10. Tu ne sais rien (1/2)
Tous les passagers à destination de Katmandou sont priés de rejoindre la zone d'embarquement au plus vite. L'embarquement est imminent. Je répète, Tous les passagers à destination de Katmandou sont priés de rejoindre la zone d'embarquement sans délai.
Giles se faufila entre les grappes de voyageurs agglutinés dans les couloirs de l'aéroport, encombrés de lourds bagages. Il pressait l'allure pour ne pas rater son vol. Son champ de vision était morcelé ; dans un angle, sa mission l'appelait, point d'ancrage à l'horizon de sa raison ; dans un autre, il revoyait les larmes d'Hannah, son regard courroucé. Il avait osé la quitter à six mois de grossesse, au profit d'un voyage express dans la chaîne de l'Himalaya. Quelque chose ne tournait pas rond, chez lui. Délaisser femme et enfant à naître, pour percer les secrets d'une sombre prophétie à laquelle il n'avait jamais cru...
Heureusement, Amnuay et Lamaï veilleraient sur la future maman. Elles s'étaient installées à son domicile le temps de son équipée. C'était plus sûr. Les provisions étaient largement suffisantes, elles n'auraient ainsi pas besoin de quitter le refuge de son habitation parfaitement sécurisée. Giles y avait veillé.
Après le départ précipité de Suni pour le repaire, il avait appris de source sûre – il conservait quelques contacts du temps où il fréquentait les vampires – que Varney n'était pas encore remis de sa débâcle. Et il serait de retour d'ici quelques jours, le temps de faire la lumière sur cette histoire de prophétie. Tout était sous contrôle.
Quatre heures de trajet plus tard, il embarqua à bord d'un autre avion pour le village de Lukla. De là, une longue marche l'attendait jusqu'à une bourgade de pierres nommée Thame, célèbre berceau sherpa pour la conquête du toit du monde : l'Everest.
Il arriva au deuxième jour, dans un état proche de l'épuisement. Sa gourde était vide, son visage maculé de poussières. Il commençait à regretter toute cette folie. Il était parti sur un coup de tête, dominé par sa soif de savoir, celle qui l'avait toujours conduit à prendre des risques, à tutoyer la mort, mais aussi à mieux comprendre le monde. Ce sentiment était plus grisant que l'ivresse elle-même.
Pardonne-moi, Hannah. Encore une fois.
Il chemina dans les sinueuses ruelles désertes, tapissées de cailloux et d'herbes rases. Le ciel était lourd et gris, voûté ; ses nuages paraissaient se renverser sur la terre. À cette période de l'année, les hommes du village étaient partis en expédition à la rencontre de Chomolungma, déesse mère des vents, gardienne de l'Everest. Leur mission : guider les alpinistes sur la cime glacée et hostile de la plus haute montagne du monde.
Enfin, il croisa un visage. Une vieille femme progressait dans sa direction, les épaules couvertes d'un poncho en laine. Son pas lourd et morne produisait un crissement – seul son perceptible – sur le sol pierreux. Ses yeux étaient à demi-clos, ses lèvres pincées ; un visage sans âge, tanné comme de la terre cuite.
— S'il vous plaît, l'interpella-t-il en anglais. Je cherche Dawa, vous savez où elle habite ?
La femme népalaise le toisa de la tête aux pieds, méfiante. Il répéta la question, plus pressant. Il devait sûrement avoir l'air désespéré, car la villageoise finit par tendre son index calleux en direction d'une maisonnette colorée, d'où s'échappait une épaisse fumée. Il la remercia chaleureusement, puis se dirigea vers le point final de son voyage.
Il toqua, personne n'ouvrit. Il n'avait plus le temps d'hésiter, rien à perdre. Alors il poussa la porte pour pénétrer dans l'abri. Par chance, elle n'était pas verrouillée. Une odeur capiteuse d'encens embaumait la pièce.
— Il y a quelqu'un ?
Silence. Seul un feu brûlant dans l'âtre lui indiquait qu'il n'était pas un simple vagabond errant dans une habitation abandonnée, mais bien en visite chez une vieille connaissance. Il distingua une motte de cheveux gris dépassant du fauteuil devant la cheminée. Il avança d'un pas prudent, contourna le mobilier. Devant lui, une vieille dame dormait, le visage paisible. Entre ses doigts épais, marqués par les années, une toile de broderie piquée d'aiguilles. Comme si elle avait senti sa présence, Dawa ouvrit de beaux yeux sombres. Elle ne manifesta aucune surprise à son apparition.
— Giles, cher ami, prononça-elle d'une voix tamisée, en anglais.
