9. Ne pas être seul (2/3)

La jeune fille aux cheveux bleus les fixait d'un air éberlué. Un rictus malicieux plissa ses lèvres carmin. Elle abandonna au sol son lourd paquetage sans la moindre grâce et s'approcha d'un pas lent et souple, à la manière d'une panthère embusquée prête à fondre sur sa proie.

— Qu'est-ce que je vois là ? Quelle est cette jolie créature dans les bras de monsieur le glaçon ?

Le concerné expira un profond soupir, peu enthousiaste à l'idée de revoir Frankie. Cette fille ne semait que des problèmes dans son sillage. Imprévisible, incontrôlable, immature et trop intelligente pour son propre bien, elle n'était que chaos. Un chaos moulé dans du cuir et surmonté d'une tignasse indomptable, couleur de ciel. Chayan raffermit malgré lui son emprise sur le corps doux et chaud qui avait élu domicile entre ses bras.

— Qu'est-ce que tu fiches ici ? Je croyais que tu avais mieux à faire que supporter des vampires « chiants comme la mort » ?

Frankie s'installa au bord du lit, indifférente à l'espace personnel qu'elle envahissait sans vergogne. Son regard ne quittait pas la petite biche tremblante. Ses narines se dilatèrent pour inspirer son délicieux fumet, puis elle se lécha les babines, animale, révélant des canines qui ne laissaient aucun doute sur sa nature.

— Qui es-tu, toi ? questionna-t-elle, doucereuse.

Elle tendit une main vers le visage de Suni, mais Chayan intercepta son geste. Il se redressa d'un bond et plaqua l'intruse contre le mur avec une violence âpre, mais contrôlée.

— Que veux-tu, Frankie ? Tu débarques sans prévenir après un an de silence radio. Tes mauvaises manières n'ont pas changé, à ce que je vois.

Une moue boudeuse, toute enfantine, égratigna le visage de marbre de la jeune femme.

— Bah alors, on n'est pas content de me voir ? provoqua-t-elle.

Les deux adversaires se fixèrent longuement, sous l'œil perplexe de Suni qui émergeait à peine du sommeil. Cela dit, il commençait à avoir l'habitude des affrontements musclés entre vampires. Cette espèce ignorait manifestement comment communiquer en bonne intelligence. Ils ne savaient qu'aboyer et se sauter à la gorge, jeunes chiens fous testant à l'envi leurs limites. Une animalité brute exsudait de toutes leurs actions. Chayan, en revanche, parvenait à maîtriser sa propre force et à mettre en déroute celle des autres, tel un patriarche, un chef de meute capable d'imposer respect et discipline.

— Tu câlines des petits humains, maintenant ? Je croyais que ta foutue sorcière t'avait coupé toute envie ? ricana Frankie.

— Ça ne te regarde pas, feula Chayan.

— Rien ne m'a jamais regardé. Les sentiments de ta part ? Je peux bien m'asseoir dessus. J'ai l'habitude.

— Je ne te permets pas...

— Oh, Frankie ! Le retour de l'enfant prodigue ! s'exclama Kao, bras ouverts.

La discrétion et l'intimité étaient-elles étrangères aux mœurs vampiriques ? Frankie se jeta dans l'étreinte qu'on lui offrait, préférant ces retrouvailles chaleureuses au premier accueil glacial. Son attitude avait changé du tout au tout : l'adolescente effrontée et réfractaire laissait entrevoir le charme mutin de l'innocence.

— Ne fais pas attention à ce vieux bougon, il est mal disposé le matin.

— Matin, midi et soir, maugréa Frankie en embrassant Kao sur la joue avec une affection maniérée. C'est qui, le petit humain ?

— Longue histoire. Viens dans le salon, on doit parler.

Pendue à son bras, la fauteuse de troubles s'éloigna en jetant un dernier regard hanté de chagrin à Chayan. Ce dernier reprit place sur la couchette. Une aura sombre, orageuse, bourdonnait autour de lui. Suni était confus quant à cet échange. Quelle surprise allait-on encore lui réserver ? Quand il se croyait enfin gratifié d'un répit temporaire, une nouvelle tempête venait chasser l'embellie. Il tendit une main timide vers son épaule.

— Ça va ? murmura-t-il.

La main chaude de Suni sur la peau naturellement fraîche de Chayan. Un bref instant, ce contact dissipa les ombres qui menaçaient d'engloutir le vampire.

