9. Ne pas être seul (1/3)
Baie de Tonsai, province de Krabi, 1852
Un feu de bois crépitait sur la grève, chamarrant la baie grisâtre de ses reflets fauves. Une brise tiède venue du sud lointain murmurait des secrets d'ailleurs, et des rires cristallins carillonnaient sans fin dans la nuit bleue.
Le sourire grand comme un croissant de lune, Kao contemplait les ondulations de la mer. Il avait l'air heureux, entouré de ses compagnes vampires, trois jeunes femmes du village qu'il avait transformées peu de temps après son arrivée dans la région. Elles dansaient d'une joie enfantine, remerciant le ciel de leur avoir accordé la grâce suprême de l'éternité, de les avoir délestées du pénible fardeau des tourments humains ; compassion, culpabilité et angoisse n'étaient plus qu'un écho lointain.
Chayan observait son frère avec méfiance. La crainte d'être à nouveau dupé par Talbot, dissimulé cette fois sous les traits d'un être familier, gâtait quelque peu le soulagement des retrouvailles.
— Kao, c'est bien toi ? répéta-t-il pour la énième fois.
— Pourquoi en doutes-tu encore ?
Son frère affichait une mine réjouie. Il ne portait qu'un pantalon de toile. Son torse nu et glabre égalait la blancheur de l'astre nocturne. Ses lèvres luisaient d'un rouge insolent.
— Par contre, moi, je n'ai aucun mal à te reconnaître. Toujours ronchon et suspicieux, à ce que je vois.
Il le toisa d'un regard méprisant, puis reprit :
— Tu devrais soigner ton allure. On dirait un vagabond. Mes filles ne voudront jamais de toi dans un tel état, je le crains, se désola-t-il.
— C'est bon, c'est bien toi... capitula Chayan, partagé entre amusement et consternation.
Ils se laissèrent bercer par la complainte féroce des vagues. Kao se coucha dans le sable frais. Entre ses doigts, les grains s'écoulèrent avec la fluidité de la soie. Il n'avait rien perdu de sa capacité à s'émerveiller. Chayan, lui, avait tout perdu. Comment son frère pouvait-il conserver un enthousiasme si vif ? Il en était presque jaloux.
— Raconte-moi encore, le pria-t-il.
— Hum ? grommela Kao, songeur.
— Raconte-moi ce qui s'est passé, ce que tu as ressenti. Je veux tous les détails, s'il te plaît.
Kao souffla, puis se tourna sur le côté pour faire face à son aîné.
— Notre différence est éloquente, grand-frère. Tandis que je décide d'avancer, voilà que tu te complais dans des souvenirs. Bien, si tel est ton souhait.
— Kao ! Kao ! l'appela une jeune femme dévêtue, viens te baigner avec nous !
Sa peau opalescente se fondait dans l'atmosphère bleutée, elle semblait appartenir à la matière même de la nuit. Entre ses cuisses, un triangle de toison brune et fournie se dévoilait sans pudeur. Une coulée de sang frais tachait son menton. Chayan détourna le regard de cette vision embarrassante, toute primitive.
— Plus tard, Madee. J'échange avec mon frère.
La jeune fille protesta avant de s'éloigner. Son rire résonna encore ; joie sinistre qui lacéra le cœur de Chayan.
