Chapitre 18-2
— Tu m'emmènes où ? demandai-je à Eva d'un ton agressif et tout sauf aimable dès que la porte se fut refermée derrière nous.
— Oh mais la petite Rose se sent pousser des ailes depuis qu'elle a sauvé le beau et grand Nicolas ! me railla-t-elle d'une voix forte et moqueuse en se retournant vers moi. N'oublie pas à qui tu adresses, l'humaine, cracha-t-elle d'un ton dédaigneux. Alors garde tes questions pour toi et suis-moi ! m'ordonna-t-elle en me saisissant rudement par le bras pour m'entraîner derrière elle.
Je résistai, par réflexe, en portant tout mon poids vers l'arrière, mais c'est sans aucune difficulté qu'elle parvint à faire décoller mes pieds du sol, ses doigts s'enfonçant cruellement dans le muscle tendu de mon bras, me faisant un mal de chien et réveillant ma blessure à l'épaule.
« Eva ! »
La voix grondante et menaçante de Nicolas, nous parvint à travers le battant de chêne, comme s'il venait d'assister à la scène en direct. Cette dernière fit la grimace mais ne me lâcha pas pour autant. Pendant un cours instant je fus tentée de crier, de me débattre, pour que Nicolas, qui semblait entendre à travers les murs, viennent à mon secours. Mais dès mon idée formulée, je la rejetai, ils me prenaient déjà pour une faiblarde inutile, là ce serait le bouquet ! Sans compter qu'il me restait un minimum d'amour propre à conserver.
— Je te suis mais tu me lâches...tout de suite ! lui ordonnai-je assez fort pour, je l'espérai, être entendu dans la pièce voisine.
Ma voix n'était pas aussi ferme et assurée que le l'aurais souhaité, mais ma tactique eut quand même l'effet escompté puisqu'elle me lâcha enfin, bien qu'à contrecœur. Je résistai à l'envie de remonter la manche de mon sweat pour vérifier mais j'étais certaine d'avoir déjà un bleu.
— Je te préviens, me dit-elle d'une voix assourdie en me lançant un regard assassin, à la moindre tentative de quoi que ce soit...je t'assomme !
Puis d'un pas rageur et rapide elle parcourue les quelques mètres qui nous séparait de la porte menant au hall d'entrée. Elle l'ouvrit et m'attendit impatiemment de l'autre côté. Ne pouvant faire que ça pour l'ennuyer, je marchai le plus lentement que je le pus, voyant son visage s'empourprer un peu plus à chaque seconde supplémentaire qui s'écoulait. C'était inutile et puérile mais...terriblement jouissif sur le moment.
Ma satisfaction ne dura pas longtemps, car une fois la porte franchie, elle fit de nouveau mine de m'agripper le bras.
— Tu avances plus vite ou je te traîne ! gronda-t-elle en se dirigeant vers l'escalier, qu'elle contourna finalement au lieu de le gravir comme je m'y attendais.
Où m'emmenait-elle ? me demandai-je un peu angoissée en franchissant une porte située dans l'ombre des marches. C'était un nouveau couloir, plus sobre celui-ci et éclairé par de simple applique en laiton.
— D'après le Raakshas, il faut que tu manges, me dit-elle d'une voix ironique en stoppant devant une nouvelle porte. Comme je ne suis ni une dominée, ni une servante, débrouille-toi toute seule ! me dit-elle en ouvrant la porte avant de me pousser à l'intérieur et de partir en la claquant derrière elle.
Un instant décontenancé, je restai sans bouger à contempler l'immense cuisine qui me faisait face. Il me fallut bien quelques longues secondes pour me retourner et m'empresser de sortir de là. Le problème...c'était que cette fichue porte n'avait pas de poignée ! Ce devait être une blague ! me dis-je en commençant à rire bêtement. Mon rire se mua vite en larmes, qui se transformèrent en sanglots incontrôlable tandis que je me laissai glisser sur le sol froid, terrassée par le découragement.
