6. Embrasement (2/2)
Suni n'avait pas ménagé ses efforts pour être à la hauteur de l'évènement : cette ultime représentation clôturait en majesté la saison de la prestigieuse institution. Les tableaux se succédaient, alternant entre adagio* et allegro*. Dans les coulisses, la tension culminait. Il tentait de faire le vide, à l'exception des pas de danse, gravés comme des empreintes indélébiles dans les recoins de son cerveau méticuleux.
Il était plus fébrile que jamais. Depuis sa dernière confrontation avec Kao, celui-ci se faisait discret. En journée, rien d'étonnant. Mais ce soir, il craignait d'être à nouveau à la merci du vampire, malgré les apparitions constantes d'un protecteur inattendu, à l'affût de ses moindres trébuchements.
Il écarta le rideau d'un geste mal assuré : Amnuay, Lamaï et Giles se tenaient dans l'assistance ; l'une jaugeait l'architecture baroque avec une désapprobation évidente, la deuxième agitait sa main vers lui, surexcitée, et le dernier balayait les alentours d'un regard méfiant, l'air de quadriller la zone. Compte tenu des circonstances, Giles s'était libéré pour veiller sur lui, en dépit de la condition d'Hannah.
D'ailleurs, s'il s'était réfugié à la librairie à cette heure si matinale cette fois-là, c'était pour fuir quelques heures l'irascibilité de sa compagne. Sauf que la garçonnière était déjà occupée par deux fuyards : un vampire qui refusait de se nourrir et un humain qui avait subitement décidé de se laisser mordre. Curieux duo.
Suni n'avait pas revu Chayan depuis cette étrange nuit, deux semaines plus tôt. C'était mieux comme ça, il ne devait ni se laisser distraire, ni trahir la confiance de Giles, qui lui avait arraché la promesse de donner cette dernière prestation, puis de faire profil bas pendant un temps. En échange, il tairait à Amnuay ses frasques vampiriques.
Le danseur reconnut l'allegro qui signait la fin du morceau de la classe précédente. C'était à lui.
— En place, les quadrilles. Côté jardin, tonna la professeure de danse en frappant énergiquement des mains, une cigarette longue coincée entre ses lèvres prune.
À l'instar d'un automate, Suni se plaça sur le bord de l'estrade. La première note de piano perça le silence de cathédrale du théâtre ; les danseurs s'élancèrent un à un sur scène dans une chorégraphie minutieusement répétée, tel l'envol céleste d'une nuée d'hirondelles. Suni fermait le cortège.
Quand la pointe noire de son chausson épousa la scène, le phénomène se produisit. Son corps obéit à la musique, gracieuse arabesque ondulant au rythme lancinant de l'adagio. Dans sa tête, c'était pourtant le silence. Plein et apaisant, à peine troublé par l'écho de ses battements de cœur, comme s'il était seul au fond de l'océan. Un bonheur profond l'envahit ; l'oiseau avait à nouveau pris possession de son être. Il imaginait des ailes transpercer la peau de son dos, se déplier majestueusement et l'emporter dans les hauteurs.
La musique se tut.
Les applaudissement retentirent.
Au second rang, sa famille l'acclamait, même Amnuay avait abandonné sa légendaire réserve. Mais cette image chaleureuse se fana : Kao siégeait parmi ses professeurs, le fixant avec insistance. Sa présence ici n'avait rien de remarquable. Suni n'avait pas prêté attention à lui l'année passée, mais il devait certainement se tenir là avec cette même attitude de rapace. Il fut sauvé de cette vision inquiétante par le rideau qui se refermait.
Une angoisse renouvelée contaminait ses membres. Il prit le temps de se calmer sous une douche brûlante avant de s'habiller. Mean s'était assis à côté de lui sur le banc des vestiaires.
— Ça a été ? lui demanda-t-il en se massant la cheville.
— J'étais nerveux, je ne sais pas ce que ça a donné...
— Faux modeste, va. Tu es toujours éblouissant, quand tu danses.
Suni ne sut que répondre, pris au dépourvu par cet éloge excessif.
