10. Tu ne sais rien (2/2)

— Ce n'est que moi.

Une silhouette familière se révéla sous le rayon lunaire. Chayan. Ce n'était que Chayan. Et pourtant, sa seule présence suffit à faire sursauter le cœur de Suni avec la violence d'un arrachement. Il s'enlisa dans l'eau jusqu'au menton pour cacher sa nudité.

— Que fais tu-ici ? Tu m'espionnes ?

À cette attitude défiante, Chayan laissa échapper un léger rire attendri.

— Je venais voir si tout allait bien, tu es parti depuis un moment.

— Oh... Je me suis juste assoupi, se justifia Suni, le rouge aux joues.

Il ne pouvait s'empêcher de se rappeler ce rêve... Dans sa vision, ils étaient tous deux sur une plage, mais une Lune semblable à cette nuit gardait leur intimité. Suni déglutit. Son état ne s'arrangea pas quand il vit Chayan retirer lentement ses vêtements.

— Q-qu'est-ce que tu fais ?

Un sourire malin fendit les joues pâles du vampire.

— J'ai changé d'avis. Ça t'embête ?

— Non, bien sûr que non. Le lac appartient à tout le monde.

— Tu m'en vois rassuré, s'amusa Chayan.

Cet être était paradoxal. Tour à tour distant, froid, mais aussi taquin, cherchant sa proximité pour aussitôt la rejeter. Suni ne savait jamais sur quel pied danser, avec lui.

Il ne put détacher ses yeux du corps nu, sculptural, d'une blancheur jumelle à l'astre nocturne. Il évoquait un dieu grec, à la musculature solide et déliée. Un être si beau et éthéré pouvait-il réellement exister en dehors de ses songes ? Il finit par dérober son regard, au risque de devenir écarlate en découvrant, vers le sud, une partie saillante de son anatomie...

Chayan s'enfonça dans l'eau ; la scène était d'une beauté surnaturelle. Il s'approcha de Suni, dont le souffle s'amenuisa, puis plongea pour nager, l'éclaboussant au passage. Il ressortit à l'autre bout du bassin avec une aisance déconcertante.

Suni resta interloqué. Dans le dos du nageur se déployait un immense tatouage, des ailes sombres balafraient ses omoplates, entremêlées de gouttes de sang. Le motif, macabre et douloureux, était impressionnant. Les ailes ondulaient sous le roulement des muscles. Elles paraissaient réelles.

— Où sont les autres ? questionna-t-il pour donner le change, d'une voix atone.

— Ils sont rentrés. Nous sommes seuls.

Chayan revint vers lui, mais cette fois, ne disparut pas dans les profondeurs. Il fit face à Suni et le fixa en silence, l'expression torturée. Il se retenait, au supplice ; à chaque seconde un monstre semblait pouvoir jaillir de son poitrail pour détruire et dévorer. Ce qu'il réprimait présageait de tout ravager sur son passage... Deux forces en présence s'affrontaient, la violence et la douceur. Suni pouvait lire ce profond conflit en lui. 

— Je suis désolé, pour tout à l'heure, pour hier... Tu n'y es pour rien, dans tout ça... je suis simplement déchu. Déchu de ma nature humaine, déchu de ma nature vampire. Tu ne peux rien, pour moi, confia Chayan, avec une sincérité désarmante.

Cette fois, la douceur avait vaincu... Son regard chagrin brisa le cœur de Suni. Il se sentait lié à ses émotions d'une manière inexplicable, qui dépassait l'entendement, et c'était aussi terrible que grisant. Il avait l'impression d'éprouver deux fois plus fort. Tout était décuplé. Les sons de la nature s'amplifièrent, ainsi que les odeurs. Ses sens étaient à vif. Il s'était déjà senti étourdi à son contact, cette fois-là au théâtre, peu de temps après la morsure. Le phénomène se reproduisait, une onde ardente vibrait entre eux. Une communion surnaturelle s'était tissée.

