2. Le danseur (2/2)

Quand Suni franchit les portes imposantes du conservatoire, encore désorienté, ses jambes vacillantes le portaient à peine. Il aperçut Mean prendre racine devant la bâtisse, fidèle à sa réputation ; un guetteur indiscret, à l'affut des élèves vulnérables qu'il aimait tourmenter de sa curiosité infinie.

Ses yeux s'allumèrent d'intérêt à l'apparition du jeune homme. Suni détourna la tête, refusant d'être la prochaine victime de son camarade bavard. Il tenta de contourner l'indésirable, mais ce dernier lui barra le passage.

— Hé, que s'est-il passé ? l'interpella-t-il.

Suni songea d'abord à l'ignorer, puis il se rendit à l'évidence : il ne pourrait rien cacher bien longtemps à cette sentinelle, capable de flairer la moindre instabilité dans le cours des événements. De plus, il n'avait aucun amis au conservatoire et éprouvait le besoin de se confier à quelqu'un. Ce n'était pas le candidat idéal, mais il était trop troublé pour faire le difficile. Et Mean était ce qu'il était, mais il avait de l'expérience.

— Il semblerait que j'ai gagné une invitation pour une soirée VIP, révéla-t-il avec une amère ironie.

À cette nouvelle, un sourire ambigu se forma sur les lèvres de Mean.

— Je le savais, dit-il d'un air triomphant. Tu comptes y aller, n'est-ce pas ?

— Je ne suis pas sûr... Cet homme n'est pas commode, temporisa Suni, ne sachant s'il cherchait l'approbation ou la mise en garde de ce complice inattendu.

— Suni, c'est la chance de ta carrière. On tuerait tous pour être à ta place, insista le coryphée d'une voix persuasive. Ton manque de sociabilité risque de te coûter très cher, à la longue, mon ami.

Suni se mordilla la lèvre, hésitant. Il savait, au fond de ses tripes : il n'avait pas le choix s'il voulait effleurer son rêve du bout des doigts. Sa décision ne serait pas dictée par la raison, mais par les voix pernicieuses de l'envie.

— Jouer les courtisans ne m'enchante pas beaucoup.

— Être coryphée t'enchantera, par contre, sois en certain, affirma Mean.

Le quadrille ne devait pas manquer l'occasion de faire bonne impression sur celui qui détenait son destin entre ses mains, n'est-ce pas ? Ce regret risquait de le hanter pour toujours.

***

« C'est la chance de ta carrière. On tuerait tous pour être à ta place. »

Suni vérifia une dernière fois l'adresse inscrite sur la carte de visite. Érigée en plein centre-ville, la demeure fascinait par sa troublante ressemblance à un château gothique. À deux pas battait le cœur sonore de Bangkok, puis, à quelques rues, un quartier résidentiel calme et luxueux, bordé d'un parc absorbant la rumeur urbaine. Au bout d'un sentier qui serpentait entre les maisons et les grands arbres, nichait cette bâtisse intimidante au parfum de secret, tout droit sortie d'une imagerie victorienne. Ce lieu insolite évoquait un monde révolu.

Un frisson le parcourut.

Armé de tout son courage, Suni sonna à la porte du manoir. Pas de réponse. Alors qu'il la poussait d'un geste incertain, elle s'ouvrit en grinçant. Si seulement Lamaï l'avait accompagné ! Elle aurait su désamorcer la tension ambiante en collectionnant les sarcasmes hilarants dont elle avait le secret. Ce directeur... Un vil provocateur se plaisant à tourmenter les danseurs novices, comme beaucoup de personnalités typiques de ce milieu trop souvent détestable. Suni était capable de passer cette épreuve sans y perdre ses plumes. Du moins, l'espérait-il.

Il culpabilisait cependant d'avoir menti à sa grand-mère. Il ne pouvait lui avouer qu'il allait passer toute une soirée en compagnie d'une personne qu'elle tenait en si basse estime. Elle avait levé un sourcil sceptique quand il avait prétendu sortir en ville avec un « nouvel ami », mais s'était bien gardée de protester. Suni se sociabilisait enfin. Il n'était pas question de ruiner cette avancée majeure. Et puis, il avait vingt-et-un ans. C'était un adulte, bien qu'il manquât cruellement d'expérience.

Poussé par un élan de témérité inédit, il pénétra dans la majestueuse demeure. Un long corridor dénudé, tout en marbre, l'accueillit. 

— Par ici, l'attira une voix.

Il se laissa guider et déboucha dans un immense salon chaleureux, décoré dans des tons ocre, bruns et écarlates. Des bibelots curieux trônaient sur des meubles fastueux, témoignages manifestes d'un héritage ancien. Un somptueux tapis persan ornait le parquet rutilant. Cet ensemble bigarré éveillait dans l'imaginaire une boutique d'antiquités.

