9. Ne pas être seul (3/3)
Le gong fatidique de la vieille horloge sonna bientôt dix-neuf heures. Tout le monde se mit en branle pour le départ. Même Frankie était désireuse de les accompagner. Elle redoutait sûrement la confrontation avec Varney, puisque les raisons de sa fugue n'étaient pas étrangères au chef de gang.
Il entendit la voix de Giles, écho à la fois inquiet et pressant, lui enjoindre de se dépêcher. Comme un automate, il ramassa le sac qu'on lui tendait et monta à l'étage. Il gravit les escaliers dans un état second, absent. La mâchoire de l'impuissance percluait ses membres. Son téléphone vibrait au creux de sa paume : Lamai cherchait à le joindre.
Il avait l'impression de ne plus appartenir à cette vie, dansant en équilibre sur un fil, funambule écartelé entre deux mondes inconciliables. Il fit un brin de toilette, puis entreprit de se vêtir. Son corps agissait, son esprit dérivait. Il ne pouvait dire si quelques minutes ou heures s'étaient écoulées.
Fin prêt, il s'apprêtait à rejoindre les autres au rez-de-chaussée quand il fut attiré par la lumière chatoyante d'une bougie. Une porte était entrouverte. Il pénétra dans la chambre de Chayan, guidé par l'odeur envoûtante qui y régnait.
Le vampire préparait un paquetage. La pièce, semblable à son bureau, exhalait une senteur de forêt, bouquet d'arômes à la fois subtils et puissants, comme Chayan. Instantanément, il s'y sentit bien, enveloppé au creux d'une intimité secrète, déjà familière.
— Ah, Suni, te voilà. Tu es prêt ?
Cette voix grave le tira de sa prostration. Elle l'aida à se rééquilibrer et à s'extraire des sables mouvants de son esprit.
— Où étais-tu passé toute la journée ?
— Les vampires ne sont pas des créatures diurnes, je te le rappelle.
— C'est faux...
Cette règle n'était pas immuable. Kao et Frankie avaient conversé une partie du jour, et Chayan avait déjà dormi avec lui à des heures indues.
— La nuit dernière était une exception, le devança-t-il.
— Tu avais besoin de t'éloigner de Frankie aujourd'hui, n'est-ce pas ?
Chayan se figea. Il relâcha son sac et s'accouda à la lucarne de la chambre. Suni s'approcha. Ce soir, les étoiles brillaient avec intensité dans la voûte céleste. Construit sur les hauteurs de la ville, le manoir offrait une vue imprenable sur un horizon dégagé, dénué de pollution lumineuse.
Côte à côte, leurs regards s'égarèrent dans le paysage nocturne.
— Je suis désolé d'avoir disparu. J'avais besoin de m'isoler. Frankie est une vraie tornade, impulsive, fougueuse et incontrôlable.
— Kao m'a tout raconté, avoua Suni.
Chayan ne parut pas contrarié outre mesure par cette révélation, et si ce fut le cas, il n'en montra rien.
— Je n'ai jamais réussi à la comprendre, ni à répondre à ses besoins. J'ai essayé, mais c'était trop pour moi.
— Pourquoi l'avoir sauvée ? demanda Suni.
Le vampire marqua un temps d'arrêt. Ses yeux s'emplirent d'une douleur aussi transparente qu'un lac de larmes.
— J'ai croisé son regard à l'instant où la vie quittait son corps. Ce regard, c'était celui de mon frère quand...
Il laissa sa phrase en suspens. À demi-mots, Suni comprit ce qui le hantait. Ils n'avaient pas besoin d'en dire davantage. Le silence filait, aérien. Il remarqua alors un télescope posé dans un angle de la pièce.
— Tu aimes les étoiles ?
— Observer le ciel, oui. J'ai l'impression que quelque chose me dépasse enfin et c'est en fait... très rassurant.
— Rassurant ? En ce moment tout me dépasse, et je ne me sens pas rassuré, gloussa Suni.
Chayan posa sur lui un regard indéfinissable. Timidement, il se plaça derrière lui pour l'enfermer dans la cage de son corps. Suni frissonna, puis se laissa aller à cette étreinte. Il sentit le souffle du vampire frôler sa nuque.
— L'univers est tellement infini qu'on ne peut le quantifier. Cette beauté profonde, sombre et insondable me réconforte, car elle me rappelle qu'on ne peut pas tout savoir, ni tout contrôler ou prédire. Elle m'apprend à lâcher prise.
Suni médita ses paroles. Noyé dans le velours indigo de la nuit, sa détresse reflua, son rythme cardiaque se stabilisa. Les mains de Chayan voyageaient sur ses flancs en une caresse légère, dépourvue d'arrière-pensées. Malgré le danger qui guettait, rien ne semblait pouvoir l'atteindre en cet instant. C'était un sentiment ridicule, irrationnel, défiant toute logique. Pourtant, une forteresse invisible tissait ses remparts autour de leurs deux corps enlacés.
— Alors, comment c'est de flotter dans l'infiniment grand ?
— C'est agréable, concéda Suni. Mais il n'y a pas que ça.