— Frankie peut être... intense, dit-il.

— Qui est-elle ?

— C'est com...

— « Compliqué » je sais, termina Suni avec humeur.

— Je suis désolé pour cette intrusion. Rendors-toi.

— Si tu me parlais, plutôt ?

— Je ne suis pas bavard. Je suis un glaçon, tu l'as entendue.

Une douloureuse impuissance contractait ses membres. Suni se rapprocha et entreprit de dénouer ses muscles, fit rouler les points de tension sous ses doigts. Chayan accepta d'être vulnérable, quelques instants. Il s'oublia ; sa nature maudite, Varney, Frankie, qui lui rappelait chaque jour qu'il était incapable d'affection. Il l'avait fait souffrir à son corps défendant, n'avait pu lui offrir qu'une implacable froideur et un simulacre de lien familial. Elle ne lui avait jamais pardonné.

— Est-ce une ancienne... petite amie ?

L'effroi se peignit sur le visage d'ordinaire impassible de Chayan.

— Diable, non ! Je préfère être forcé de brûler lentement sous un soleil de plomb que cette odieuse idée.

Bientôt, la somnolence les cueillit. Chayan berça Suni jusqu'à l'aube. Il respira sa nuque, s'étonna de la facilité avec laquelle cette petite bouillotte se nichait au creux de son buste, telle la pièce manquante de son puzzle intérieur. Il se gorgea de sa chaleur.

Quel pouvoir détenait cet humain pour lui infliger pareil bien-être, à la fois étranger et familier, si ancien qu'il n'en restait que des reliquats dans sa mémoire ? Il veilla sur lui, le cœur griffé d'une indéfinissable émotion.

***

Suni s'éveilla au matin, et – pour cette fois – dans le silence.

Aujourd'hui, et tous les jours suivants, il devrait renoncer à danser, ainsi qu'à ce chemin tout tracé qui attendait ses pas. Sur la couchette, il ne rencontra que du vide. Son esprit retourna comme un boomerang à la source de ses tendres tourments. Il s'embrasa au souvenir du corps solide contre lui, puis se morigéna : ce n'était pas le moment de sombrer dans cette attraction viscérale, aussi absurde qu'une rose qui s'épanouirait sur du givre.

Il se décida à s'extraire de son abri pour affronter la réalité. Giles n'allait pas tarder à reparaître. Il referma la porte discrètement derrière lui. Dans le salon, des éclats de voix. Il reconnut celles des deux frères entremêlées à l'intonation haut perchée de l'inconnue.

— Pourquoi tu es partie sans prévenir ?

— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu n'as jamais voulu de moi !

— Arrête avec cette rengaine, je t'ai sauvée. Je ne te devais rien de plus.

— Chayan ! tempérait Kao. Tu n'es pas obligé d'être cruel.

— Je ne suis pas son putain de père.

— Tu l'es ! hurlait Frankie. Que tu le veuilles ou non, tu m'as transformée, tu devais veiller sur moi. Au lieu de ça... Tu as préféré te complaire dans ton malheur égoïste et ignorer ta foutue créature. J'aurais aimé que tu me laisses mourir.

— Ne dis pas ça. C'est pour ça que tu es partie, alors ?

— Entre autres...

— Pas de mystères, exhorta Chayan.

— J'ai eu des soucis avec Varney. Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus.

— Et tu penses qu'on va se contenter de cette réponse ?

À cet instant, les pas de Suni craquèrent sur le vieux parquet de la maison, comme si le sort avait décidé de le jeter à point nommé dans la fosse aux lions. Long silence. Trois visages braqués sur lui.

— B-bonjour...

Frankie leva les yeux au ciel à cette apparition plus que maladroite.

— Un oisillon dans un repaire de vampires, on aura tout vu. Sache, petite proie, que Chayan n'aime personne. À part lui-même et ses souvenirs. On ne rivalise pas avec les morts.

Elle lui destina ces mots énigmatiques comme on tire une flèche en plein cœur, puis s'esquiva et grimpa les escaliers d'un pas colérique. On entendit une porte claquer à l'étage. Embarrassé par ce portrait peu flatteur, Chayan avait détourné le visage.

— Sale gamine, pesta-t-il tout bas.

Kao fronça sévèrement les sourcils, en désaccord manifeste avec cette dernière remarque.