— J'ai entendu parler d'un dîner chez le directeur, ce soir, avec les meilleurs danseurs, poursuivit Mean, chuchotant à son oreille sur un ton de complot.
— Comment le sais-tu ?
Le Sujet sourit fièrement.
— J'ai mes sources. Il a déjà pris un taxi. Voilà qui devrait te rassurer.
Suni voulait presque étreindre Mean, cette information lui permettait d'évacuer l'essentiel de son anxiété. Il se contenta de hocher la tête et de former un timide rictus de reconnaissance.
— Et toi, tu n'y es jamais convié ?
— Quelques fois, mais pas ce soir. Tu veux qu'on aille fêter ça ensemble, sans vampires ? proposa-t-il.
Suni l'observa, perplexe. Rien dans son attitude n'encourageait à l'amitié. Ça ne semblait pourtant pas freiner Mean, loin de là.
— Non, merci. On m'attend.
— Une petite copine ? présuma Mean d'un air narquois.
— Juste une amie et des proches.
— Bon... Tant pis, une prochaine fois. Prends soin de toi, Suni.
Mean s'éloigna pour se mêler au fourmillement des derniers danseurs qui quittaient le théâtre. Suni enfilait son manteau, l'esprit assailli de flashs écœurants : Kao en compagnie de sa cour dans des tableaux obscènes et sanglants. Il reçut un texto de Giles, lui confirmant que la voie était libre.
En traversant les coulisses, le murmure d'une mélodie attira son attention. Du piano. Il tendit l'oreille, reconnaissant La Sonate au Clair de Lune de Beethoven, exécutée à la perfection. Le pianiste avait-il décidé de faire des heures supplémentaires ?
Suni se laissa guider par le charme secret, profondément mélancolique, de la partition. Il écarta les lourds rideaux de velours. Dans l'ombre, un homme jouait, habité. Ses yeux d'ambre flambaient comme un feu dans la nuit. L'intrus surprit son spectateur clandestin.
— Bonsoir, Suni.
— Comment avez-vous atterri ici ?
Il était tout à fait incongru de surprendre Chayan au piano, sur la scène abandonnée du conservatoire. Il jeta un regard circulaire à l'immense salle brodée d'or, ourlée de lourdes draperies grenat. Pas une âme dans les gradins depeuplés. La majesté du théâtre désert et tamisé se parait d'une saisissante intimité, évoquant un tableau en clair-obscur. Ses pas craquèrent sur le parquet Versailles.
— Rien de plus simple : je suis monté sur scène pour tester ce piano. Il n'est pas trop mal, mais les aigus pourraient être plus travaillés, déplora Chayan.
Pourquoi fallait-il que ce vampire soit toujours si arrogant ?
— Vous n'avez aucun droit d'être ici.
Chayan continuait d'ausculter l'instrument, sourd à ses protestations. Le morceau jetait un sortilège sur son cœur ; l'envie de danser naissait sous sa peau. Enfin, le musicien clandestin cessa de jouer, scellant son regard au sien.
— Je voulais voir comment tu te débrouillais, sur scène.
— Et alors ? Votre curiosité est-elle assouvie ?
Les longs doigts de Chayan reprirent leur danse virtuose sur les touches ivoires. Suni hésitait à tourner les talons, il n'avait pas le temps pour ces enfantillages. On l'attendait. Et, surtout, il avait promis à Giles.
— Plus que je ne l'aurais imaginé, murmura enfin Chayan en posant sur lui des iris incandescents.
Il délaissa le piano et colonisa l'espace personnel du jeune homme.
— Ce satané Kao avait raison sur un point, tu danses merveilleusement bien.
Suni déglutit. Il ne savait si c'était lié au malaise provoqué par la mention du directeur ou le compliment, mais son cœur fit une envolée dans sa poitrine. Chayan se tenait tout proche, trop proche. Suni ne l'avait jamais réalisé jusqu'à présent, mais il sentait bon. Une odeur masculine, délicatement boisée. C'était la première fois qu'il ressentait ça. Giles avait évoqué une sorte de phénomène hypnotique. Était-ce là ce qui se produisait ?
