8. Un garçon peut en cacher un autre (2/2)
— Apparemment, il m'appartiendrait, souffla Suni. Tu confirmes ?
Une goutte de sueur dévala la tempe de Giles. Il était piégé par trois paires d'yeux braquées sur lui comme les phares d'une voiture. Dans le froncement de sourcils de Kao se lisait une vicieuse curiosité. Le regard grave de Chayan reflétait une sincère inquiétude, et celui de son protégé, une profonde déroute. Le silence était absolu et ne serait rompu que par sa parole, qui se devait de porter des révélations.
Gagner du temps.
En cet instant, la capacité d'improvisation du libraire était pour le moins limitée. Il avait besoin de s'asseoir. Sans y être invité, il prit place sur le canapé à côté du plus jeune des vampires, ce soi-disant directeur d'école.
Dès qu'il avait eu connaissance de la vraie nature de cet individu, Giles s'était lancé dans quelques recherches, mais nul élément probant n'en était ressorti. Rien ne semblait indiquer qu'un vampire dirigeait le plus prestigieux conservatoire du pays. Son nom ne figurait sur aucun registre. Ce déficit d'informations chatouillait sa veine de chercheur obstiné.
Considérant l'aversion du gouvernement pour ces créatures, il n'était pas insensé de supposer qu'un tel silence de leur part conférait au secret d'état. Le conservatoire, bien que privé, touchait quelques subventions publiques. Comment pouvait-on ignorer ce détail en haut lieu ? Il se promit d'approfondir la question.
— Qui vous a permis de vous installer ? pesta Kao en le toisant avec mépris.
Les vampires étaient toujours aussi aimables, nota l'historien, et pas plus effrayants que des trolls sans cervelle. Le plus souvent, leur assurance démesurée les rendait fort idiot. Ce spécimen était le parfait exemple d'un égo boursouflé à la tête creuse.
— Écoute bien. Tu as peut-être des centaines d'années à ton actif, mais tu restes un petit avorton à l'immaturité crasse. Je te saurais donc gré de me respecter. Maintenant, va me chercher de quoi me désaltérer, veux-tu ?
La mâchoire de Kao se décrocha. On ne lui avait jamais parlé de la sorte, du moins depuis une paire de siècles. Il se tourna vers son frère, en quête de soutien, mais Chayan dissimulait mal son amusement. Ce dernier reprit son sérieux et opina du chef :
— On n'a pas toute la nuit, ramène-lui ce qu'il demande.
— Je ne peux pas laisser passer un tel irrespect ! s'offusqua Kao, à deux doigts de bondir sur l'auteur de l'affront.
— Kao ! S'il te plaît.
Une fois encore, les simagrées du fauteur de trouble fondirent sous le feu de l'autorité fraternelle. Il se rendit à la cuisine en maugréant, nostalgique d'une « époque bénie où les serviteurs se chargeaient des basses besognes. »
— Un Whisky, sec de préférence ! commanda Giles.
Chayan considéra un moment le quinquagénaire. Son aplomb le fascinait. Aucune peur ne transparaissait sur son visage sage. Son odeur charriait des relents de nervosité latente, mais pas cette frayeur coutumière qu'éprouvaient les humains en présence des vampires. Il paraissait trop serein, à peine irrité par d'inoffensifs trublions.
Il fut tiré de son observation par la chaleur corporelle de Suni ; son épaule l'effleurait à peine mais son contact le brûlait de l'intérieur.
Qu'il sentait bon... Il se mordit la lèvre pour chasser certains bas instincts non sollicités.
Kao revint d'un pas agacé et tendit un verre au liquide ambré à Giles, qui avala une longue gorgée sous l'air exaspéré des trois autres.
— Désolé. Depuis la grossesse de ma femme, je n'ai plus le loisir de m'accorder ce genre de douceur.
Suni leva les yeux au ciel, ennuyé par ce numéro, une mascarade pour gagner du temps et masquer son embarras, devinait-il. Après ce qu'il venait de traverser, ces louvoiements incessants brusquaient sa patience.
— Giles, s'il te plaît ? le pria-t-il.
Un lourd soupir lui répondit.
— Je ne peux rien révéler pour le moment, je suis désolé, lâcha enfin l'historien, penaud mais inflexible.
— Tu n'as pas le droit ! s'écria Suni. Si tu sais des choses que j'ignore sur mon enfance, tu dois me le dire. Je suis en danger, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué.
