3. Hot Blood (1/2)
Chayan soupira de lassitude, les yeux fixés sur le vieux téléviseur du Hot Blood. Tous les vampires, ou presque, avaient cessé leurs activités pour écouter religieusement les informations du soir. Seul le groupe de musique punk, sur la petite scène du fond, continuait à faire rugir ses instruments.
Une énième attaque barbare venait d'être commise par un gang de vampires avides de vengeance. Plusieurs humains avaient péri dans l'assaut, avant que des militaires lourdement armés ne parviennent à reprendre le contrôle de la situation.
Le conflit séculaire opposant humains et vampires était loin de s'apaiser : Chalong Kaew, le Premier ministre de la Thaïlande, mettait en effet beaucoup d'énergie à attiser la colère du peuple. Il était de notoriété publique qu'il nourrissait une profonde hostilité à l'égard des « suceurs de sang ». Dès son élection, il s'était empressé de supprimer les quelques lois progressistes instaurées par le gouvernement antérieur.
Le sentiment d'aversion imprégnant l'opinion publique était tel que des milices indépendantes – et armées jusqu'aux dents – s'étaient formées clandestinement pour chasser ces créatures de la nuit. Les vampires ripostaient avec tout autant de violence. Ces affrontements réguliers, défrayant chaque fois la chronique, s'achevaient bien souvent en bain de sang. Une situation idéale pour le Premier ministre, qui pouvait exploiter ces tensions à son avantage en usant de pure démagogie. La haine avait toujours été l'opium du peuple, n'est-ce pas ?
Tout cela laissait Chayan indifférent.
— Ils ont bien raison, siffla le barman du Hot Blood en passant un nerveux coup de chiffon sur le comptoir où Chayan était installé, maussade.
— Tu penses qu'ils ont raison de s'entre-tuer ? interrogea celui-ci, agacé d'avance par ce sujet de conversation récurrent.
— Nos frères ont raison de se défendre contre cette vermine d'humains. On devrait rester là sans rien faire quand ils nous traquent jusque dans nos quartiers ? Pour eux, un bon vampire est un vampire mort.
Le barman fit claquer sa langue contre son palais. Son expression affichait un air mauvais.
— Et pour toi un bon humain est un humain docile, je présume ? poursuivit Chayan.
— Les humains ne sont bons qu'à se faire bouffer la gorge. À quoi d'autre ? Tu m'expliques pourquoi on courbe l'échine devant eux, alors qu'on pourrait les dominer sans aucun mal ? feula son interlocuteur avec une rage à peine contenue.
À leurs côtés, chacun y allait de son commentaire dans une sourde cacophonie proche du chaos. Une rancœur poisseuse écumait sur leurs lèvres perfides, dirigée contre un ennemi commun : les mortels.
— Tu crois vraiment que les vampires pourraient dominer ? Ils veulent juste foutre le bordel et s'amuser. Regarde ceux qui commettent ces attaques, c'est totalement désorganisé. Inutile, provoqua Chayan une nouvelle fois, habitué à braver les dogmes édifiés par ses pairs.
— Et toi tu fais quoi, hein ? À part la morale ?
— Moi ? Je m'en fous. Je déteste autant mes congénères que les humains, si tu veux tout savoir, se déroba-il en haussant les épaules.
— Comment tu peux dire ça ? Nous leur sommes supérieurs en tous points. On devrait rallier la lutte au lieu de rester inactifs. Cette guerre est aussi la nôtre ! Tu devrais avoir honte d'être si peu solidaire de tes frères, voilà mon avis, cracha le barman avec mépris.
— Ton avis me passe au-dessus. Tu m'emmerdes. Tout le monde m'emmerde, t'as toujours pas compris ? Je ne sais même pas ce que je fais encore ici. Allez, j'me tire, lança le perturbateur en quittant sa chaise haute, son long manteau noir voletant dans un mouvement aérien aussi désinvolte qu'élégant.