— Elle a souffert. Tu pourrais être plus conciliant.

— On a tous souffert.

Sur cette sentence, Chayan fuit à son tour. Suni accusa le coup de cette dérobade, surtout après une nuit pourtant si intime entre eux. Les insinuations de Frankie n'encourageaient pas à l'optimisme. La veille, il avait contenu l'avalanche de questions qui menaçait de déferler. Au moins, avait-il compris que Chayan et Frankie ne partageaient aucun intérêt amoureux. Ce qui, il fallait l'admettre, était un soulagement. Mais que cachait son vampire sur son passé avec tant d'obstination ? Il devait savoir.

Il se trouvait désormais en tête-à-tête avec le premier maillon de la chaîne de tous ses malheurs. Kao rompit de lui-même ce silence gênant :

— Tu viens de rencontrer Frankie.

Il s'assit sur le canapé, à bonne distance du prédateur. Des semaines plus tôt, il s'était retrouvé ici-même, sur cette banquette rouge. Il se demandait si les évènements étaient le simple fruit du hasard, de ses mauvaises décisions ou bien si son destin avait été scellé quelque part. Dans les entrailles des enfers, par exemple.

— Frankie n'a pas toujours été Frankie... Dans sa vie humaine, elle a été laissée pour morte par son géniteur, qui n'a pas vraiment goûté à la vision de sa fille dans les bras d'une autre.

Suni prêta une oreille attentive à ces tristes confidences, trop curieux d'en savoir plus.

— Elle avait vingt ans. Mise à la porte, blessée et abandonnée. Chayan l'a trouvée agonisante sur un banc, sans d'autres choix que de la transformer pour la sauver. Depuis, elle est instable. Tu connais l'histoire de Frankenstein ? Elle s'est choisie ce patronyme en écho à cette créature rejetée par son propre créateur. Mon frère n'a jamais embrassé sa nature, il a reproduit le même schéma d'abandon qu'il a subi lui-même.

Aussi insolite que ce fut, lorsque Kao évoquait son frère, il retrouvait un semblant d'humanité. C'était curieusement émouvant.

— Un abandon ? l'encouragea-t-il.

— Chayan et moi avons été transformés par un ignoble personnage, dont l'objectif reste aujourd'hui inconnu. Il ne nous a jamais accompagnés lors de notre transition vampirique. C'est pourtant la « coutume ».

— Je vois... souffla Suni, peiné pour les deux frères. Et toi, tu as créé des vampires ?

— Oui, plusieurs. Mais aujourd'hui, elles volent de leurs propres ailes. Je les ai aimées, elles sont armées pour affronter leur deuxième vie. Tandis que Frankie est perdue. Et Chayan refuse d'assumer sa part de responsabilité.

— Mais il souffre...

Un sourire à la sincérité rare affleura sur les lèvres de son informateur.

— C'est lui qui te protège, ou c'est toi ?

Suni rougit d'embarras. Il changea de sujet.

— Et la sorcière ? Que s'est-il passé, alors ?

Un voile de mystère couvrit l'expression de Kao.

— Ça, il devra t'en parler lui-même.

***

Kao et Frankie profitaient de leurs retrouvailles dans le salon, nostalgiques d'une époque plus insouciante. Quant à Chayan, il n'était pas réapparu depuis le matin... et Suni n'avait osé braver sa froideur. Replié dans un coin, il naviguait sur des eaux troubles. En sursis. Comme si un volcan, endormi toute sa vie, allait soudain déverser sa nuée ardente.

Giles se présenta en fin de journée, muni d'un sac contenant ses affaires. Avant même que Suni ne vienne à sa rencontre, Frankie se rua sur l'historien pour renifler sa gorge en guise de bienvenue.

— Et lui, je peux le goûter, puisque Suni est chasse gardée ?

Giles considéra l'inconnue aux cheveux bleus d'un air désapprobateur ; l'apparition de cette nouvelle prédatrice ne contribuait pas à alléger l'atmosphère, déjà sur des charbons ardents.

— Non. Contiens-toi un peu, modéra Kao à contre-cœur. On a besoin de lui.

— Je vois que j'ai trouvé plus tordu que vous, cher Kao.

Giles adressa une œillade méprisante à la femme vampire, tout en cherchant à fuir son contact, comme s'il chassait un insecte visqueux.