— Dawa... C'est bien vous... Je suis désolé de débarquer comme ça, sans prévenir.
La main de Dawa se posa sur la sienne, amicale.
— Tu devrais plutôt être désolé de ne pas être venu plus tôt. Je vais te faire un thé chaud, tu en as bien besoin.
Dawa partit un instant. Giles en profita pour examiner l'habitation, chaleureuse, rustique. Des peaux de yak séchaient dans un coin, quelques statues de Ganesh, Shiva et autres divinités hindoues veillaient sur les étagères. De l'encens brûlait sur la petite table en bois et des guirlandes colorées habillaient les murs. La vieille femme revint d'un pas souple, une tasse d'un breuvage fumant et sucré dans la main.
— Voilà, mon enfant. On ne discute jamais sans un bon thé chaud, par ici.
— Je vous remercie, Dawa.
Elle attendit que Giles ait bu quelques gorgées, avant de lancer la conversation.
— Mon petit-fils va bien, j'espère ? Tu es là pour lui, n'est-ce pas ?
L'historien acquiesça en silence. Il ne savait par où commencer, mais il n'avait pas prévu de se perdre en politesses. Il sortit de sa besace le médaillon. Les yeux de Dawa s'illuminèrent. Les flammes de la cheminée se reflétaient dans les immenses onyx de ses iris. Elle referma sa main sur le poignet de Giles, avec une fermeté étonnante pour une vieille femme.
— La prophétie... Des signes sont apparus, c'est ça ?
— Cette prophétie, qu'en est-il exactement ? Je n'ai jamais pu y croire, ou alors, je ne voulais pas... Aujourd'hui, je suis prêt à entendre.
La ligne fine des lèvres de Dawa se plissa en un sourire satisfait, étrange. Dans la pénombre marbrée par la danse serpentine des flammes, ses traits retrouvèrent leur douceur d'antan, avant de revêtir un masque ridulé. Giles recula, apeuré. Lui avait-elle bien servi du thé, ou une substance hallucinogène ? Le visage de Dawa se rapprocha ; d'abord froissé comme un ancien parchemin, il devint aussi lisse et clair que du papier à dessin. Sa main s'affermit sur l'avant-bras de Giles.
— Alors écoute attentivement. Écoute, retiens, et transmets ce que je vais te dire.
***
L'insolite compagnie avait cheminé plusieurs heures à travers les terres, en pleine nuit. Une fois en dehors de la capitale, ils avaient traversé quelques villages ; les monstres de fer s'étaient inclinés devant les maisonnettes et la rase campagne, le paysage s'était dégagé : la ligne d'horizon illuminée par le disque nocturne guidait leur route. Puis, des étendues monochromes de pâturages avaient rempli leurs yeux. Des rizières et des champs d'ananas à perte de vue... Les vampires ne fatiguaient pas. Ils traçaient sans faiblir, sans faillir. Cette toute puissance était presque effrayante.
Suni somnolait régulièrement contre le dos de Chayan. Quand il s'éveillait, rien n'avait changé. Le paysage s'étendait à l'infini, figé dans une immobilité crépusculaire, et ses guides gardaient leur cap avec une constance impressionnante.
Au début, Suni n'osait se cramponner au vampire, mais celui-ci avait attrapé ses mains pour les positionner d'autorité autour de sa taille. À travers le blouson, il pouvait deviner le ventre musclé, dur comme de l'acier. Et sa peau, comment était-elle ? Serait-elle douce, froide, brûlante... Qu'éprouverait-il à son toucher ? Cette curiosité honteuse fut aussitôt chassée de son esprit par sa conscience aiguë de la situation. Il devrait se morfondre d'inquiétude pour ses proches, au lieu de rêver d'intimité avec... un vampire.
Bientôt, la Lune s'évanouit à l'horizon. Le ciel, une toile barbouillée de peinture pastel, s'empourpra comme une jeune fille : le soleil s'annonçait. Ils avaient roulé toute la nuit. Par chance, ils s'enfoncèrent dans une forêt bordée d'une grande bambouseraie. L'aube qui commençait à poindre fut alors étouffée entre les feuillages. Une fraîcheur les enveloppa, tranchant avec la chaleur moite du voyage.
Une petite cabane en bois se dessina enfin à travers les vastes ramures. Frankie, en tête du cortège, consulta le plan que lui avait remis Giles.
— On y est.
Suni avait beau vivre dans un petit village, il était plutôt d'une nature citadine. Dormir dans les bois ne l'enchantait qu'à moitié.
— C'est... rustique, grogna Kao.
— Tu t'attendais à trouver le Palais Royal au beau milieu d'une forêt ?