Pourquoi avait-il encore mis les pieds ici ? Par dépit, sans doute, guidé par cette morne volonté qui lui intimait de se reconnecter à sa nature vampirique, mais il échouait chaque fois lamentablement.
Le barman ricana, malsain.
— Tu sais ce qui te ferait du bien ?
— Non, mais tu vas me le dire, j'imagine...
— Te taper un petit humain, planter tes dents dans sa chair tendre... susurra le vampire d'un air libidineux. Il y a une belle brochette de femelles qui n'attendent que ça.
D'un signe de tête, il l'invita à rejoindre le sous-sol avec un sourire satisfait, tel un médiocre commerçant vantant sa marchandise. Chayan jeta un regard écœuré en direction des lourds rideaux bordeaux, promesses de paradis pour les uns, présage diabolique pour lui.
— Je m'en passerai, merci bien.
— Franchement, je ne te comprends pas. Tu ne te nourris jamais, ou alors trois fois l'année. C'est quoi, ton problème ?
— Là, en l'occurrence, c'est toi. Je rentre.
Chayan rejoignit la sortie sans demander son reste. Il devait s'éloigner au plus vite de ces insupportables effluves de turpitude.
— Tu passeras le bonjour à Kao, cria le barman depuis le comptoir, entre les riffs assourdissants des guitares. Lui, au moins, il sait apprécier les bonnes choses !
— C'est ça... grogna Chayan en s'engouffrant dans la nuit de Bangkok.
La lourde porte métallique se referma dans un bruit mat, expulsant Chayan de cette atmosphère oppressante et poisseuse, pleine de désirs répugnants. Ce cloaque nauséabond qu'il s'évertuait pourtant à fréquenter ; le vain espoir tapi au fond de la poitrine qu'un jour, peut-être, il pourrait redevenir le vampire insouciant qu'il était.
Il quitta sans regret ce quartier malfamé où s'entassaient quelques bars douteux réservés aux vampires, dans lesquels les humains, en quête de frissons, affluaient toujours plus nombreux. Oh, que non, Chayan n'appréciait pas ces êtres faibles, serviles, manipulateurs et sournois. Sans nul doute, les vampires ne feraient qu'une bouchée de ces insectes fragiles lors d'un corps à corps. Alors pourquoi s'abstenir de les faire ployer pour les asservir une bonne fois pour toutes, grâce à leurs facultés surhumaines ?
Contrairement aux pouvoirs politiques, les vampires ne possédaient pas d'armement militaire. Ils n'iraient pas loin pourvus de leurs seuls crocs, une arme qui avait ses limites. Par ailleurs, ils avaient beau se targuer d'être supérieurs, ils étaient vulnérables à la lumière du soleil. Enfin, ils avaient besoin de se nourrir, incapables de refuser les petits plaisirs qu'offrait la chair humaine. Leur civilisation ne perdurerait jamais sans eux. Les vampires étaient décidément bien trop gourmands pour parvenir à asservir qui que ce soit.
Il était las de ces guerres inutiles.
Quand il pénétra enfin dans sa demeure, bien plus accueillante que ces saletés de repaires à vampires, il entendit des voix provenir du salon. Kao n'était pas seul. Il leva les yeux au ciel, s'attendant déjà à tout avec ce petit emmerdeur. Il s'arrêta net à l'entrée de la pièce, interdit. Kao était penché sur un jeune garçon, prêt à lui sauter dessus.
Pas encore !
Chayan ne portait guère les humains dans son cœur, mais alors ceux qui fricotaient avec son frère lui inspiraient un profond mépris.
Il fit la leçon à son cadet, s'efforçant d'ignorer la faible créature allongée sur le canapé. Kao avait récidivé... Son école de danse était devenue son garde manger personnel ; quelques danseurs émérites se succédaient à leur porte pour se faire sucer le cou, parfois plus... et finissaient avec une bonne place au sein du conservatoire. Cet établissement était corrompu jusqu'à la moelle. Kao finirait par payer très cher cet arrangement, mais les mises en garde de Chayan tombaient dans l'oreille d'un sourd. Son crétin de frère ne pensait qu'aux avantages immédiats, balayant d'un revers de main les dangers qui guettaient.
