle de temps à autre, bien évidemment, mais il voulait aussi qu'elle soit une méchante possessive pour pouvoir avoir du fil à retordre, et se battre. Il demandait aussi à ce qu'elle aime le genre fantastique. Si elle voulait le faire fantasmer, elle allait devoir se déguiser en jeune elfe séduisante.

Le jeune homme n'hésitait plus à foutre le bordel à la maison, et se moquait des punitions de ses parents en clamant tout haut que très bientôt, il aurait une indépendance, un logement, une femme, une famille, une vie rien qu'à lui, quoi. Il n'aurait plus besoin de ses parents, et serait seul maître de son existence, prêt à affronter ses péripéties pour devenir meilleur, jusqu'à devenir l'homme le plus fort niveau cœur et émotions, et en même temps le plus pur des sages.

Il rêvait, tous les soirs, de sa vie aux côtés de Victoria, sa femme très jalouse, de Maxime, son fils aîné fort et déterminé, et de Camille, sa fille cadette, redoutable joueuse de jeux vidéos, garçon manqué sans trop en faire. Dans son journal, il faisait souvent partir sa famille dans des endroits irréels, qui rappelaient l'univers fantastique. Autant que le fantastique, il aimait le sombre et le loufoque, et son réalisateur préféré était incontestablement Tim Burton.

Cette nuit-là, Lucien rentrait assez tôt de boîte de nuit pour ne pas trop inquiéter ses parents, mais aussi parce qu'il n'avait pas encore écrit dans le journal de sa famille imaginaire. Il se mit torse-nu sous sa couette, et sortit le carnet en question, et un stylo neuf, qui marcherait sans doute mieux que l'autre. Il tourna la page pour démarrer un nouveau chapitre, et constata d'ailleurs qu'il allait tout juste avoir la place d'en écrire un autre avant qu'il ne doive absolument changer de carnet. Pour clore celui-ci en beauté, il eut envie d'écrire une scène érotique, où il retrouvait sa Victoria déguisée en elfe à l'orée d'une forêt où il fait toujours nuit, juste en face d'une clairière à l'eau pure et potable, qui pouvait donner la jeunesse éternelle.