— Ah oui, qu'y a-t-il d'autre ?
Il ferma les yeux, savourant le souffle sur sa nuque. Une myriade de frissons s'enfonça dans sa peau comme autant de petites aiguilles. Il succomba à ce moment de tendresse accidentelle, puis tourna le visage pour capturer le regard pénétrant de son protecteur ; le voile scintillant de la nuit s'y reflétait.
— Il y a toi, aussi...
Les deux hommes se fixèrent. Leurs silhouettes se découpaient dans cette petite chambre. Ombres portées sur un carré de ciel bleu roi.
— Tu parviens, je ne sais comment, à m'apaiser.
Un sourire tendre fendit la joue de Chayan.
— Est-ce que tu m'hypnotiserais, vampire ? feignit de l'accuser Suni, amusé.
— Non, je crois que c'est plutôt toi qui m'hypnotises, humain.
Son cœur trébucha. Son regard oscillait des yeux de velours aux lèvres de sang, qui envahissaient désormais tout son espace mental, l'attiraient comme une oasis dans un désert ardent. Il fallait espérer que cette vision ne fût pas un mirage. Le bras de Chayan se solidifia autour de ses reins et il se trouva collé à son buste. Il brûlait de s'abreuver au miel de sa bouche. Le corps du vampire évoquait une sculpture antique, un marbre glacé et imperturbable, mais son souffle exhalait un vent brûlant ; un sortilège se faufila dans l'air, juste entre leurs lèvres entrouvertes.
Suni voulait le goûter, le ressentir. Une flambée de désir infusa ses sens.
Bientôt, une main se logea dans sa nuque, à la fois protectrice et possessive. Le chant d'un faible gémissement se fit entendre. Venait-il de lui, de Chayan ? Qu'importe.
Au ralenti, il fondit sur la chair écarlate. Un besoin primitif le guidait. L'instant se suspendit, irréel.
Leurs lèvres se rencontrèrent dans un soupir de bien-être. Deux agonisants revenants à la vie. À travers cet effleurement, Suni sentit son monde se fracasser et se reconstruire. Chayan affermit sa poigne. Ils s'explorèrent, timides mais aventureux. Baiser rempli de souffles, de tendresse et de brûlure. D'abord hésitante, la bouche de Chayan devint joueuse, gourmande. Suni goûtait enfin au fruit défendu. Et ce fruit avait la saveur de la transgression, de la vie elle-même. Comment pourrait-il s'en passer un jour ?
Sa nuque fut broyée avec douceur entre les mains expertes, ses cheveux tirés en arrière avec autorité pour le pousser à s'offrir davantage. Chayan gémissait et respirait à travers son souffle, en réclamant déjà plus. Suni accueillit la conquête de sa langue. Elle s'enroulait à la sienne dans une caresse urgente, rugueuse. Étourdi, il chavira. Le petit bateau en papier faisait naufrage. Et il ne voulait plus remonter à la surface.
C'était si bon de lâcher prise, d'être animal. Il n'était plus qu'une bouche, mordillée, embrassée, léchée. Chayan en embrassait les coins, le revendiquant avec tendresse et voracité. Suni avait passé ses bras autour de son cou et se laissait entraîner dans les flots tempétueux de ce premier baiser.
Bientôt, il entendit un grognement féroce. La douleur cuisante d'une morsure lui troua la lèvre. Il fut violemment repoussé. Déboussolé, il porta une main à sa chair abusée. Goût ferrugineux. Chayan s'était reculé sous la mansarde, dans un coin d'ombre, tremblant.
— Ne m'approche pas.
Son regard se voila. En un battement de cils, un plein été s'était évanoui à la faveur d'un rude hiver. Ses pupilles couvaient l'aube d'une tempête.
— Chayan, je...
— Je t'ai dit de ne pas m'approcher ! gronda-t-il, d'un ton qui ne souffrait pas la contradiction.
Suni aurait dû s'enfuir, le laisser seul pour lui permettre de reprendre ses esprits. Mais il sentait, confusément, que c'était le moment de ne pas l'abandonner, de ne pas flancher. L'attitude de Mew aurait dû l'inquiéter. Au contraire, elle réveillait un courage insoupçonné tapi au fond de lui, un instinct de protection inconnu. À pas lents, il s'approcha, comme on cherche à dompter une bête sauvage et traquée, un étalon impétueux, avec précaution, avec miséricorde. Il se dépouilla des oripeaux de l'orgueil humain, pour offrir la pureté de son cœur. Il fut bientôt tout près du vampire. Ses yeux brillaient de fébrilité. Sa respiration profonde et effrénée déchirait le lourd silence. D'un geste doux, mesuré, Gulf posa une main sur son cœur, l'autre sur l'angle de sa mâchoire. Il vit son propre sang tacher les lèvres du vampire. Tout d'abord, il s'affola. Et si Mew se dispersait en cendres sous ses yeux horrifiés ? Fort heureusement, cette vision cauchemardesque lui fut épargnée. Son sang l'avait comme accepté.