Il lui ordonna de ne pas laisser de sang sur le canapé (un bijou d'antiquité, tout de même), avant de tourner les talons. Il refusait d'assister au tableau répugnant de son frère en train de se nourrir d'un petit humain insipide. Il n'avait qu'une hâte après cette soirée ratée : rejoindre son bureau pour y lire toute la nuit durant.
Alors qu'il s'apprêtait à retrouver son antre, il intercepta, par mégarde, le regard du jeune humain. Une chose étrange se produisit, comme si on lui avait piqué le cœur avec une fine aiguille. Pour autant, cette troublante sensation ne suffit pas à le retenir de fuir.
Il retira son lourd manteau noir et s'installa à son bureau, bien résolu à se plonger dans le monde des livres. Seul loisir, avec la musique, encore capable de charmer son cœur sec. Il était d'une humeur massacrante. Kao était de plus en plus incontrôlable. Il se remémora avec une pointe de nostalgie leurs années humaines ; un songe lointain qu'on tente de rattraper du bout des doigts mais qui s'évanouit peu à peu. Kao avait été un humain fougueux et plein de rêves. Il n'en faisait toujours qu'à sa tête, mais avait bon cœur. Cette époque était définitivement révolue.
Que restait-il de lui aujourd'hui ? Et de Chayan ? Que subsistait-il de leur humanité perdue, si ce n'est des souvenirs vaporeux d'une vie antérieure ?
Lorsqu'ils s'étaient réveillés vampires, c'était comme quitter un rêve paisible pour rejoindre un monde de cauchemars. Chayan avait découvert avec effroi leur père mort dans son lit, la gorge tranchée. Le monstre qui les avait transformés n'avait fait preuve envers le vieil homme d'aucune clémence, ne lui offrant même pas le sursis d'une seconde vie. Au moins, lui et son frère étaient vivants, ou presque. Tels des nouveau-nés, ils avaient dû réapprendre à exister dans leur nouvelle enveloppe. D'humains fragiles, ils étaient passés à des êtres immortels et surpuissants ! Ils tenaient le monde dans le creux de leurs paumes, tels des dieux inconscients de leur pouvoir.
Ils conservaient un fragment de leur âme, mais au fil du temps, s'en étaient de plus en plus éloignés ; dérivant bien loin du rivage de leur humanité déchue. Ils avaient goûté tous les plaisirs que portait la Terre, sombrant toujours plus dans le vice et la déchéance. Chayan serait peut-être aujourd'hui comme Kao, un être sans foi ni loi, sans cette maudite sorcière. « Maudite sorcière. » Quelle ironie...
Il jeta un regard à la porte de son bureau laissée entrouverte. Pourquoi ne l'avait-il pas fermée ? Le cri soudain du gamin résonna dans la demeure, l'expulsant de ses noires pensées surgies du fond des âges. Il se crispa. La lecture de son recueil de poèmes l'attendait comme le plus doux des plaisirs, mais une force inconnue s'imposa à lui. Une image mentale pour être tout à fait exact : le regard du gamin. Un regard évoquant... la détresse ? Son attitude était loin de celles et ceux qui passaient habituellement sous les crocs de son frère, ravis de s'offrir à lui. Celui-ci semblait pur.
— Et merde...
Il se leva pour accourir dans le salon et fut plus que surpris de découvrir le jeune homme debout dans un coin de la pièce, tandis que Kao se tordait de douleur.
— Ce petit con m'a mis un coup de genou dans les couilles...
Le jeune garçon avait l'air paniqué. Son regard brillant alternait entre les deux vampires. Il tenta une percée dans l'entrée en repoussant Chayan pour s'échapper, mais celui-ci ne cilla pas, planté dans le sol avec la rigidité d'un vieux chêne.
Une chose inédite se produisit alors.