Chayan posa une main sur la nuque de Suni ; le garçon était au bord de la rupture. Par cette caresse purement instinctive, il cherchait à l'apaiser. Il ne supportait pas cette vive souffrance ressentie en lui-même ; les émotions de l'humain le contaminaient tout entier. Il pouvait les sentir crépiter sous sa paume, telles des particules lumineuses, des braises chaudes.
— Je regrette, persista Giles. J'ai prêté serment de...
— Je m'en fiche ! explosa Suni. J'ai vécu la nuit la plus terrible de mon existence. Le vampire le plus puissant de la ville, Varney, en a après moi pour une obscure raison et tu oses me priver d'un savoir qui me concerne ?
— Varney... murmura Giles pour lui-même.
Il soupira en se pinçant l'arête du nez. Suni n'allait pas décolérer de sitôt. Il méritait des explications.
— Pourquoi aurait-on voulu tuer mes parents ? Et se débarrasser de moi ? Qui suis-je ? l'abreuva-t-il d'un flot ininterrompu de questions légitimes.
Le silence s'imposa encore. Les yeux de Giles se voilèrent de lourds nuages. Les vampires assistaient à la scène comme deux spectateurs clandestins, osant à peine respirer, de crainte de troubler cet instant suspendu aux aveux.
— Tes parents ne sont pas morts dans un simple accident. Ils ont payé leur amour contre-nature.
La voix de Giles résonna, claire et solennelle ; sentence irrévocable. Le cœur de Suni se décrocha de sa poitrine, aussi lourd qu'un morceau de pierre broyant ses entrailles. Un amour contre-nature ? Il sentit la main de Chayan saisir son épaule. Pourquoi cette fermeté était-elle si douce ? Le corps du vampire l'aimantait, altérait sa concentration. Il se déroba à ce contact trop vif et s'assit près du quinquagénaire sur le canapé. La confusion proliférait dans son esprit.
— Contre-nature...? Et mon sang, pourquoi est-il contaminé ?
Le visage de l'historien devint plus livide encore, si c'était possible. La stupeur peignit ses traits tendus.
— Qu'est-ce que tu viens de dire ?
Suni lui expliqua alors le phénomène dont il avait été à l'origine plus tôt et la débâcle des pantins de Varney. Au fil du récit, l'assurance artificielle de l'homme se fissurait à vue d'œil.
— C'est de la folie... Suni, avant de t'en dire plus, je dois réfléchir, mener des recherches. Des personnes mal intentionnées pensent que tu es une menace pour la civilisation vampire. Tu cours un sérieux danger.
— Et le médaillon ? s'immisça Chayan en tendant l'objet luminescent.
Giles s'en saisit et l'étudia, voyageant à travers son toucher. Le lettrage minutieusement ciselé, la surface polie toujours aussi brillante, même après l'inexorable passage des années. Un sourire nostalgique fleurit sur ses lèvres.
— Ce médaillon a été forgé par tes grands-parents maternels. C'est une amulette, symbole de l'alliance entre l'ombre et la lumière. Mais des créatures lisent en lui l'incarnation de l'obscénité, proféra Giles. J'ai échoué à sauvegarder ton anonymat, je suis incapable de te protéger. Reste ici, c'est plus prudent. Bientôt, je te dirai tout.
— Cette énigme est censée m'aider à y voir plus clair ? protesta Suni, désemparé.
La détresse froissait son visage innocent. Il semblait avoir gagné quelques années en l'espace de ces dernières heures fatidiques. Giles pinça les lèvres, contrit, puis se tourna vers Chayan :
— Je peux vous le confier, n'est-ce pas ?
— Vous pouvez avoir toute confiance en moi, assura Chayan, secrètement honoré de cette délégation.
— Et pour lui ? Vous ferez en sorte qu'il se tienne tranquille ? cracha Giles en désignant Kao du menton, qui écoutait discrètement la conversation dans l'embrasure de la porte.
— Je vous en fait le serment. S'il touche à un de ses cheveux, son immortalité n'est plus garantie.
— Hé ! se scandalisa l'intéressé. En voilà des manières de traiter son frère.
Les yeux de Giles portaient la promesse qu'il ne tolérerait aucun écart de conduite. Sous sa figure d'intellectuel, une autorité naturelle vibrait. Les deux vampires pressentirent, d'un même instinct, que Giles n'était pas l'inoffensif libraire qu'il prétendait être. Pour la première fois, Kao ne pipa mot. Chayan sourit en lui-même. Avait-il enfin trouvé le bienfaiteur capable de clouer le bec de cet incorrigible fanfaron ?