Une onde se forma, tel un fil se tissant dans la matière même de leur attraction, si intense qu'elle absorba tout l'oxygène entre eux. Suni oublia comment respirer.
— Je ne comprends pas ce qui m'arrive, souffla-t-il.
Chayan posa une main sur sa nuque, qu'il massa en douceur.
— Est-ce que tout va bien, Suni ?
Sa voix lui parvenait en écho lointain. Il se sentait étourdi, ses jambes se dérobèrent. Chayan le réceptionna maladroitement entre ses bras mais Suni le repoussa ; il refusait de céder à cette odieuse gravitation.
— Ça va, se reprit-il, honteux de sa brève faiblesse.
Il sentait encore le contact accablant de Chayan ; une sensation fantôme ceignant sa taille.
— Qu'attendez-vous de moi ? s'agaça-t-il. Et comment savez-vous où j'habite ? Que faisiez-vous dans ce quartier la dernière fois ?
— Rien, Suni. Je n'attends rien de toi. Je suis simplement sensible à la musique classique et à la danse de ballet. J'espérais un peu de distraction, ce soir, se justifia le vampire d'un ton qui trahissait sa mélancolie.
— J'espère avoir été une charmante distraction, dans ce cas, piqua Suni.
Chayan sourit, amusé par la répartie cinglante de l'humain.
— Quant au reste... Il suffit de faire quelques recherches, ça n'a rien de sorcier, à notre époque.
— Je vous défends de faire des recherches sur moi. Il s'agit de ma vie privée, s'indigna le danseur.
— Cette insolence...
Une alarme incendie retentit soudain, n'ébréchant en rien la tension qui avait éclot entre eux. Un ouragan aurait échoué à les perturber. Chayan s'était subtilement rapproché de lui. Ses yeux ardents l'enveloppaient tout entier. Une crainte entrelacée de tentation attisa les sens du danseur.
— Elle me donne envie de...
Un embrasement qui le glaçait d'effroi.
— ... de ?
— Qu'est-ce que vous fichez ici ? tempêta une voix. Vous n'entendez pas l'alarme ?
Suni fut arraché à cet instant singulier, secret ; leur bulle feutrée vola en éclat. Il se détourna de Chayan pour découvrir celui qui l'avait ramené au présent. Le gardien les toisait de ses yeux torves, la mine désapprobatrice.
— Je dois encore vérifier les loges. Allez, déguerpissez vers la sortie de secours.
— Désolé, on allait partir, s'excusa piteusement Suni.
Ils traversèrent le théâtre sous l'œil mesquin du gardien. Arrivés dans le grand hall vide, le silence était revenu.
— La milice humaine est-elle réapparue ? interrogea Suni à voix basse.
Le temps de leur joute verbale était ajourné, laissant place à des considérations plus pragmatiques.
— Non. Ils ont dû y rester. Et s'ils me trouvaient, je saurai me défendre, affirma Chayan en lui adressant un clin d'œil.
— Ça ne semblait pas si évident la dernière fois, lança Suni, mesquin.
Chayan eut l'air scandalisé par cette pique déloyale.
— La dernière fois était un cas particulier. Sache que j'ai connu bien pire, se défendit-il, blessé dans son amour propre.
— Je vous le redemande, que faisiez-vous dans le quartier ce soir-là, vous me suiviez ?
— Tu n'es pas le centre du monde.
Ils se considérèrent un moment, sans ciller, à la fois intimidés et fascinés l'un par l'autre.
— Prenez la sortie principale, on ne doit pas nous voir ensemble, déclara le danseur, mettant fin à cet embarrassant échange de regards.
— Je te dis à bientôt, alors... Suni. On se recroisera. Peut-être.
— Sans doute, si vous continuez de me suivre comme ça.
— Je ne te suis pas ! démentit Chayan, offensé.
— Vous avez intérêt.
Il crut déceler un léger sourire au coin des lèvres vermeilles de ce maudit vampire. Aussi vite qu'il avait surgi, il disparut derrière la lourde porte finement ouvragée de l'édifice, telle une vision qui s'évanouissait.