Chayan fut troublé par l'odeur du garçon. Qu'est-ce que...? Il se figea et ferma les yeux, voyageant soudain dans un lointain passé. Un champ de jasmins en pleine journée d'été lui apparût, exhalant une fragrance envoûtante. Une vision si précise qu'elle semblait réelle. Il pouvait toucher du bout des doigts les pétales duveteux et éprouver les rayons du soleil sur sa peau sans même souffrir. Un frisson de délice ancien le parcourut.
— Hé, où crois-tu aller comme ça ? articula Kao avec difficulté, d'un ton menaçant.
— Quitter cette maison de fous. Je vous dénoncerai ! cracha Suni, immobilisé par le rempart que formait la silhouette massive de Chayan.
Un rire malfaisant secoua la poitrine de Kao.
— Me dénoncer ? Comme tu es mignon. N'est-il pas mignon, Chayan ?
Kao traversa la pièce à une vitesse impressionnante, bondissant sur Suni pour tenter de lui saisir l'épaule, mais sa main ne rencontra que du vide : Chayan s'était réveillé de sa transe et avait collé l'humain au mur à la vitesse de l'éclair. De son corps, il lui offrit une protection contre l'agresseur.
— Qu'est-ce que tu fous ? se plaignit son frère.
— Ne le touche pas, ordonna Chayan d'une voix rauque.
En cet instant, il ne se reconnut pas.
— Pardon ?
— Tu vois bien qu'il n'est pas consentant.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? fulmina Kao.
Chayan sentait le jeune homme trembler contre son corps et son parfum saturer ses sens, l'envahir irrémédiablement. Il en était presque étourdi. Il se retourna avec lenteur pour faire face à son frère, tout en maintenant l'humain derrière lui.
— Je suis déjà assez patient pour te laisser baiser tes danseurs ici, mais là c'en est trop. Notre maison n'est pas un bordel.
— Depuis quand tu te préoccupes des humains ?
La question était légitime. Ça n'était pas arrivé depuis... depuis longtemps.
— Depuis que tu troubles ma tranquillité.
— Je m'en tape. Je veux ce garçon. Il est à moi.
À ces mots, Chayan sentit une colère sourde bouillir dans son sang.
— Il n'est pas à toi, gronda-t-il à voix basse. Maintenant pars d'ici et ne repose pas les mains sur lui, si tu ne veux pas subir ma colère.
Kao grogna en montrant les dents, comme un chien enragé. Chayan ne se laissa guère impressionner. Il avait toujours été le plus autoritaire d'entre les deux, il ne servait à rien de l'affronter.
— Si tu veux du sang frais, va au Hot Blood.
Les deux frères se toisèrent longuement avec défi. Seule les frémissements de Suni écorchaient le silence. Kao finit par capituler. Il quitta la maison en grommelant de mécontentement, comme un enfant capricieux et boudeur à qui l'on aurait retiré une friandise de la bouche. Il allait rejoindre, sans nul doute, les bas-fonds de la ville, là où les humains aimaient s'avilir.
Chayan se retourna vers la créature apeurée.
— Hé... Ça va aller, maintenant, lui dit Chayan avec toute la douceur dont il était capable.
Suni releva la tête, un air de défi et de colère inscrit au fond de ses pupilles larmoyantes. Il essaya de se débattre.
— Calme-toi. Tu es en sécurité, le raisonna Chayan, déjà exaspéré par cet humain inattendu, trop agité pour la préservation de son précieux repos.
Tout d'abord, il avait bouleversé ses plans de la soirée, puis l'avait contraint à le sauver, une bonne action que Chayan n'entreprenait jamais pour les insectes de cette ennuyeuse espèce. Ne pouvait-il au moins se montrer sage et reconnaissant ? Chayan se savait injuste, mais il n'avait plus la moindre patience avec les humains ; il avait perdu l'habitude de leurs sentiments excessifs. Leur vulnérabilité, leurs peurs, leurs doutes, leur naïveté ; cela l'écœurait autant que le sang d'un diabétique.