— Bienvenue, Suni Khanawut.

Suni prit le temps d'analyser la scène. Le directeur, vêtu d'une robe de chambre rouge grenat (un choix d'accoutrement original pour la circonstance), affichait un air satisfait. À ses côtés, quelques danseurs – des coryphées mais aussi des sujets – buvaient une coupe de vin en gloussant. Ils cherchaient l'attention de l'homme, désormais toute captive du nouveau venu.

— Bonsoir, se décida-t-il à répondre, étranglé de timidité.

— Prends place.

Les autres danseurs le toisèrent avec méfiance, peu enclins à accepter un énième rival parmi eux.

— Monsieur, ce première année est-il bien à sa place ici ? osa une jolie blonde au teint délicat et au minois de poupée.

— S'il est aussi intéressant que sa danse, alors oui... assura Kao Ahunai d'une voix suave sans quitter Suni des yeux.

— Je ne crois pas que...

— Et si vous profitiez de la douceur du soir dans le jardin ? J'ai quelques mots à dire à Suni en privé pour l'introniser.

Le petit groupe soupira de dépit, mais ne se risqua pas à contredire le directeur cette fois-ci. Ils quittèrent les lieux de mauvaise grâce, sans manquer de jeter un regard lourd de mépris au jeune quadrille. Le traitement de faveur dont il bénéficiait intrigua Suni. Surtout, cela ne lui disait rien qui vaille. Il devait s'assurer des intentions de l'homme avant de poursuivre la soirée. Une audace inattendue lui donna l'élan nécessaire pour clarifier la situation.

— Pourquoi suis-je ici ce soir, au juste ?

Il n'avait pas anticipé que sa voix sonnerait si frêle et fragile, comme celle d'un enfant intimidé. Il se maudit intérieurement.

— Allons allons, ne sois pas si pressé. Nous avons tout le temps de faire connaissance. Et appelle-moi Kao. Un verre de vin ?

— Je ne bois pas, rétorqua Suni d'un ton plus tranchant.

Kao arqua un sourcil.

— Vraiment... ? Des jeunes qui se préservent de l'ivresse, de nos jours ? De mon temps, c'était différent, se désola l'homme dont l'attitude lui donnait l'air plus âgé qu'il ne l'était.

— Je vous l'ai dit. Je me concentre sur la danse.

— Eh bien... Je vois que tu sais ce que tu veux. Viens près de moi, l'invita Kao en tapotant la place vide à ses côtés sur le canapé rouge.

Suni resta un moment interdit, immobile. Son hôte ne lui inspirait pas confiance. Si Lamaï s'était trouvée en pareille situation, elle aurait déjà envoyé quelques piques bien senties à la figure de cet individu pour le moins culotté. Suni, de toute évidence, manquait sérieusement de répartie.

Il se sentait acculé.

— Tu es un homme de principes, n'est-ce pas ? Grotesque mais mignon, s'amusa Kao.

— Répondez à mes questions, ou je m'en vais, s'enhardit Suni, qui ne savait plus bien pourquoi il avait mis les pieds ici.

Il n'avait pu grappiller que des bribes d'informations, trop décousues pour lui permettre de cerner cet étrange personnage dont le comportement extravagant érodait sa patience. Il ne s'engagerait pas dans cet échange sans mieux en saisir les contours, sans mieux comprendre qui était celui qui pouvait faire basculer son destin.

— Revêche, hein... Ça ne me déplaît pas. Très bien.

Mais au lieu de s'en tenir à cet accord et de se laisser sagement interroger, Kao bondit de son canapé ; son visage toucha presque le sien. Suni ne l'avait pas vu venir, la situation commençait à lui échapper.

— Alors, que veux-tu savoir ?

Suni était incapable de bouger. Même ses lèvres semblaient cousues par un fil, empêchées de produire le moindre son. Kao l'attrapa par les épaules.

— On a perdu sa langue ?

Il fut poussé doucement sur le canapé, sans même pouvoir bouger le petit doigt. Kao s'inclina vers lui. Il retroussa son nez comme un animal. Ses pupilles se dilatèrent.

— On t'a déjà dit que tu sentais incroyablement bon ?

— P-pardon ?

Suni était étourdi, en état de sidération, comme s'il avait été drogué. Pourtant, il n'avait rien bu...

— Désolé, j'oublie les bonnes manières...

— Qu'attendez-vous de moi ? réussit-il à murmurer d'une voix faible.

Une gravité insoutenable le maintenait en place, tels des liens invisibles enroulés autour de ses membres.

— Tu sais ce que j'attends... susurra Kao en s'approchant de son cou.