— Tes doutes, tes peurs, ta vulnérabilité, je les ressens. Alors oui, c'est vrai, je ne sais rien, vampire, mais je sais que tu es plus humain que tu ne le penses, au fond de toi, chuchota Suni, de crainte de briser l'instant.

Il sursauta. Sous l'eau, Chayan avait saisi son poignet.

— Tu es trop adorable pour ce monde. Je ne veux pas te salir avec mon impureté.

— Chayan, j'ai une part d'ombre en moi. Je le sais. Et peu importe ce que tu penses de toi-même, je ne te vois pas comme ça. Quelqu'un m'a dit un jour que les vampires étaient comme nous, mais qu'ils avaient seulement vécu trop longtemps. Je ne pense pas que ça s'applique à Kao, qui est vraiment dominé par le vice, plaisanta Suni, mais je sais que c'est vrai pour toi. Je te sens, Chayan...

— Tu me sens ?

À mesure des confessions échangées, leurs corps s'étaient subtilement rapprochés, portés par un courant invisible.

— Oui... Je te ressens... Je te comprends... C'est troublant. Je ne sais pas à quoi c'est dû mais c'est comme ça, dit-il, le regard ancré dans l'eau.

D'une main sous son menton, Chayan redressa son visage.

— Suni... je te ressens aussi. Depuis le premier instant, ton odeur...

— Mon odeur ?

— Tu ne le sais pas, n'est-ce pas ? Ton odeur est particulière. Elle enflamme les sens des vampires. Et je n'y suis pas insensible, avoua Chayan d'une voix éraillée.

— Elle a quoi, mon odeur ?

Quelques centimètres les séparaient encore. Chayan les réduisit à rien, nicha son visage dans le cou du garçon, qu'il inspira à pleins poumons.

— Une odeur de mon passé, le jasmin. Ça me retourne. Tu n'imagines pas, tu sens si bon, si bon...

Son souffle mourut contre sa peau, douloureuse supplique.

— Et depuis que je me suis nourri à toi, tu m'obsèdes...

Une matière vivante remuait avec une agitation de tous les diables dans les entrailles de Suni. Un fil de feu serpenta le long de ses reins. Le souffle de Chayan caressait son cou, ses bras solides encerclèrent sa taille et, enfin, ses lèvres brûlantes épousèrent sa peau. Son sang palpita alors dans sa poitrine et chacune de ses veines, jusque dans son sexe... La douceur se muait en autre chose... Il s'accrocha à la nuque de Chayan qui parsemait sa gorge de baisers ; délicats comme une plume, chauds comme de la lave. À l'instant où il sentit le membre lourd du vampire peser sur le sien, celui-ci s'arracha à cette étreinte, pris en faute ; pourtant seul juge à se condamner.

— Suni, je ne veux pas te blesser, ni t'entraîner dans une noirceur qui n'est pas la tienne. Tu n'appartiens pas à ce monde, expira-t-il avec difficulté, le corps tendu comme un arc sur le point de se rompre.

Ses yeux étaient enténébrés, constellés d'éclats d'or ; deux gouffres profonds dans lesquels Suni risquait de chuter à tout instant.

— Je n'appartiens à personne, ni à aucun monde. Mes choix sont les miens. Tu ne peux pas décider pour moi, parvint-il à argumenter, le souffle court.

— Tant que je veille sur toi, je ne peux pas céder à mes puls... Je... J'ai peur, j'ai peur de moi-même, tu dois le comprendre. Tu le regretterais, crois-moi.

Chayan se mordilla la lèvre. Une horde de démons faisaient rage en lui. Suni posa une main sur sa poitrine, à l'endroit de son cœur de cendres. La chair était d'une douceur de soie et d'une fermeté de marbre, il aurait voulu l'explorer davantage, mais il se contenta d'une légère caresse, obsédé par le grain parfait de sa peau d'opale. 