— Merci du compliment, s'enorgueillit-elle. Bon, c'est quoi le bordel ? Si j'ai bien compris, ce connard de Varney en a après Suni pour une raison qui nous échappe.

Frankie, dont la patience ne semblait pas être la qualité première, avait bien résumé la situation.

— Elle est fiable, assura Kao.

— Hum... permettez-moi d'avoir quelques doutes à ce sujet, se méfia Giles.

Suni perdit patience.

— Varney pense que je suis spécial et que j'aurais dû mourir avec mes parents, dont l'amour était contre-nature. Mais je n'en sais pas plus, puisque Giles préfère s'exprimer en énigmes, cingla-t-il.

— Quoi qu'il en soit, si tu es dans le collimateur de Varney, il vaut mieux partir. Le temps qu'il ressoude ses troupes, il pourrait être là dans quelques jours. Je sais de quoi je parle, alerta Frankie.

Un silence funèbre les écrasa. Partir. Mais pour aller où ?

— Elle a raison. Je réfléchissais justement à une solution de repli, nous ne pouvons pas rester. La vengeance de Varney ne s'arrêtera pas à l'humain. Nous sommes tous visés, annonça Chayan.

Il venait d'apparaître au pied de l'escalier, aussi discret qu'un fantôme. Un frisson parcourut l'assemblée. Personne ne pouvait nier l'évidence. Bien trop exposés, ils n'étaient plus guère en sécurité en ces lieux. Giles fit mine de réfléchir, puis il prit la parole :

— Je connais un repaire, dans les bois de Khao Sok. J'y pense depuis hier. Je peux vous fournir le plan d'accès. Emmenez-y Suni, pendant que j'avance sur mes recherches.

— Khao sok ? C'est à des heures d'ici ! protesta le danseur.

— Je sais bien, regretta Giles. Mais tu préfères attendre que Varney te mette la main dessus ? Nous ne savons encore rien de la particularité de ton sang, je ne peux garantir que ça te protégera. Ça me coûte de te laisser avec eux, mais c'est la meilleure chose à faire.

Suni avait déjà accepté de faire confiance à Chayan, son instinct s'en était chargé avant même sa conscience. Depuis cette étrange nuit dans la librairie, depuis que le sang avait été versé, échangé, goûté. Le problème était ailleurs : de nature farouche et solitaire, il devait désormais remettre sa vie entre les mains de créatures sanguinaires, se déposséder de toutes ses certitudes, pour suivre un chemin inconnu, tortueux, sans repère. En outre, il craignait d'être un poids.

« L'humain.»

Incarnait-il autre chose pour Chayan qu'un mortel à protéger, qu'une mission à résoudre ?

— Partir en cavale, sans même savoir pourquoi, escorté par des vampires. Rien de plus normal, après tout, siffla-t-il, sarcastique.

— Si Varney en a après toi, rien ne sera plus jamais normal, petit, s'adoucit Frankie.

Suni était partagé entre colère sourde et amère résignation. Sa vie lui échappait. Comme un petit bateau en papier, il était ballotté par le courant. Depuis le couloir, il sentait les yeux de Chayan le fixer avec insistance, brûler sa peau au fer rouge ; y inscrire des messages secrets. Le petit bateau en papier pourrait peut-être trouver un port où s'amarrer.

— D'accord, céda-t-il. Mais Giles, je te conjure de me dire tout ce que tu sais rapidement. Je ne vais plus tenir.

— C'est promis. Dès nos retrouvailles, que j'espère imminentes. Je dois investiguer avant de te faire part de mes conclusions.

— Embrasse fort Khun Yâa pour moi. Dis-lui que tout ira bien. Elle doit être morte d'inquiétude ?

— Je ne te le fais pas dire. J'étais à deux doigts de la ligoter pour l'empêcher de se lancer à ta recherche à travers la ville.

Suni ne put retenir un faible sourire. Il imaginait, comme dans un cartoon, son aïeule étrangler Giles de ses petits bras pour lui tirer les vers du nez. Son fort caractère, à la fois inflexible, maternel et protecteur allait cruellement lui manquer. Une nouvelle angoisse pétrifia son cœur. Reverrait-il jamais sa grand-mère, et Lamaï ? Il partait pour mieux les retrouver, il ne pouvait en être autrement.

— Quand doit-on partir ?

— Il ne faut pas traîner. Ce soir.

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