Il devait se contenter de faire bonne impression lors de cette réception avec les meilleurs, mais les crochets d'un piège sordide se refermaient sur lui. Sans même s'en apercevoir, il se retrouva allongé sur le canapé en un battement de cil. Kao lui avait sauté dessus à une vitesse inhumaine. Ses yeux brillaient de danger, tel un loup dans la nuit. Un prédateur redoutable.

— Tu me plais tellement, Suni. Il te suffit de t'offrir à moi, et tu jouiras d'une bonne place au sein de la compagnie de danse.

Le cœur de Suni battait à ses tempes en un sourd et puissant martèlement. Il était aussi terrifié que dans ses cauchemars. Point d'incendie, cette fois, mais une menace bestiale pesant sur son corps avec le poids d'une muraille. Tout cela était bien trop réel. L'air s'amenuisa.

— Laissez-moi ! cracha-t-il avec le peu de force vitale qu'il lui restait.

— Tu ne peux pas me résister, ricana Kao. Inutile d'essayer, joli danseur. Tu vas bientôt comprendre qui je suis.

À cet instant, les lèvres de Kao se dérobèrent sur deux crocs pointus en guise de canines. Le sang de Suni se glaça dans ses veines, ses yeux s'agrandirent de terreur.

Un vampire.

Un vampire à un poste si haut placé était impensable. Comment s'était-il hissé à cet échelon sans se faire remarquer ? De toute évidence, Kao ne faisait pas partie des vampires pacifistes et donnait raison aux préjugés tenaces sur son espèce.

— Enfin, je vais te goûter. Une si bonne odeur...

Le prédateur abolit la dernière distance entre eux. Suni tenta de se libérer mais la poigne de Kao était trop forte. Il l'immobilisait contre le canapé, ses grandes mains refermées sur ses fins poignets. C'en était fini. Suni allait se faire mordre sans son consentement. Et sans doute pire encore... Il n'aurait jamais dû écouter Mean, il n'aurait jamais dû songer à sacrifier son intégrité sur l'autel de sa carrière. Au delà de la peur primitive qui le paralysait, une honte cuisante le submergea.

— Kao ! gronda soudain une voix puissante.

Le vampire se redressa, permettant à Suni de glisser un œil vers la source de cette sonorité grave et profonde.

— Oh, Chayan, tu es déjà là ? s'étonna Kao d'un ton innocent.

Dans l'embrasure de la porte s'encadrait un homme immense à la silhouette solide, drapée d'un long manteau noir. Une aura sombre se dégageait de sa stature charismatique. Ses yeux de chat se plissèrent de mépris.

— Je t'ai déjà dit de ne pas faire ça dans le salon, asséna-t-il, sévère.

Faire quoi, au juste ? Attaquer des garçons innocents ? Cet homme ne semblait pas moins méprisable que Kao ! pensa alors Suni, affligé. En lui, la terreur se disputait à l'indignation.

— Quoi, grand frère, on est jaloux ? le nargua Kao.

Le garçon n'existait plus. La joute verbale des deux frères retenait désormais toute leur attention.

— Tu sais bien que ce n'est pas ça, siffla Chayan en ignorant royalement la victime entravée sur son canapé.

— Ce n'est pas de ma faute si tu ne sais plus t'amuser. Moi, je veux m'amuser. Regarde comme il est appétissant.

Chayan jeta un bref regard de dégoût à Suni, écrasé sous la masse du vampire. Il n'était donc qu'un simple morceau de viande en ces lieux. Il était venu de son propre chef dans la tanière du loup, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Il eut une pensée pour sa grand-mère, qui s'effondrerait s'il lui arrivait malheur. On lui avait déjà enlevé son fils bien-aimé. Elle ne se relèverait pas d'une nouvelle perte.

— Emmène ta petite chose tremblante ailleurs. Je ne veux pas de sang sur le canapé.

Malgré l'inhumanité de cette dernière remarque, Suni lança inconsciemment un regard de détresse au sombre inconnu. L'expression de Chayan se troubla l'espace d'une infime seconde, avant de reforger son masque de froideur. Il tourna les talons, sans guère plus de compassion pour sa situation, s'évaporant avec l'évanescence d'un courant d'air.

— C'était mon frère, l'insupportable Chayan Ahunai. Le plus étrange des vampires ! énonça Kao, théâtral, d'une voix venimeuse.

Le plus étrange des vampires ? Étrange ou non, d'après ce que Suni avait entrevu, ce Chayan n'avait pas l'air de valoir beaucoup mieux que son agresseur ici présent. Personne ne le sauverait.

Le sort en était jeté.

— Alors, où en étions nous... ? grogna Kao.

Les iris du prédateur flamboyaient d'une envie ardente. Il fondit sur la gorge de Suni ; son cri résonna dans un effroyable écho.

~~

Morale de l'histoire ? Toujours écouter sa grand-mère 🤣

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