— C'est peu commun, un vampire qui refuse de céder à ses pulsions, et un humain qui l'y pousse... murmura-t-il, songeur.

Un sourire lubrique naquit sur les lèvres de Chayan. Ils se fixèrent un long moment. L'air lui-même s'était figé.

— Tu as raison, tu n'es peut-être pas si pur que ça... Ça ne t'autorise pas à jouer avec mes nerfs pour autant.

Je ne le suis pas, aurait voulu le provoquer Suni. Mais il attiserait un feu que son vampire tentait d'étouffer par tous les moyens : sa combativité défiait le sens commun. Il avait parfaitement senti l'intensité de son désir pulser entre ses cuisses, pour lui. C'était attirant, diablement effrayant. Peut-être était-ce cette peur primale qui guidait ses sens vers cette créature façonnée par le péché lui-même ? Si Chayan luttait contre son animalité, la sienne s'éveillait dangereusement d'une contrée lointaine, immorale. C'était peut-être ça qui l'effrayait le plus, en définitive.

Il ne savait rien de cet homme centenaire, mais il ne savait plus rien de lui-même non plus, désormais...

Chayan glissa une main dans sa nuque et empoigna ses cheveux qu'il tira légèrement.

— Sors, maintenant, avant que je ne puisse plus me contrôler, implora-t-il d'un ton grave et autoritaire, tout contre son oreille.

Un frisson de peur et de plaisir mêlés électrisa le jeune homme à cette menace. Il mourrait pour un baiser de Chayan. Mais il n'insista pas davantage, épouvanté par l'obscénité de son propre désir. Il sortit de l'eau, dévoilant son entière nudité qu'il s'empressa de dissimuler derrière les arbres. Il ne manqua rien du regard prédateur qui le dévorait avec insistance.

Un prédateur qui ne voulait pas blesser sa proie. 

Un prédateur qui refusait d'être un prédateur.

***

Kao et Frankie étaient seuls dans l'abri, alanguis sur leur couchette respective. Dieu seul savait ce que faisaient l'humain et Chayan, mais Kao préférait ne pas l'imaginer. Il était évident qu'un lien s'était formé entre eux, malgré la malédiction d'Ursula. Pour son frère – et seulement pour lui – il se tenait à distance du garçon. Même si ce n'était pas chose aisée. Dès qu'il avait posé les yeux sur cet être peu commun, il avait voulu le faire sien, quitte à employer des méthodes plus que douteuses. Il n'en était pas fier. Jusqu'à présent, il n'avait jamais eu à recourir à la force ou à la ruse pour obtenir certaines faveurs, son aura naturelle attirait à lui l'espèce inférieure. 

Cette petite biche avait réveillé sa nature vicieuse, son odeur lui avait dérobé les derniers résidus de sa morne raison. Ce danseur n'était pas qu'un simple danseur. Il possédait quelque chose de différent, et il lui tardait de découvrir quoi. Si Chayan en était troublé, en dépit de sa légendaire indifférence à l'égard de toute créature vivante, cela prouvait un fait incontestable : leur protégé cachait en lui une magie puissante et insoupçonnée...

Il ne l'avouerait pas, mais voir son ainé ressentir à nouveau – même s'il luttait encore férocement contre sa nature – le rendait nostalgique du passé. Et s'il pouvait retrouver son frère, celui d'antan, grâce à cet humain inattendu ? L'espoir renaissait après des siècles de désillusion.

À ses côtés, Frankie fredonnait en écoutant de la musique, l'air insouciante. Elle était comme lui, cette gamine. Elle cachait sa sensibilité sous des pavés de mauvaise conduite. Avec le temps, l'armure de Kao s'était fondue en lui comme une seconde peau. Il était devenu un autre. C'était plus confortable, de ne pas ressentir. De prendre sans remords. Il ne souhaitait pas ça pour Frankie en revanche, elle était trop... vibrante, vivante. 