C'est une main douce et réconfortante posée doucement sur mon épaule, qui me ramena à la réalité. Je n'aurais su dire combien de temps s'était écoulé mais je pleurai toujours, incapable de m'arrêter, ni de réagir.
— Rose vous allez bien ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
La voix inquiète de Esperanza eut du mal à se frayer un chemin jusqu'à mon esprit en surchauffe et elle dû répéter sa question plusieurs fois, avant que je n'ouvre enfin mes yeux bouffis sur son visage anxieux. Elle était accroupie à côté de moi, une main posée sur le battant de la porte toujours close, pour maintenir son équilibre.
— Quelqu'un vous a fait du mal ? Vous êtes blessée ? continua-t-elle à me demander en me scrutant de la tête au pied, cherchant une cause à ma crise de larmes.
— Je ne rentrerai jamais chez moi, c'est ça ? réussis-je à bredouiller d'une voix hachée.
— Pourquoi pensez-vous cela ? me demanda-t-elle d'une voix surprise avant de s'assoir à son tour par terre à mes côtés.
— Ils me traitent tous comme une prisonnière, Aaron, Eva...
— C'est juste pour votre bien, me dit Spéra en me caressant doucement le bras
— Ils ont une drôle de façon de le montrer dans ce cas, lui rétorquai-je en essuyant mes yeux d'un revers de ma manche crasseuse et déchirée. Je veux juste rentrer chez moi...et oublier toute cette histoire.
— Vous croyez vraiment que c'est possible ? me demanda-t-elle dans un soupir tandis qu'elle se levait et me tendait la main pour m'aider.
— Quoi ? lui demandai-je un peu abruptement, de nouveau sur la défensive. Que je puisse rentrer chez moi ?
— Non, que vous oubliez tout ce qu'il s'est passé ? ajouta-t-elle d'une voix douce, accompagnée d'un petit sourire entendu. Vous pouvez prendre ma main vous savez, me dit-elle lorsqu'elle constata que je n'osai pas le faire. Je n'ai peut-être plus vingt ans depuis très longtemps, mais je reste malgré tout bien plus forte que vous.
Son sourire et sa gentillesse étaient contagieux, c'est donc un peu rassérénée que j'acceptai son aide. Groggy par mes larmes, la tête me tourna légèrement un fois en position verticales et je dus fermer momentanément mes yeux gonflés pour que cela passe.
— Venez vous passer un peu d'eau sur le visage pendant que je vous prépare une tasse de...thé ou café ?
— Thé, s'il vous plait, lui répondis-je d'une petite voix éraillée en la suivant jusqu'à un évier en pierre.
L'aménagement de la pièce était un mélange, osé mais réussi, entre de l'ancien et de l'ultra moderne. Des meubles en chênes patinés par les ans côtoyaient de l'électroménager en aluminium brossé flambant neuf et la massive table en bois brut qui trônait au centre de la pièce était assortie à des chaises métalliques au design...audacieux. Tout cela avait dû couter une véritable fortune me dis-je tandis que j'aspergeai mon visage bouffi d'eau froide. Les gouttelettes glacées me firent comme un électrochoc et je me sentis tout de suite plus alerte à défaut d'être présentable. Je devais avoir une tête à faire peur, me dis-je en me retournant vers Spéra qui était en train de verser de l'eau bouillante dans deux mugs assortis en porcelaine. Elle sortit ensuite rapidement une assiette de petits gâteaux maison d'un placard, puis alla poser le tout sur la table avant de me faire signe d'approcher. Je tirais l'une des chaises vers moi et m'y assis, mal à l'aise. Elle était aussi inconfortable qu'elle en avait l'air !
— C'est à croire que la décoratrice d'intérieur qui a acheté ces horreurs métalliques ne s'est jamais assise dessus, commenta Spéra avec une grimace expressive en s'asseyant à son tour.
Puis elle fit glisser l'un des mugs vers moi que je pris d'une main encore légèrement tremblante. C'est au moment où je m'en saisis que je vis l'inscription écrite sur la tasse à la manière d'une pancarte d'avertissement pour chien « Attention tigre méchant » et je partis d'un grand éclat de rire spontané.