— Reprenons. Je me suis réveillé à l'heure de la rosée. L'herbe était humide. Je me suis gorgé de l'odeur délicate du jasmin. L'espace de quelques secondes bienfaitrices, j'avais tout oublié. Mais ce faible sursis ne fit qu'amplifier l'effroi de la réalité qui me frappa soudain. J'ai ouvert les yeux et me suis redressé en sursaut pour découvrir le cauchemar de mes propres yeux. J'étais allongé dans un tombeau de terre fraîche. Un morceau de ciel pâle m'a indiqué que le jour se levait. À mes côtés, tu étais mort. Aussi mort que la poussière. Pas un souffle de vie n'émanait de ta dépouille ensanglantée. Épouvanté, je me suis extrait de cette prison funeste. Je t'ai porté avec moi et déposé dans ton lit. Comme père, tu n'étais plus. Pris de panique, j'ai décidé de m'enfuir. Mais la lumière du jour était devenue aussi brûlante que le feu. Alors j'ai attendu que le soleil décline, et à la faveur de la nuit, je suis parti. Je ne savais où aller. Je devais juste avancer, quelque part, m'éloigner des visages de l'horreur. J'étais brisé. Mes pas incertains m'ont porté jusqu'à Krabi. Étais-je guidé par l'odeur de la mer ? Je ne saurais le dire. Ici, j'ai trouvé refuge, j'ai trouvé ma seconde vie. Je savais que je n'étais plus le même. Mon instinct de survie a dicté mes actes. J'ai sacrifié quelques vies humaines pour me nourrir, je choisissais des vagabonds pour ne pas laisser de trace. Un jour, je n'ai plus supporté d'être seul. Alors j'ai enfermé Madee avec moi dans le caveau du temple après avoir ingéré son essence vitale. Je l'ai couvée toute la nuit. Au matin, elle était comme moi. Je n'étais plus seul.
— Comment as-tu su ce qu'il fallait faire pour la... transformer ? chuchota Chayan, comme s'il proférait une obscénité.
Un sourire présomptueux étira les lèvres de Kao.
— Je l'ai su, c'est tout. C'était inscrit dans mes veines. Comme l'humain sait qu'il doit s'abreuver pour rester en vie, comme les fleurs cherchent la lumière pour pousser. J'ai su ce qu'il fallait faire pour ne pas être seul : je me suis reproduit.
— Reproduit ?
— Madee et les autres sont comme mes enfants, déclara Kao en désignant les créatures dénudées qui s'ébattaient dans l'eau.
Chayan n'en croyait pas ses oreilles. Kao était-il devenu fou ? Mais comment ne pas l'être dans un monde où des créatures telles que Talbot existaient... Fou, il l'était peut-être, mais il avait su se laisser guider par les voix de sa nouvelle nature. Contrairement à lui, dont l'instinct persistait à rester muet. Il se sentait désarmé, désemparé, et paradoxalement, plus humain que jamais.
— Ne t'inquiète pas, mon cher frère, je t'apprendrai à être un bon vampire. Fort, fier et heureux, tels que nous devons l'être.
***
De nos jours, manoir des frères Ahunai
Suni ne trouvait pas le sommeil. Il se retournait sans cesse dans ce grand lit ridicule. À quoi bon l'avoir emmuré dans une cage protectrice tout ce temps, s'il se retrouvait aujourd'hui à la merci de ses ennemis, sans armure, ni défenses ? Sa grand-mère et Giles lui avaient caché tant de choses, et il avait accepté qu'on le préservât sous un voile d'ignorance. Il avait accepté qu'on le mette sous verre. Sa vie lui avait-elle jamais appartenu ? Seule la danse marquait son identité. Sans elle, il n'était rien.
Le fil de ses pensées tourmentées opéra un virage, l'entraînant vers une perspective plus charmante. Ses joues le brûlèrent à l'évocation des mains douces et vigoureuses sur sa peau. Pour la première fois, il ressentait le besoin infernal d'être proche de quelqu'un, physiquement. La honte qu'un vampire soit l'auteur de ce vacillement compressait ses entrailles, mais le désir forait son âme, le laissant avec un trou béant qui implorait d'être comblé.
L'attitude de Chayan l'interrogeait. Il s'était retiré si brusquement, comme s'il craignait de le blesser. Ses gestes n'avaient pourtant exprimé que délicatesse ; douceur de feu. Suni n'avait pas peur de lui, mais Chayan n'était pas un vampire ordinaire. Un noir passé le hantait, le rendant parfois à son humanité. Sa complexité et ses paradoxes en faisaient un être aussi inaccessible que fascinant.