— En sécurité ? couina le jeune homme d'une voix colérique, où perçait la nervosité.
Un léger sourire s'esquissa sur le visage du vampire. Le gamin avait l'air d'un chaton énervé bien inoffensif. Son agacement initial prenait un autre chemin... Il prit le temps de détailler son apparence, pour la première fois depuis qu'il l'avait entrevu sur ce canapé. Il était diablement beau. Son regard effleura sa silhouette, vint caresser son long cou fin où perlait une goutte carmin. Il la recueillit de son doigt, hypnotisé. L'odeur du jasmin, profonde et entêtante, lui monta une nouvelle fois au nez. Il trouva la force de se reculer pour reprendre ses esprits.
Que se passe-il, bon sang ?
— Je... je vais te soigner, parvint-il à énoncer.
Suni fronça les sourcils d'incompréhension et porta une main à son cou. À la vue de ses doigts tâchés de sang, il s'évanouit.
***
Sa tête était lourde. Ses paupières semblaient agrafées à sa boîte crânienne. Suni gémit de douleur en se massant les tempes. Il ouvrit les yeux avec difficulté, découvrant une chambre inconnue. Il était allongé dans un grand lit à baldaquin au matelas moelleux, enroulé dans des draps doux et frais. La pièce, agrémentée de blanc et de parme, inspirait la paix. Rien à voir avec... Les événements de la soirée le frappèrent de plein fouet et un vent de panique le traversa. Il commença à suffoquer en s'imaginant à la merci de ces créatures.
— Tout va bien, il n'y a que nous, prononça une voix profonde.
Il leva les yeux vers elle. Dans un coin de la pièce, il reconnut le dénommé Chayan, installé dans un fauteuil. Un imperturbable gardien, pareil à une majestueuse statue de marbre.
— Je t'ai soigné, déclara celui-ci d'un ton impassible, fissurant à peine son masque de froideur.
Suni vérifia son cou. Un pansement ornait sa peau. Il resta muré dans le silence, trop bouleversé et impressionné pour s'exprimer. Sa gorge était aussi sèche que du gravier. Il craignait que le moindre de ses mouvements n'attise les bas instincts du prédateur.
— Ne t'inquiète pas, Kao t'a à peine effleuré. Tu n'as qu'une égratignure, elle aura disparu d'ici quelques jours. Bien entendu, je te déconseille fortement de parler de cet incident à qui que ce soit, tu n'en sortirais pas gagnant, crois-moi.
Sa frayeur se muait en ressentiment. Son « sauveur » était complice de son agresseur, depuis le début.
— D'habitude, les invités de Kao sont consentants. Je n'avais pas compris que ce n'était pas ton cas, poursuivit le vampire.
Son expression imitait celle d'une personne désolée, mais Suni n'oubliait pas ses premières paroles insensibles, son regard vide, indifférent à son infortune.
— C'était pourtant criant, laissa-t-il échapper tout bas, accusateur.
Le vampire arqua un sourcil et pinça ses lèvres sévères. Il semblait se retenir de rétorquer. Espérait-il que Suni lui montre de la gratitude pour avoir empêché son frère de n'en faire qu'une bouchée ? Ça n'arriverait pas, ni dans cette vie ni dans une autre.
— Bien... Maintenant que tout est en ordre, je vais te demander de quitter les lieux.
« Quel dommage, j'aurais tant voulu rester pour me faire manger et mourir », aurait voulu jeter Suni avec sarcasme, mais il s'abstint. Mieux valait ne pas provoquer inutilement un vampire... Il l'observa quelques instants, intimidé par son aura et sa beauté dangereuse, sombre. Magnétisme.
Comment s'assurer que celui-ci était bien différent de l'autre créature ? En pensant à Kao... Il lui inspirait l'effroi mais aussi un sentiment plus surprenant : la curiosité pour son statut au sein de l'école, qui confinait à l'anomalie.
— Comment... ? Non rien. Je vais y aller, ça vaut mieux, se ravisa-t-il.