— Tout va bien, ce n'est rien, le calma-t-il.
— Ce n'est pas rien, je t'ai blessé, siffla Mew, le souffle court.
— Je t'assure, tout va bien.
Ils restèrent dans cette position de longues minutes, la respiration de Mew retrouvait peu à peu un rythme régulier. De sa main, il recouvrit celle de Gulf, toujours posée sur sa joue. Il frotta son visage contre cette paume indulgente.
— Je suis désolé, je crains de te faire du mal. Je ne suis pas normal.
— Je me fiche de ce que tu es.
Chayan fronça les sourcils, un éclair perça le paysage orageux de ses iris.
— Tu ne sais pas ce que tu dis.
D'un geste doux mais tranchant, Mew repoussa Suni. Il s'éloigna et se saisit de son sac, crevant cruellement leur bulle d'intimité. Dos au jeune homme, il hésita. Quelques secondes s'égrenèrent dans un silence pesant ; un frisson traversa l'air de la pièce.
Puis, il quitta la chambre sans un regard en arrière.
La poitrine de Suni se vida de son air. L'esprit peuplé de doutes, il revivait la scène en boucle dans sa tête. D'un côté, ce premier baiser enivrant l'enchantait, de l'autre, ce départ brutal lacérait son cœur d'une mélancolie aigüe. Le désert brûlant de leur étreinte avait laissé place au froid polaire de l'abandon.
Pourtant, au fond de lui, un mince espoir vibrait ; il avait éraflé l'armure de Mew, il avait dégivré la glace sous sa poitrine.
Pourrait-il l'apprivoiser ?
***
Les vampires, Suni et Giles s'étaient regroupés dans le garage du manoir. Gulf fronça les sourcils en avisant les petits bolides à deux-roues qui attendaient sagement qu'on les enfourchât.
— Ne me dites pas qu'on va voyager à bord de... ça ? s'étrangla-t-il.
— Ça, ce sont des bijoux plus vénérables que le plaisir charnel lui-même, je ne te permets pas de les dénigrer, s'offusqua Kao, comme si on avait critiqué ses propres enfants.
— Est-ce bien sans danger ? s'informa Giles, l'air peu convaincu.
— Ne vous inquiétez pas, Chayan prendra grand soin de Suni ! garantit Kao, prenant un malin plaisir à sous-entendre tout autre chose.
Les deux concernés lui lancèrent un regard meurtrier, tandis que Frankie pouffait de rire. Giles n'était pas dupe – la lèvre abîmée de Gulf n'était pas passée inaperçue – mais il n'avait d'autre choix. Certes, il n'était pas ravi à l'idée qu'un vampire se nourrisse de Suni, ou lui fasse autre chose... Il savait aussi pertinemment qu'à lui tout seul, il ne parviendrait pas à le protéger contre l'attaque imminente de dangereux prédateurs. Au moins, cette bande insolite de vampires saurait préserver Suni du grand péril que représentait Varney.
— Je vous rejoindrai bientôt. D'ici là, faites attention à vous et surtout à Gulf. S'il lui arrivait quelque chose je...
— C'est bon, papi, on prendra soin de l'humain.
Giles ne releva pas l'insultant sobriquet. Il étreignit le garçon une dernière fois et lui promit de le retrouver aussi vite que possible.
Mew enfourcha une imposante moto, puis il tapota l'arrière de l'engin, invitant son protégé à s'asseoir. Quand Gulf croisa son regard pour la première fois depuis leur dernier échange troublant, il n'y lut qu'une bienveillance à toute épreuve, un désir de protection implacable. Il déglutit de crainte à l'idée de ce voyage, mais il s'exécuta ; Chayan lui inspirait une confiance aveugle. Il adressa un dernier signe de la main au libraire, avant que le deux-roues ne décolle dans un vrombissement qui le fit sursauter.
Accroché au dos d'un vampire dont il avait encore le goût gravé sur les lèvres malgré son rejet, entouré par deux autres gardiens inattendus, ils fendirent la nuit à une vitesse folle. Suni observa une dernière fois le ciel de Bangkok, son cœur battant entre ses côtes. Une pensée étrange le traversa. Ce soir, alors qu'il fuyait la quiétude de sa vie ordinaire pour de bon, alors qu'il s'agrippait férocement au corps d'une créature de l'ombre, il ne se sentait plus tout à fait seul.
~~
Pfiou, ce chapitre était un bon gros morceau très laborieux à écrire. J'espère qu'il n'était pas trop mauvais. J'en ai bavé ! 😭
Que pensez-vous de Frankie ? Elle est plus ambiguë que certaines d'entre vous le pensaient.
Et ce premier baiser ? Enfin ! Certains me diront "il était temps" d'autres "déjà ?!" Mais j'ai juste écouté mon instinct... Ce n'était peut-être pas le moment le plus romantique qui soit, mais ils ont eu envie de s'embrasser à cet instant, juste là, je n'ai rien pu faire, vous savez comment sont nos personnages parfois 😝 Un baiser qui ne finit pas très bien, je le crains. Mais l'espoir est permis !
À bientôt !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top