Chapitre 16
— Ça serait cool d'avoir une fille dans l'équipe, déclara Hervé en aidant Franck à ranger les gros pots de peinture qu'il venait d'acheter.
En comparaison à Tina, Hervé faisait office de bulldozer. Valentina était élancée, et tout en souplesse, là où le jeune homme était large et musculeux. Il n'avait certes rien d'un bodybuilder, mais en le croisant dans la rue, même sous des vêtements amples, on pouvait tout de suite constater qu'il était plus musclé que la moyenne. Voilà pourquoi Franck avait choisi l'adolescent plutôt que sa quasi-colocataire pour aller chercher les pots de peinture. Dernièrement, Franck avait posé des plaques de plâtre partout dans la nef, afin de la moderniser. À présent, il allait falloir peindre l'ensemble. Il y avait environ deux cent-cinquante mètres carrés de surface à peindre. Les prochains jours allaient être laborieux.
— Ça nous changerait un peu, reprit Hervé en soulevant un nouveau pot du coffre de la voiture. Elle est jolie ?
Franck sourit.
— Je me demandais quand tu allais me poser la question, taquina-t-il. Je ne connais pas vraiment tes goûts en la matière, j'ignore si elle te plairait. Par contre, elle a cassé le bras du dernier qui lui a manqué de respect. Alors abstiens-toi de lui sortir tes blagues salaces habituelles.
— Roger that !
— Tu vas bien finir par la rencontrer, tu verras si elle est digne de toi ou pas à ce moment-là.
Après les rapports que lui avaient adressés Hervé, qui était peu à peu devenu le recruteur officiel de leur petite équipe, Franck avait eu la satisfaction de découvrir que Valentina avait beaucoup progressé. Bien sûr, c'était ce qu'elle lui avait dit, mais l'entendre de la bouche d'Hervé avait plus de valeur. Il était donc évident, selon Franck que les deux adolescents finiraient par se croiser dans la vraie vie.
— Ce sourire me fait vraiment peur, en fait. Elle est genre pleine de boutons suintants ou un truc du genre ?
— Surprise, lâcha le religieux, sur le ton du mystère. Parle-moi plutôt de la fac.
Fraîchement diplômé du bac, Hervé s'était engagé dans des études d'informatique. Son école se trouvait hors de la ville et il s'y était rendu la veille, pour finaliser son inscription. Il avait rencontré quelques élèves, expliqua-t-il, dont certains qu'il avait déjà croisés à l'occasion d'une journée portes ouvertes. Il imaginait qu'il se plairait bien là-bas.
Il était d'ailleurs inscrit pour une semaine de mise à niveau, peu de temps avant la rentrée officielle.
— C'est une bonne idée de faire ça, approuva Franck.
— La vérité, c'est que j'ai pas vraiment eu le choix, pouffa Hervé. Selon eux, mon niveau en maths est limite et au concours d'entrée, j'ai eu la note limite en programmation. D'un autre côté, si je vais à l'école, c'est pour apprendre, j'avoue que j'ai du mal à comprendre pourquoi faut être bon pour rentrer dans une école, mais bon.
Franck sourit. Il avait lui aussi eut du mal à appréhender ce principe d'élitisme jusqu'au jour où il avait discuté avec un professeur d'université qui l'avait un peu éclairé sur le fonctionnement des écoles supérieures privées.
— En fait, répondit-il, c'est assez simple. Les écoles de ce type fonctionnent beaucoup sur leur réputation et cette dernière est directement liée aux résultats de leurs élèves. Pour garder une bonne réputation et pouvoir continuer à demander six, sept ou huit mille euros par an à ses élèves, elle doit avoir des élèves qui réussissent. Donc l'école les choisis en faisant en sorte que seuls ceux qui ont de véritables chances de réussite s'inscrivent.
— C'est ça qu'on appelle l'égalité des chances donc ?
— Le monde est cruel, mon pauvre Hervé.
Il sourit et ne se formalisa pas plus.
Hervé resta tout le reste de la soirée à l'église, aidant le prêtre à recouvrir les murs de la nef d'une épaisse couche de peinture blanche. À la tombée de la nuit, alors qu'ils étaient tous deux à table, Valentina débarqua sans frapper. La cuillère à mi-chemin de la bouche, le futur étudiant en informatique resta paralysé par l'apparition. La jeune femme ne se soucia pas de lui et alla embrasser Franck avant de foncer dans sa chambre déposer son sac. En revenant, elle fit un vague signe de main au jeune homme et alla se servir un verre de jus de fruit.
Lorsqu'elle s'installa enfin à table, elle fixa Franck avec impatience.
— Tu vas nous présenter un jour ou quoi ?
— Mais vous vous connaissez déjà, je te signale ! sourit-il. Tu lui causes tous les jours sur Justices.
— Je cause à trois parfaits inconnus sur Justices, je te signale.
— C'est Shaga13, souffla Franck. Hervé donc. Hervé ? Voici Tina.
— Ah ! C'est le gay ! sourit Valentina, alors qu'Hervé s'étouffait avec sa propre salive. Ça fait plaisir de te rencontrer... en vrai, je veux dire.
— C'est quoi cette histoire de gay ? s'offusqua Hervé. J'suis pas gay ! J'suis super hétéro, d'ailleurs !
— Ça existe pas « super hétéro », corrigea la blonde.