Suni tournait en rond dans le bocal étroit de son esprit. Il fallait qu'il se sauve de cette prison. Depuis quelques temps, il ne renonçait à aucune exploration, alors il quitta ce lit froid à la conquête d'une distraction. Sur la chaise, il avisa un long pull en maille qu'il s'empressa d'enfiler. La nuit était fraîche et les Ahunai n'avaient pas jugé utile d'équiper l'habitation d'un système de chauffage. Les escaliers craquèrent sous ses pas. Il ignorait où il s'aventurait, mais pour la première fois, il se savait préservé du danger.
Au rez-de-chaussée, une porte était entrouverte sur un endroit inconnu. Il se rappela sa première incursion en ces lieux : Chayan avait-il surgi d'ici ? C'était probable. Il infiltra d'abord un œil curieux, puis pénétra tout entier dans cette bulle de mystère. Un bureau trônait au centre, éclairé par la lumière rousse d'une bougie au parfum d'herbe fraîche. Sur la surface acajou, un livre aux pages jaunies, écornées, était ouvert sur des caractères chinois. La pièce était décorée avec goût, tout en boiserie finement ciselée. Une immense bibliothèque mangeait tout un pan de mur.
L'antre de Chayan.
Cet érudit aimait certainement se recueillir dans cet environnement savant, invitation à la rêverie. Il embrassait le calme et les ombres autant que Kao se vautrait dans le bruit et l'outrance.
Un bruissement attira son attention. Il se retourna d'un mouvement brusque, comme pris en flagrant délit d'acte illicite. Chayan était assoupi dans un petit lit d'appoint contre le mur. Un débardeur blanc dévoilait ses larges épaules. Est-ce qu'il dormait ? En pleine nuit ? Ne devait-il pas vaquer à ses occupations de créature nocturne ? Suni s'approcha d'un pas prudent. Le visage lisse du vampire, d'une pâleur éclatante, et ses lèvres sanguines, le frappèrent de leur singulière et inhumaine beauté. Il tendit une main timide, hypnotisé par ses traits au repos. Les yeux s'ouvrirent tout à coup et son poignet fut enfermé avec autorité. En un éclair, il fut basculé sur le corps de Chayan qui le tirait contre lui.
— Que fais-tu ici ? grogna le solitaire.
Le cœur de Suni battait à lui écorcher la poitrine, mais il n'éprouvait aucune crainte. Il se sentait en sécurité, là où il devait être, écrasé entre ces bras solides.
— J'explore.
— Je vois ça. Tu aimes vraiment trop explorer, tu sais ?
— Quand il s'agit de toi, je ne dirai pas le contraire.
Les yeux de Chayan s'étrécirent. Sa langue humecta ses lèvres. La flamme vacillante de la bougie projetait des taches d'ombre sur leur visage. Dans le clair-obscur, le bout de leur nez s'effleuraient.
— Tu es vraiment un sale gamin. Tu n'as pas peur de moi ?
— Non, avec toi, je me sens en... en sécurité.
— Même après ce qu'il s'est passé là-haut ?
— Que s'est-il passé, d'ailleurs ?
Chayan soupira. Il glissa une main dans la chevelure d'encre qui retombait sur le front du jeune homme, puis caressa sa joue.
— J'ai eu envie de... de....
— De ? l'encouragea Suni.
— Rien, laisse tomber.
Chayan détourna le regard, affichant un air coupable. Suni posa une main ferme sur sa mâchoire anguleuse.
— Tu ne me fais pas peur, Chayan, insista-t-il. Tu me protèges. Et même de toi-même. Peu de personne en sont capables, même chez les humains.
Le regard perçant du vampire le traversa, comme s'il pouvait lire à travers son âme. Il sentait une force émaner de lui, destructrice, déchirante, écrasante. Elle vibrait telle une onde brûlante et orageuse. Pourtant, il savait que jamais elle ne le blesserait, du moins, pas contre sa volonté. D'un geste audacieux, il palpa son épaule, puis son biceps puissant. Caresse curieuse, sensuelle.
— Que fais-tu ? le réprimanda Chayan d'une voix rauque.