Sur le pas de la porte, il observa Giles offrir une accolade affectueuse à son protégé. Le sien, désormais. L'idée de veiller sur lui le remplissait d'une inavouable fierté. Son ego s'éveilla d'outre-tombe. Enfin, il avait une mission. Enfin, il était utile à quelqu'un. Ce sentiment se mêla d'une crainte secrète ; celle de souffrir mille maux d'une nouvelle perte. Il fit taire son appréhension. La faiblesse n'avait pas lieu d'être quand Suni, lui, se tenait sur un fil au-dessus des abîmes.
Giles expliqua au garçon qu'il préviendrait Amnuay et Lamaï de la situation, il n'avait pas à s'en faire : les réponses à ses interrogations viendraient en temps et en heure. Il lui apporterait aussi quelques affaires, le lendemain.
Il scella un ultime regard de confiance sur son nouvel allié, puis il partit, le médaillon emprisonné dans la paume.
Seuls. Chayan et Suni étaient seuls. Le vampire fut submergé d'une étrange timidité en sa présence. Il fit la traversée d'un territoire inconnu ; camaïeu d'émotions contraires. Agacement, inquiétude, fébrilité, excitation... Il déglutit avec difficulté, honteux de sa sensibilité nouvelle. Comment un humain à peine né pouvait-il engendrer un tel saccage en lui ? Personne ne l'avait affecté de la sorte depuis un temps immémorial. Il détestait ça. Il se racla la gorge, dans une piètre tentative de recouvrer sa contenance.
— Bon... Tu es fatigué, j'imagine, après cette épreuve. Veux-tu prendre une douche et aller dormir ?
Suni arqua un sourcil.
— C'est quoi, du babysitting ?
Chayan se gratta la tête d'embarras.
— Désolé. Je ne suis pas très à l'aise avec... tout ça, je crois.
— Moi non plus. Mes repères sont bouleversés.
— Je sais ce que tu traverses. J'ai vécu ça, il y a quelques centaines d'années.
Chayan accompagna cette confession d'un clin d'œil malicieux. L'atmosphère se détendit, subtilement. La perte de repères, ça le connaissait : autrefois, il était une créature insouciante, avide de sang et de plaisirs charnels, privé de moralité. Et avant même sa transformation, un humain calme, mature et un brin torturé qui évoluait dans le monde avec des rêves d'aventures plein la tête. Aujourd'hui, il errait dans les ténèbres de ses illusions perdues. Son existence comportait plusieurs strates ; mille-feuille de vies et de tourments.
Il invita Suni à le suivre dans les étages pour lui indiquer la salle de bain. À l'image du reste de la demeure, l'élégance était de mise. Une baignoire à pieds de lion dorés se dévoila dans toute sa grandiloquence victorienne. Suni ne put contenir un rire à cette vision d'un baroque extravagant.
— La décoration est d'un autre temps, certes. Ne te moque pas, sinon tu n'as pas fini. Dois-je préciser que ce sont les goûts de Kao ? Il veut toujours trop en faire.
Une certaine légèreté teintée de complicité flottait dans l'air. Chayan lui mit à disposition une serviette, un long tee-shirt blanc et un short de nuit. Puis, il lui intima de le rejoindre, une fois ses ablutions terminées, dans la chambre au bout du couloir.
Enfin seul, ses jambes cédèrent. Suni s'appuya sur le rebord de la baignoire, assommé par l'ouragan des évènements récents. Il s'efforça de réunir ses pensées effilochées et de décoder les menus indices laissés par Giles. Comment pouvait-il reconstituer le puzzle avec si peu d'éléments ? Un amour contre nature, un danger pour la civilisation vampire... Pas la moindre lueur de compréhension ne clairsema son esprit nébuleux. Il était si las et ne désirait qu'une chose : dormir du sommeil du juste, chasser les mauvais rêves et les dangereuses créatures peuplant cette réalité nouvelle.
Il aspirait à un monde sans tourment, où la danse serait impératrice. Mais le sort en avait décidé autrement. Il n'était plus cet enfant chaussé de ballerines blotti sous son lit, effrayé par les monstres terrés dans le placard. Ce n'était plus un enfant et les monstres n'étaient plus dans le placard. Il était temps d'étouffer les perfides illusions de sa boîte à musique.