Kao ne releva pas la pique de son frère ainé, arborant une moue boudeuse.
— Allons découvrir nos appartements. Avec un peu de chance, c'est décoré avec goût et une bouteille de vin nous attend sur la table, se réconforta-t-il.
Frankie s'esclaffa en descendant de moto.
— Kao... Rappelle-moi pourquoi tu es venu avec nous ? Tu ne tiendras pas une seconde, ici.
L'intéressé fit mine de s'offusquer, une main sur le cœur.
— Il n'y a pas plus aventurier que moi ! Je te rappelle que j'ai vécu des décennies comme un vagabond. C'était la belle époque...
À ces mots, Chayan se tendit et se dégagea brusquement du deux-roues. Une froideur assiégea aussitôt Suni à cette perte soudaine ; le corps sur lequel il s'était reposé des heures lui était arraché. Chayan était toujours prévenant, mais il évitait son regard, ne lui adressait la parole que par nécessité.
Dans le cabanon, quelques couchettes étaient disposées les unes à côté des autres, rappelant la configuration d'un dortoir. Un poêle à bois central permettait de chauffer les lieux, l'eau et la nourriture. L'unique source de lumière provenait d'une lampe à pétrole. Des vivres, une quantité généreuse de produits secs, étaient conservés dans un garde-manger. Une douche extérieure ainsi que des toilettes sèches achevaient de composer l'abri. L'ensemble était en effet rudimentaire, mais fonctionnel.
Kao se laissa tomber sur le plus grand lit, il y étendit ses longues jambes et posa sa tête sur ses bras croisés.
— C'est le mien ! revendiqua-t-il, aussi insolent qu'immature.
— Et l'école ? demanda Suni, réalisant subitement que le directeur du conservatoire avait pris des vacances impromptues, sans prévenir qui que ce soit.
En posant la question, sa naïveté lui sauta aux yeux : le sourire en coin de Kao et le silence contrit des autres en disaient long.
— Enfin, ma petite biche... Tu crois que je dirige vraiment cette école ? Je sais à peine tenir mes propres comptes.
— Kao ! Ne l'appelle pas comme ça, menaça Chayan.
Cette remontrance provoqua une contraction de plaisir inopportun dans le ventre de Suni. Il voulait croire qu'elle traduisait une forme de possessivité à son égard, mais c'était peut-être sa manière de le préserver du prédateur ambulant : il avait promis à Giles de veiller sur lui, après tout.
C'était d'ailleurs parfaitement ridicule. Suni n'était pas si fragile. Son sang avait du pouvoir. Pourquoi tout le monde s'évertuait à le considérer comme un être faible ?
— Ne t'inquiète pas, je ne vais pas te le ravir, s'amusa Kao en se tournant sur le coté.
— Je vous rappelle que je ne suis pas un objet et que je suis dans la pièce, s'offusqua Suni, irrité par le traitement qu'on lui infligeait.
— Bien parlé, mon petit, le félicita Frankie en lui adressant un clin d'œil complice. Ces deux-là n'ont jamais respecté les humains...
La tornade aux cheveux bleus commençait à lui plaire. Il pressentait qu'elle s'entendrait bien avec sa meilleure amie. Elles avaient en commun la fougue et le franc parler. Il ne se laissa toutefois pas détourner du sujet qui l'occupait.
— Comment ça tu ne diriges pas l'école ? reprit-il, résolu à ne pas abandonner l'interrogatoire.
Sa curiosité était loin d'être satisfaite. Il était évident que le rôle de Kao au sein du conservatoire était sujet à controverse.
— Tu es bien curieux, dis-moi... C'est l'histoire de quelques privilèges. Emploi fictif, tu sais, rien de bien méchant, louvoya Kao. Maintenant, laissez-moi dormir.
Suni ne s'accommodait pas de cette réponse évasive, mais il reviendrait à la charge plus tard. Ils étaient tous épuisés par la longue route, et pas contre un peu de repos. Leur respiration lourde de sommeil ne mit pas longtemps à résonner en chœur dans l'exigu refuge.
Ils s'éveillèrent à la nuit tombée. Le matin de Suni était devenu crépuscule, son rythme se calquait naturellement sur celui de ses compagnons de voyage. Dehors, il inspira l'odeur fraîche et résineuse. Le clapotis d'un cours d'eau portait sa mélodie cristalline jusqu'à eux. Il ouvrit des yeux ronds : Kao et Frankie se dénudaient avant de s'élancer comme des enfants joueurs.
— Ils vont se baigner dans le lac. Leur nature animale reprend ses droits, expliqua Chayan, avec un amusement voilé de nostalgie.