Il se demandait pourquoi elle était revenue, mais surtout pourquoi elle était partie... Des soucis avec Varney, c'était bien vague. Tout le monde avait des soucis avec cet infâme Varney, alors qu'est-ce qui nécessitait de le cacher avec tant de ténacité ? Kao se redressa et retira de force le casque vissé sur les oreilles de la jeune vampire.

— Hé ! se plaignit-elle.

— Frankie. J'ai une question sérieuse à te poser.

— Et ça t'a pris comme ça, comme une envie de pisser ?

— Frankie... Tu peux me parler, à moi, tu le sais bien. Je ne te jugerai pas. Je ne suis pas ton créateur.

— Qu'est-ce que tu veux savoir, monsieur le fouineur ?

— Si tu crachais le morceau à propos de Varney. Il t'a fait quelque chose ?

L'expression de Frankie s'affaissa. Son visage devint livide. Elle se pinça la lèvre avec contrariété et détourna le regard, fuyante. Elle cachait forcément quelque chose de grave.

— Je ne veux pas en parler.

— Tu ne veux pas ou tu ne peux pas ?

Frankie souffla, acculée par la situation et l'œil inquisiteur de Kao. Il n'était pas son créateur, mais parvenait pourtant à lui faire entendre raison. Son pouvoir de conviction était bien plus efficient que celui de Chayan. D'un regard autoritaire, il pouvait contraindre la jeune femme à respecter sa volonté, comme un loup commande à un petit de sa meute.

— Frankie... Regarde-moi. Je sens que quelque chose ne va pas. Parle-moi.

— Tu ne dois rien dire, Kao. Ce que je m'apprête à te révéler est très grave. Personne ne doit savoir. Varney me tuerait sans hésitation.

— Je te le promets.

Frankie avait toute confiance en Kao. Il était comme un parrain, pour elle.

— J'ai vu quelque chose... Que je n'aurais pas dû voir.

Kao fronça les sourcils, perplexe. Frankie s'approcha et parla tout bas, comme si elle craignait le son de sa propre voix.

— Varney... Il travaille avec... Non, je ne peux même pas le dire à voix haute.

— Tu ne crains rien, Frankie. Quoi qu'il arrive, je te protégerai. Tu le sais.

La jeune femme hésita, mais paraissait vouloir se délester d'un lourd fardeau : un secret qu'elle portait en elle depuis une longue année, maintenant.

— Il collabore avec... des humains.

Kao ne cilla pas, affichant un air placide. Il n'était pas à la tête du conservatoire par hasard. Il savait que Varney avait magouillé avec certaines personnes haut placées contre quelques contributions véreuses de sa part.

— Je ne suis pas directeur du conservatoire pour rien, tu sais, j'ai ouï dire certaines choses à ce sujet.

— C'est pire que ce que tu penses savoir. Varney rend des services à des humains, mais pas n'importe lesquels et pas à n'importe qui... 

Ce qu'il ne savait pas, en effet, c'était sous quelles conditions, avec qui et comment. Il n'avait jamais voulu s'appesantir sur les circonstances de son parachutage à ce poste, tant que ses privilèges étaient maintenus. Et Varney ne l'aurait jamais autorisé à percer ses secrets bien gardés.

Enfin, peut-être pas si bien gardés que cela, de toute évidence...

— Qui ?

— Tu ne devineras jamais.

— Un indice, ma belle, négocia Kao.

— Quelqu'un d'intouchable... Si ça se savait, le pays tout entier en serait ébranlé.

Une silhouette reconnaissable fit irruption dans l'esprit aiguisé de Kao. L'effroi sur les traits de son informatrice contamina alors les siens.

~~

Et vous, vous devinez ? Je prends les paris !

Sinon, Giles connait la prophétie en détails mesdames et messieurs. À votre avis, que lui a dit Dawa ? On va bientôt le savoir !

Enfin, une scène pour les amateurs de romance : petit rapprochement entre Chayan et Suni frustration maximale pour vous, mais surtout pour eux ! 🤭

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