Il devait aussi affronter les prémices de ce qu'il ressentait pour Chayan. Son intérêt débordait le simple cadre de la curiosité, il en était conscient. Le vampire éveillait en lui des désirs secrets, insoupçonnés. Mais pour l'heure, sa priorité allait à la quête de son identité profonde. Ses pensées bataillaient dans son crâne ; nuée de papillons aux ailes agitées. Il prit une longue douche brûlante, chassant les sensations visqueuses engluées à sa peau.
Il rejoignit la chambre d'amis en traversant l'interminable et étroit couloir, tapissé d'une moquette amarante et de tableaux inquiétants, parmi lesquels figuraient des portraits d'ancêtres de la famille Ahunai. Habitué aux équipements modernes et à la décoration rustique de son habitation, cette atmosphère surannée le mettait mal à l'aise. Une pièce aux tons pastel l'accueillit, celle-là même où il s'était réveillé lors de sa première visite en ces lieux. Chayan attendait dans une posture similaire, dans toute sa beauté glaciale. À l'apparition de son invité, ses iris pâles se réchauffèrent. Il se leva et fit quelques pas vers lui.
— Voilà, tu peux dormir ici. Tu y seras bien. Ma chambre est à l'autre bout du couloir, près de la salle de bain, si besoin.
Suni décrypta la chambre en silence. L'épuisement écrasait son corps. Il avait besoin de s'allonger, ses membres ankylosés le portaient à peine.
— Ne t'inquiète pas pour Kao. Il est sous contrôle. Il a beau se conduire comme un parfait crétin, il obéit au moins à ma volonté, la plupart du temps.
Suni acquiesça, déjà loin. Un doux fantasme de sommeil le guettait.
— Tu vas bien ? s'inquiéta Chayan.
— J'ai mal partout.
— Approche.
Suni s'exécuta, timide.
— Encore.
Quand son visage fut à hauteur du vampire, ce dernier posa une main fraîche sur son cou. Il sursauta, puis se pétrifia sous ses yeux sombres, aussi autoritaires qu'hypnotiques. Chayan fit légèrement glisser son vêtement, dévoilant une clavicule fine, dorée, bleuie par endroit. Suni grimaça à ce contact.
— Tu as d'autres traces comme ça, sur le corps ? interrogea Chayan d'une voix contrariée.
Suni resta muet, brûlé par l'intensité de ce regard effilé.
— Suni ?
— Je... Oui. Je marque vite et j'ai été un peu malmené par Varney et son loup-garou.
— Ne bouge pas.
Chayan quitta la pièce un instant, avant de reparaître muni d'un tube de crème contre les contusions.
— Les vampires aussi peuvent avoir des blessures, se justifia-t-il. Allonge-toi, maintenant.
— P-pardon ?
— Tu as été durement éprouvé, ces derniers jours. Et bizarrement, je me sens un peu responsable de ton état.
Suni prit peur à l'idée d'être touché de manière si intime par le vampire. Il n'était pas tactile et n'avait jamais supporté une telle proximité avec quiconque, à l'exception de sa meilleure amie. Encore que, Lamaï était souvent la seule à initier des gestes d'affection. Offrir sa vulnérabilité à cette créature le mettait en émoi.
— Tu es libre de refuser mes soins. Je ne cherche pas à envahir ton espace personnel.
— Non, c'est bon tu... tu peux.
Un fin sourire retroussa les lèvres vermeilles du vampire.
— Quoi ? bredouilla Suni, embarrassé.
— Tu viens de me tutoyer.
— Oh... Eh bien, j'imagine que nous avons traversé suffisamment d'épreuves communes pour nous permettre cette proximité.
— Tu es toujours comme ça ? s'amusa Chayan.
Il fit glisser sa main sous une mèche humide de cheveux pour dégager le visage du danseur.
— Comment ?
— Aussi distant, sur la défensive ?
Suni se mordilla la lèvre.
— C'est juste... Je ne suis pas à l'aise avec les autres, je n'aime pas qu'on me touche.
— L'enfer, c'est les autres*, murmura Chayan, songeur.
— Pardon ?
— Rien, c'est une citation d'un écrivain français.
Observation silencieuse. Dans les replis de leur souffle erratique, une litanie d'hésitations, de questions et de désir contenus. Un rayon lunaire poudrait la pièce d'un halo translucide, chargé de grains de poussière. L'impression troublante que leurs battements de cœur se fondaient en un même écho profond, même si rien ne vivait en Chayan. Suni déglutit.
— Mais là... Je crois qu'un massage ne me ferait pas de mal, accepta-t-il, les joues empourprées.
Fuyant le regard de son intimidant hôte, il s'allongea sur le ventre sans attendre sa réaction.