— Et toi ?
— Moi ? Mon animalité, je la combats, et je la maîtrise.
Suni le fixa un instant sans rien dire. Il avait mal pour Chayan. Les individus luttent sans cesse pour demeurer libres, égaux, pour être heureux, ils luttent contre les préjugés, les injonctions. Ils affrontent leurs détracteurs pour affirmer leur identité profonde. Chayan se retournait contre lui-même, bravant et bafouant sa propre nature. La douleur de la privation et du renoncement embrumait ses traits.
— Ici, tu n'es pas obligé...
— Je t'interdis de dire ça. Tu ne sais rien, humain.
Suni accusa le coup de cette réponse sans appel. La distance entre eux était aussi béante qu'ils avaient été intimes la veille. Il ne pouvait croire qu'il avait goûté ses lèvres quelques heures auparavant. Au loin, ils entendaient les cris insouciants de Kao et Frankie, offense à leur silence amer. Suni s'éloigna d'un pas décidé, sans un regard pour Chayan. Il refusait de montrer qu'il était touché par ses mots.
— Où vas-tu ? gronda le vampire.
— Là où tu n'es pas, trancha Suni, piqué au vif.
— Bien, mais ne t'éloigne pas...
Suni s'abstint de répondre, mais il avait une furieuse envie de désobéir. Il se contenta pourtant de rejoindre Frankie et Kao. Il eût été stupide de se perdre seul en forêt, pour le plaisir puéril de la rébellion. Il s'enfonça dans le bois, suivant la voix du lac. Il déboucha devant une étendue d'eau émeraude, entourée d'arbres immenses dont les branches lourdes ployaient, comme endormies. La Lune, pleine et basse, déversait ses reflets d'argent sur la surface lisse de l'onde. Une cascade se jetait avec force dans le courant. Il resta interdit devant ce panorama nocturne à l'aura féerique. Il n'aurait pas été étonné de découvrir des fées papillonner ça et là. Kao et Frankie s'ébattaient dans l'eau, nus comme des chérubins. Des anges, ils n'avaient pourtant que la grâce apparente...
— Ah ! L'humain s'est décidé à nous rejoindre, s'écria Kao avec bonne humeur.
— Et je parie que son vampire est encore ronchon, ajouta Frankie.
— Ce n'est pas mon vampire.
Sa défense ne fit pas grand effet, car les deux comparses éclatèrent d'un rire franc. Suni se surprit à les envier ; leur joie, leur désinvolture, leur impunité. Kao et Frankie n'avaient que faire des conséquences de leurs actes, des traces qu'ils laissaient dans leur sillage. Ils vivaient, sans peur, sans honte. Ils mordaient dans la vie à pleines dents, au sens figuré et littéral. Suni avait toujours eu peur de tout. Sa culpabilité le maintenait dans une forme d'inertie ; ne pas blesser sa grand-mère, ne pas désobéir, ne pas heurter quiconque. Les autres passaient avant lui-même. La danse était sa seule échappatoire, sa seule respiration, le seul moyen de se libérer de ses chaînes morales. Aujourd'hui encore, alors qu'il semblait pourvu d'un pouvoir immense, émancipateur, il se trouvait retenu au sol, gardé par des geôliers ; un oiseau aux ailes coupées. L'envol de la danse lui manquait...
Si Chayan refusait de céder à sa véritable nature, Suni, lui, s'adonnerait aux attraits de la liberté, rien qu'un instant. Un court instant.
Il défia sa pudeur. Derrière un rocher, il retira ses vêtements un à un. Puis, il se glissa dans l'eau fraîche. La sensation était agréable.
— Joli, fit Kao, goguenard.
Il entendit les deux vampires glousser, mais les ignora, se laissant flotter dans l'eau.
Ce moment lui appartenait.
Il se connecta à ses sens ; le bruissement des petits oiseaux et la complainte de la cascade habillaient le silence. Il tenta de trouver une paix intérieure depuis longtemps oubliée. Celle qu'il éprouvait en dansant. Dans sa rêverie, la litanie de la nature devint orchestrale, des ailes se déplièrent dans son dos. Il ondoyait comme une matière fluide, virevoltante. Ses soucis furent repoussés à l'orée de sa conscience. Le temps n'avait plus de prise sur lui. Il aurait pu voguer une éternité...
Au bout d'un certain temps, il finit par ouvrir les yeux. Le calme était complet. Même les oiseaux semblaient s'être assoupis. Le temps était doux, mais sa peau frissonnait. Face à lui, il distingua une ombre allongée, dressée devant la Lune. Il eut un mouvement de recul, son souffle se coupa.
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