Suni soupira. Sa pression cardiaque était anormalement élevée. Il consulta son téléphone portable pour s'assurer que Giles n'avait pas déjà alerté la police royale. Ils attendaient sur le parking, là où le public s'était rassemblé suite au déclenchement de l'alarme. Suni espérait que rien de grave ne s'était produit. Sa professeur avait-elle encore mis le feu aux rideaux avec ses infernales cigarettes ?
Dehors, un froid mordant l'accueillit. Les températures de ce mois de décembre avoisinaient zero degré, fait rare dans la région. Il cacha son visage dans son écharpe, puis marcha en direction du parking. Après quelques mètres, il suspendit sa progression, pensant avoir entendu un craquement. Il se remit en route d'un pas plus soutenu, persuadé qu'il hallucinait. Ce ne serait pas la première fois depuis sa dernière mésaventure. Selon toute vraisemblance, il ne pouvait être attaqué plusieurs fois en un laps de temps si réduit... n'est-ce pas ?
Faites que Kao soit bien dans son manoir entouré de ses maudits admirateurs, pria-t-il en silence. Il s'arrêta à nouveau pour tendre l'oreille. L'impression d'entendre des pas gagnait en intensité.
Des ombres semblaient le guetter.
— Chayan...? se risqua-t-il. C'est vous ?
Sa propre voix, tranchante et vibrante dans le calme de la nuit, l'effraya. Le silence s'étira, épais, ample, d'une densité absolue.
Une ombre dissipa la clarté artificielle de l'arrière cours. Suni sursauta, puis se retourna pour fuir cette vision, mais elle réapparut, virevoltante. Il chercha à s'enfuir, mais la tache de nuit le poursuivait inlassablement.
Enfin, elle l'enveloppa dans son épais manteau.
***
Un individu massif, à la stature monstrueuse, s'avança dans la pièce mal éclairée. Il devait mesurer deux mètres. Ses épaules larges évoquaient les dimensions d'une muraille. Son visage était rugueux, creusé de profonds sillons, des sourcils broussailleux lui mangeaient les yeux. Une forme de rage exultait de son attitude belliqueuse. Il marcha d'un pas assuré, fier, puis s'arrêta devant un bureau. Un homme y était installé, dos tourné. De longs cheveux filasses, en bataille, s'étalaient sur son buste.
— On l'a, déclara le monstre d'un air triomphant.
— Parfait, répondit son maître tout bas. Bon travail, Hmapa.*
— Merci, maître.
Le serviteur à l'allure carnassière prit congé en effectuant une servile révérence.
Plongé dans la pénombre, l'homme demeura immobile un instant, savourant cette nouvelle. Il espérait que l'humain cracherait tout ce qu'il savait, et surtout, que ça attirerait Chayan dans ses filets. Il allait tirer les vers du nez de ce traître à son espèce, et surtout lui donner une bonne leçon...
Une lueur troua alors l'obscurité, dans l'angle droit de son champ de vision. Il fronça les sourcils et déplia ses longs membres, se dirigeant vers la vitrine qui trônait dans le coin de sa tanière, où reposaient ses multiples trophées de guerre.
Il se pencha pour chercher la source de cette étrange émanation lumineuse.
Son cœur de glace frémit.
— Ça alors...
Sur une étagère en verre, un médaillon s'était embrasé. Gravé de l'inscription « Est Lux Tenebris », le bijou étincelait d'une lumière vacillante, telle une étoile.
— Tu es donc vivant... murmura l'homme en caressant le médaillon.
~~
* Pièce musicale exécutée dans un tempo lent.
* Pièce musicale exécutée dans un tempo vif.
* Loup en Thaï
~~
Un chapitre où la romance commence doucement à pointer le bout de son nez... Oui je prends mon temps, et alors ? 😝 Donc... vous avez aimé ces prémices de flirt de midinette hihi ? 🤭 Et pour vous embêter, une nouvelle couche de mystère à la fin, sinon c'est pas drôle !
(Au prochain chapitre, on en apprendra plus sur le passé de Chayan et Kao.)
À bientôt.
PS : un petit vote ou un commentaire, c'est toujours plaisant. N'hésitez pas 😘
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