— Mais je suis pas gay ! s'emporta-t-il enfin.
— Tu vois pas qu'elle te cherche, Hervé ?
— Hein ?
Il fallut une seconde supplémentaire au jeune homme pour discerner l'éclat de malice dans le regard de la nouvelle recrue. Vexé, il ne trouva pas la blague bien drôle. Franck expliqua ensuite pourquoi Valentina l'avait affublé de ce qualificatif. Là non plus, il ne trouva pas cela drôle. En revanche, Valentina ne se défit pas de son sourire radieux une seule seconde.
— 'tain, ça fait même pas cinq minutes que t'es là et déjà, je t'aime pas.
— Ça fait donc un problème de réglé, fanfaronna Valentina.
Franck rigola, tandis qu'Hervé fit mine de bouder.
— Tu as mangé ? demanda le prêtre.
Valentina avait en effet fait un passage éclair chez McDonald's. Elle voulait surtout savoir quand elle allait enfin passer à l'action et aller dans les rues. Hervé tenta de doucher son enthousiasme en la prévenant que la première sortie se faisait toujours dans un quartier calme et qu'il était donc assez rare de vivre quoi que ce soit d'exaltant dans les deux à trois premières excursions. Si Valentina en fut déçue, cela ne se vit pas sur son visage qui affichait toujours un joli sourire.
— Tu viens de Saint-Joseph ? demanda Hervé en attaquant le dessert.
— J'y ai fait un tour. Mais je ne viens pas de là-bas. Je viens de Paul Éluard, en fait.
— Ah ouais ! Sympa le lycée. C'est celui qui donne sur le jardin des plantes, c'est ça ?
— Oui. Belle vue, profs de merde.
— Sûrement pas pire qu'à Vaillant !
— Vaillant, c'est un repère de drogués, de toute façon.
— Je sens que ma soirée va être animée, souffla Franck en se levant. Si je vous abandonne deux minutes, ça ira ou vous allez vous battre ?
— Si on devait se battre, je le mettrai KO en deux-deux, de toute façon.
Hervé allait répliquer, mais se retint à la dernière seconde et Franck lui en fut reconnaissant. Il quitta la pièce quelques minutes afin de se changer. Il y a peu, il aurait refusé d'apparaître dans sa tenue de patrouilleur devant la jeune femme. Aujourd'hui, il avait un secret de moins à lui cacher et cela lui simplifiait la vie. Ce soir, c'était à son tour d'aller monter la garde dans les rues. Puisque Tina était au courant, il pouvait se permettre de prendre son horaire habituel sans se poser de questions. Valentina dormirait peut-être ou peut-être pas à l'église, mais il ne s'inquiétait plus qu'elle le découvre en tenue.
Lorsque le prêtre reparut dans la cuisine, les deux adolescents comparaient leurs vies respectives. Tous deux enfants de divorcés vivant avec leur mère et n'ayant plus de relation avec leur père. Ils étaient passés de qui a la plus mauvaise école à qui a le plus mauvais père. Il semblait que Valentina et son paternel volage remportèrent cette manche ; le père d'Hervé n'ayant commis pour tout pécher que de mourir trop jeune dans un accident de voiture.
— Un jour, je vous raconterai mon enfance et vous arrêterez peut-être de vous plaindre, coupa Franck. Bon, je vous laisse. Le dernier qui s'en va tire la grille derrière lui, s'il vous plaît.
— T'es sûre que tu veux pas que je t'accompagne ? tenta Valentina.
— Trop tôt.
Et sur ces mots, Franck quitta l'église. Il gardait son cache-nez dans sa poche et sa capuche rejetée en arrière. Le ciel était chargé de nuages et l'obscurité envahissait déjà les lieux, même si le soleil n'avait pas encore franchi l'horizon.
Franck accéléra le pas jusqu'à la grande rue de la République. C'était la limite du territoire qu'il allait parcourir ce soir : la vieille ville. Aussitôt franchi cette limite arbitraire, il obliqua et pénétra dans un petit immeuble qui ne possédait pas de digicode. S'assurant qu'il n'y avait personne dans le hall ou la cage d'escalier, il grimpa jusqu'au toit en enfilant son cache-nez et en rabattant sa capuche sur sa tête.
Pour une raison qu'il ne parvenait pas à comprendre, il avait prétendu ne pas être à l'aise avec la course d'obstacles. Aussi, lorsqu'il patrouillait en équipe, il se cantonnait à des sauts sans envergure et évitait les figures acrobatiques auxquelles s'adonnaient de bon cœur Hervé et Léo, deux grands adeptes du Parkour. Les seuls moments où ils pouvaient être lui-même – si tant était que cette affirmation ait le moindre sens – c'était lorsqu'il patrouillait seul.
Ainsi, lorsqu'il émergea sur le toit, il avait le sourire. Il prit une grande inspiration, puis s'élança. Depuis ce bâtiment, jusqu'au cœur de la vieille ville ou presque, il allait pouvoir sauter de toit en toit et s'adonner, lui aussi, aux joies des cascades au-dessus du vide des cours intérieures et des ruelles.
Il était libre. Personne pour lui dire qui tuer. Personne pour le voir bondir, tel un ninja, ou disparaitre dans les ombres de la ville. Son seul spectateur était Dieu. Jusqu'à présent, le Seigneur ne l'avait jamais dénoncé.
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