Chayan se sentit coupable de ne lui avoir fourni qu'un tee-shirt et un short aussi léger. Où avait-il la tête ? Sous le fin tissu blanc, se devinait le galbe de son doux fessier. Les braises d'un désir éteint se ranimèrent. Il bannit cette dérangeante divagation de son esprit et s'installa sur le bord du lit, renonçant à dévisager cette silhouette magnétique entrée par effraction dans sa morne réalité.
Il tira le vêtement sur le côté ; une omoplate teintée d'un bleu sombre se découvrit. Ce sale chien de Varney ne l'avait pas loupé. Il ouvrit le tube, dont il recueillit quelques noisettes de crème. Soigneusement, il en appliqua sur les ecchymoses marbrant ses épaules. Il fut bientôt gêné par l'entrave de tissu.
— Je vais devoir le soulever, Suni. Ça ne te gène pas ?
— N-non, ça ne me gène pas... Nous sommes faits pareils, après tout.
Malgré cette remarque toute pragmatique, sa voix tremblait. L'appréhension luttait avec autre chose... Depuis le début, Suni n'était que tiraillement. Il oscillait entre résistance et abandon, sur un fil entre le ciel et les abîmes. Chayan percevait ce conflit intérieur qui était aussi le sien.
Tu es trop naïf de me faire confiance si facilement pensa-t-il, déjà étourdi par les vapeurs du jasmin. Il aurait pu ne faire qu'une bouchée de ce corps alangui, s'il l'avait décidé. Cette perspective, synonyme de folie, était bannie dans les catacombes d'un passé interdit. Son présent, lui, était pavé d'impossibles ; éternel, sans échappatoire, aussi infini et âpre qu'un aride désert.
D'un geste délicat et prudent, il remonta le tee-shirt de Suni, découvrant des kilomètres de peau soyeuse. Il détourna les yeux, s'efforçant de rester concentré sur sa tâche, laquelle était de soigner, et non d'infliger davantage de souffrance. Au mépris de sa propre volonté – ne pas céder aux sirènes du vice –, il ne put s'empêcher de dévorer du regard les courbes veloutées, que le tissu fluide du short épousait sans mystère. Son désir s'éveillait ; un fil de feu frisela son épiderme glacé. Mais il le combattit sans mal, habitué depuis longtemps à rester maître de lui-même.
Il poursuivit son exploration sur le dos abimé de son patient. De nouvelles ecchymoses se découvrirent sur le chemin de ses attentions bienfaitrices. À nouveau, il appliqua la pommade. Suni tressaillit au toucher froid, le grain de sa peau doré se couvrit de frissons. Le phénomène était fascinant pour Chayan, lui qui ne tremblait jamais plus. Cette chair frémissante sous ses doigts le mettait presque en émoi. Bientôt, ses soins se muèrent en un massage appliqué. Suni s'était détendu. Alors il s'enhardit et glissa ses mains dans la divine chute de reins. Un gémissement de bien-être s'échappa de l'humain ; un son doux, chaud, aux accents sensuels.
Chayan se figea. Des émotions troubles le saisirent, suspendant son geste. Ce gémissement évoquait des délices licencieux et funestes. Ses crocs se dévoilèrent contre son gré : deux corps étrangers qui cherchaient à prendre possession de sa raison et qu'il repoussait sans cesse. Une vision aussi charnelle que mortifère viola son esprit. Il s'imagina enraciner sa bouche affamée dans la gorge de Suni, le serrer contre lui à l'en étouffer.
Le posséder. Le posséder. Le posséder. Le posséder.
Sa folie se répercuta en échos brûlants dans ses côtes, ses reins, son sang. Suni à sa merci, abandonné à son étreinte ; l'image du corps sans vie se superposa à cet érotisme lancinant. Sa peau tendre fardée d'éclats pourpres, les yeux clos. Érotisme morbide. Éros et Thanatos.
Il parvint à se contrôler et s'enjoignit à partir, avant de commettre l'irréparable.
Une nouvelle fois.
~~
* Citation tirée de la pièce de théâtre Huis clos, de Jean-Paul Sartre.
~~
Mes excuses habituelles. Près d'un mois sans poster... 😬
Sinon : que pensez-vous des indices laissés par Giles ? Il aurait été trop simple qu'il dévoile tout en une seule fois, je vais vous faire mariner encore un peu, désolée héhé. 🤫🤭
Et la fin, du chapitre, pourquoi Chayan réagit-il ainsi à votre avis ? 🤔
À bientôt !
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