— Je te touche, souffla Suni, aventureux.
— Ne mets pas mes nerfs à rude épreuve.
Ils se fixèrent, leur souffle brûlant et irrégulier confondu en une seule et même respiration. Leurs lèvres étaient toutes proches. Suni ne demandait rien d'autre que goûter au fruit défendu. Son attirance pour le vampire poignardait ses reins, le poussait à dépasser les limites de sa nature timorée.
— Je te rappelle que mon sang est dangereux... Je ne risque rien, frima-t-il.
— Pas pour moi.
Cette vérité fit naître en lui une nuée de souvenirs aussi charnels que sanglants. Les lèvres incarnates de Chayan l'invitaient à coloniser un pays aux vallées et aux saveurs nouvelles. Il rêvait de fondre sur cette rose de chair, mais la réserve manifeste de Chayan constituait à elle seule une infranchissable barrière. Ce baiser, il ne voulait lui dérober, il voulait le partager, en pleine conscience de leur désir mutuel. Il se retint avec peine.
— Pourquoi est-ce que tu dors, tu ne devrais pas t'occuper ? murmura-t-il, à fleur de ses lèvres.
— J'avais besoin de méditer pour me calmer.
— Calmer quoi, exactement... ?
— Putain. Tu sais, quoi, l'accusa Chayan.
Le silence reprit son règne, lézardé par la respiration précipitée des deux hommes, dont on ne savait s'ils luttaient ou se chérissaient. L'odeur du vampire s'infiltrait en Suni. Une odeur boisée, masculine, dont il brûlait de goûter la sève. Comme un petit animal, il se blottit dans son étreinte pour inspirer son cou. La tension de Chayan se relâcha alors et il enferma l'humain dans ses bras. Un rire doux s'échappa de sa gorge.
— Adorable créature.
Il avait rendu les armes. Comment résister au chaton lové contre lui, dont la chaleur corporelle semblait raviver les cendres de son cœur flétri ? Il savait que c'était impossible, pourtant, une chose étrange se passait, juste là, sous l'écorce de sa poitrine. Il respira les cheveux du garçon à s'en éclater les poumons. La fragrance de jasmin lui apporta un intime réconfort. Au delà du désir de le faire sien, il se sentit apaisé. Il n'avait jamais été en mesure de comprendre ce que Kao avait éprouvé en se reproduisant. Grâce à cet humain qui lui offrait une confiance aveugle, sa solitude lui parut moins lourde.
C'est merveilleux de ne pas être seul, pensa-t-il.
Le sommeil l'avait fui, alors il veilla sur celui de cette candide créature, endormie sans crainte sur son corps. C'était ça, le plus beau cadeau qu'on pouvait lui offrir dans une vie nouvelle : la confiance.
Cette journée tumultueuse s'achevait sur deux silhouettes enlacées au creux de la nuit, arôme de jasmin enveloppé dans son cocon d'effluves boisées.
***
Un formidable boucan éveilla Suni.
Il aurait aimé se complaire davantage dans cet étau ; les bras protecteurs de Chayan le retenaient contre sa poitrine ciselée comme la plus précieuse chose au monde. Ses lèvres séduisantes, qu'il avait dû se retenir d'embrasser la veille, l'appelaient violemment. Mais un ouragan à la crinière bleue déboulait déjà dans la pièce, coupant court à ses fantasmes interdits.
— Je suis rentrée ! s'exclama une voix féminine.
Chayan sursauta, la main toujours logée au creux de ses reins en un geste inconscient de possession.
— Bordel, Frankie, qu'est-ce que tu fous ici ?
~~
Ce ne sera pas le chapitre des révélations, je le crains, mais c'est normal, il va falloir attendre que Giles nous donne de ses nouvelles !
Faisons donc un peu de place à la romance... Suni devient de plus en plus audacieux avec Chayan, qui pourrait peut-être se laisser tenter... ? 😏
Et un autre personnage entre en scène ! Des théories sur Frankie ?
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