— Ah j'aime mieux ça ! me dit Esperanza avec un gentil sourire.
— A qui appartient ce mug ? demandai-je une fois mon rire dissipé pour ne pas qu'un silence pesant et gênant ne s'installe entre nous.
— Oh à tout le monde. Nous ne manquons pas d'humour vous savez, ajouta-t-elle en faisant tourner sa propre tasse vers moi pour que je puisse lire ce qui y était inscrit.
Une magnifique image de tigre décorait l'un des côtés du mug et au-dessus était écrit « Ne me dérange pas...ou je te bouffe ! »
— On trouve ce genre de chose dans le commerce ? lui demandai-je sentant malgré moi un sourire s'épanouir sur mon visage.
— Non ! Nous les faisons imprimer nous-même. C'est une petite tradition en fait. À chaque anniversaire nous recevons un mug et c'est la troupe qui se concerte pour trouver l'inscription. Plus les années passent, plus cela devient compliqué d'être original ! s'esclaffa-t-elle en buvant une gorgée de thé.
— J'imagine, répondis-je bêtement ne sachant pas vraiment quoi dire pour meubler la conversation.
Des tonnes de questions tournaient en boucle dans ma tête et me démangeaient la langue, mais je n'osais pas les poser. Tout semblait secret et tabou ici...enfin pour moi. Mais c'était Spéra, elle avait toujours été gentille avec moi, peut-être que...
— Vous êtes vraiment des tigres ga...heu, des métamorphes tigres ? me lançai-je maladroitement d'une petite voix gênée en m'empressant de boire une gorgée de thé bouillant qui me brula la langue au passage.
— Je crois que vous en avez eu une preuve plutôt...percutante ! me dit-elle avec un petit signe de tête en direction de mon épaule. Vous doutez encore ?
— Non...enfin je ne crois pas, c'est...c'est tellement...
— Incroyable ? termina-t-elle à ma place. Oui c'est peut-être vrai, dit-elle dans un soupir en s'adossant à son siège. Mais nous avons toujours été là. On ne voit pas ce que l'on ne veut pas voir, ajouta-t-elle d'un ton rempli de sagesse et d'amertume.
— Vous êtes nombreux ?
— Vous parlez des tigres ou des métamorphes en général ?
— Des deux, je pense, lui répondis-je mon cœur battant la chamade à la perspective d'avoir enfin quelques réponses.
— Nous sommes la seule troupe de métamorphes tigre de ce pays, m'avoua-t-elle avec franchise. En revanche pour les autres espèces, cela se compte en...je ne devrais peut-être pas vous dire tout ça, s'interrompit-elle subitement.
— Je partirais vraiment d'ici ? lui demandai-je en la fixant dans les yeux.
— Oui, bien sûr, m'affirma-t-elle avec véhémence. Vous vous trouvez juste impliqué dans une histoire...compliqué. Il va juste vous falloir un peu de patience, le temps que tout cela s'arrange.
Son regard était franc et sincère mais quelque chose me dérangeait sans que je ne sache quoi.
— Il y a d'autres humains au courant de votre existence ?
— Quelques-uns, mais ils ne sont pas nombreux. Nous ne nous révélons pas aux humains à moins d'avoir une confiance absolue...ou pas d'autre choix !
— Pourquoi ?
— Parce que la plupart du temps, ça se passe mal ! me répondit-elle d'une voix un peu plus cassante qui m'apprit que le sujet était sensible et que je ferais peut-être mieux d'arrêter là mes questions.
Néanmoins, une question bien précise me taraudait depuis longtemps et sentant qu'Esperanza arrivait au terme de sa patience je me décidai à la poser, de peur de ne plus en avoir l'occasion par la suite.
— Qu'est-ce-qu'un raakshas ?
Ma phrase sembla tomber comme un couperet qui fit sursauter Spéra au point qu'elle renversa une partie de son thé sur la table avant de braquer sur moi des yeux remplis de colère.
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