Qu'est-ce qui lui prenait de vouloir faire la conversation avec l'ennemi ?
— Pose ta question, humain. Tu ne crains rien avec moi.
Suni hésita, mais puisqu'il y était invité...
— Comment un vampire peut-il être à la tête d'un conservatoire de danse ? murmura-t-il, comme s'il craignait que des oreilles indiscrètes ne l'entendent.
Une lueur d'hésitation traversa les iris ambrés du vampire.
— Kao est un vampire puissant, très manipulateur et persuasif.
— Et pas vous ?
— Nous sommes... différents.
« Le plus étrange des vampires » avait proféré Kao. Suni demeura silencieux un certain temps, pensif. En comparaison du directeur, ce Chayan apparaissait... civilisé ? Il l'avait protégé, après tout. Il avait failli ne pas le faire, mais s'était rétracté. Nombre d'humains fermait les yeux sur la détresse de leurs prochains, sans jamais montré le moindre signe de courage. L'Histoire pouvait en attester de manière édifiante.
— Pourquoi être finalement venu à mon secours ? osa Suni.
Chayan ne répondit pas. Le temps s'écoula ; les dernières lueurs du soir s'étaient fondues dans la nuit enfumée de Bangkok. Une pendule sonna onze heure.
— Je ferais mieux d'y aller.
Chayan se leva dans l'intention de l'accompagner mais Suni eut un mouvement de recul, troublé par cette stature imposante.
— Je-je connais la sortie.
Il quitta la chambre sans détacher les yeux de l'indéchiffrable vampire, qui le fixait d'une même curiosité aux accents perplexes. En un instant, il se retrouva à l'air libre, bien vivant et en un seul morceau : ces quelques heures pouvaient tout aussi bien n'avoir été qu'un absurde cauchemar, et l'issue tout autre sans l'intervention de Chayan... Il n'avait jamais été aussi près de rencontrer les abîmes, à part à l'aube de sa vie.
Le danseur devait-il tirer un trait sur son rêve, déménager loin de son île (et de sa famille de sang et de cœur), ou accepter de vivre dans une peur constante ? Au prix de beaucoup d'abnégations, il finit par reprendre les cours, tous les sens en alerte. La danse était son seul salut.
Les jours suivants l'incident l'avaient plongé dans une crainte rare ; celle de recroiser son agresseur mais aussi d'avoir échoué au test. Pourquoi n'avait-il pas déjà été congédié sans autre forme de procès ? Il était si nerveux, dans l'attente d'une sentence qui, curieusement, ne venait pas.
Il fut donc surpris de découvrir, quelques semaines plus tard, son nom dans la catégorie « admis » sur le tableau des résultats. Un sentiment de soulagement l'envahit, chassé aussitôt par une inquiétude latente. Qu'arriverait-il quand il se retrouverait à nouveau en présence du vampire ?
Les nuits de Suni s'étaient dépeuplées de leurs flammes familières au profit d'une meute de créatures abominables et affamées. Kao finirait bien par sortir de sa tanière. Un prédateur piste toujours l'odeur de sa proie.
Il ne lui restait qu'un seul espoir : qu'il respectât assez l'autorité de son frère pour ne pas lui désobéir.
Dans les vestiaires du conservatoire, il tendait l'oreille aux messes basses, résolu à glaner le plus d'informations possibles sur le directeur et sa nature particulière. Il ne fit que se heurter à un irréductible silence. Sa maudite timidité se dressait comme un rempart infranchissable entre lui et les autres, le maintenant dans une ignorance honteuse.
Le jour des résultats, Mean passa devant sa classe pendant la pause. Il entra dans la salle, avisant le gracieux danseur qui s'étirait au sol. Il lui sourit avec cette malice coutumière, dont on ne savait si elle traduisait l'affabilité ou la ruse.
— Hé, Suni, l'interpella-t-il joyeusement.
— Qu'est-ce je peux faire pour toi, Mean ?
Il ne cacha pas son déplaisir de le voir. Suni n'était pas ce qu'on pouvait nommer un modèle de sociabilité, loin s'en faut. En outre, il reprochait à Mean de l'avoir poussé dans un piège.
— Tu es un des meilleurs danseurs parmi les quadrilles, alors tu m'intrigues, voilà tout.
Le concerné fronça les sourcils, méfiant et peu enclin à se laisser amadouer.
— Enfin... Je devrais dire parmi les coryphées maintenant, n'est-ce pas ? Alors... le loup a-t-il croqué la brebis ?
À ce souvenir, les mains de Suni tremblèrent de manière incontrôlée.
— Quoi ? Tu connaissais ses intentions, et tu m'as quand même encouragé à aller là-bas ? reprocha-t-il avec froideur.
— Attends... Il t'a agressé ? demanda Mean d'un air incrédule.
— Non, il m'a proposé de jouer aux fléchettes, puis on a fait un Donjons et Dragons, ironisa Suni, sans joie.
— Je ne pensais pas...
— Quoi donc ? Qu'un dangereux vampire profiterait d'un danseur naïf avec des rêves plein la tête ? continua durement Suni.
Au fond, peut-être était-il plus en colère contre lui-même de s'être laissé duper ainsi...
— Je ne pensais pas qu'il irait jusque là, grimaça piteusement son camarade, dont l'arrogance s'était retirée à la faveur d'une sincère sollicitude.
— Et en quel honneur ?
— Ce traitement n'est réservé qu'aux danseurs plus expérimentés, pas aux première année. Et puis, selon mes sources, il n'est pas du genre à obtenir les choses par la force... Les élèves ne sont pas réticents à cet échange de faveurs, si tu vois ce que je veux dire.
Alors c'était ainsi. Il fallait se livrer corps, âme et sang, pour espérer caresser les monts étoilés de ce milieu avilissant. Un chemin semé d'épines s'ouvrait à lui, promesse d'une gloire amère. La déception l'accabla.
— Et oui, bienvenue au Royal Institute, proclama le danseur émérite d'un air désabusé. C'est comme ça que ça se passe, ici. À ces réceptions, c'est drogue et sexe illimités, mais aussi d'autres choses bien plus immorales... Maintenant, te voilà dans le secret des dieux.
— Une chance que je l'ai su à temps.
Suni n'arrivait pas à décolérer.
— Je suis désolé. J'aurais dû te prévenir. Je ne pensais pas que ça tournerait comme ça, je te le jure. Je croyais qu'il se limiterait à flirter, rien de plus. Est-ce que tu vas bien ?
— Je l'ai échappé belle... soupira le jeune homme, la gorge nouée.
La mine de chien battu de son aîné l'adoucit quelque peu. Aussi, peut-être pourrait-il enfin assouvir sa curiosité. Mean lui devait bien ça. Il balaya les lieux d'un regard prudent.
— Il faut que tu m'expliques quelque chose, par contre. Comment un vampire peut-il être directeur d'une école ? C'est de la folie, chuchota-t-il.
— Je ne sais pas... Personne ne sait. Sa présence ici est un secret bien gardé. L'information ne s'ébruite pas en dehors de l'enceinte de l'école. Seuls quelques danseurs triés sur le volet sont au courant... Félicitations, tu as rejoint la confrérie, ironisa Mean.
La nausée lui monta au bord des lèvres.
— Ça n'a aucun sens... Le scandale, si ça se savait...
— En place ! tonna la voix de la professeure de danse. On reprend les exercices à la barre. Et je ne veux voir aucun intrus ici. Oui, je parle pour toi, Mean. Va entraîner ta souplesse plutôt que ta langue.
Mean gloussa, peu vexé par la pique de la professeure. Il décocha un regard compatissant à son nouveau complice avant de déguerpir.
Cet après-midi là, Suni dansa fort mal, hanté par le souvenir du monstre penché sur sa gorge, mais aussi de cet étrange gardien de marbre.
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