Chapitre 22 : Aveugle

Un frisson parcourut mon corps entier lorsque je vis pour la première fois le monstre en détail. Son air calculateur, assombri par une mine cruelle et déterminée me cloua sur place.

Sa posture, droite et fière avait tout de celle d'un roi, un empereur même. Mais au delà de cette attitude noble, se ressentait une cruauté sans limite, une soif de violence incontrôlable, symbolisée dans ses yeux rouges luisant de haine.

Ils ne me lâchaient pas du regard, me hantant de leur lueur sauvage. Ils me scrutaient, plongeaient en moi, lisaient mon âme. Ils en ressortaient toutes mes peurs, mes cauchemars. Ces choses qui me hantaient depuis toujours. Et ensuite, ils les contemplaient, sarcastiques.

J'étais mis à nu devant une paire d'yeux. Personne ne m'avait jamais appris à me protéger d'une telle chose, bloquer mon esprit face à cette pénétration douloureuse. Alors je subissais, priant pour qu'ils arrêtent. Qu'ils regardent ailleurs qu'en moi. Qu'ils terrifient quelqu'un d'autre.
Qu'ils ne voient pas tout... Pas ma lâcheté avec Aëris, ni ce rêve où j'avais cru voir ma mère.

Soudain, je me sentis libre à nouveau. Je m'empressai de baisser le regard pour éviter tout nouveau contact avec le baghros. Encore tremblant, je m'appliquais à ne fixer que le sol : les pierres grises qui m'écorchaient les genoux.

-Noal me déçoit, lâcha le monstre, l'air amusé. Ce bon vieux Kackling aussi...

Il garda ensuite le silence quelques secondes qui semblèrent interminables. Je n'osais pas bouger. Finalement, il lâcha :

-Reprenez le, gardez le en vie. Qu'on lui bande les yeux, qu'on lui retire son bâillon et qu'on le mette dans sa cage. On y va.

Le baghros annonçait le tout d'un ton sans réplique. Il dictait, les autres exécutaient. Il n'entourait pas ses ordres de douceur ou de compréhension, sa voix tonnait, claquait au milieu du silence pesant de l'endroit.

-Oui, seigneur, répondit un gobelin d'une voix rocailleuse, mal à l'aise avec la langue employee.

Un gobelin me releva, je faillis me trouver à nouveau en contact avec leur chef mais fermai les yeux.
Nous parcourûmes un chemin plus long que le premier, tournant, avançant, pivotant encore. Comme à l'aller, j'étais soutenu par un des sbires du baghros. Lorsque nous nous arretâmes, je reconnus la cellule dans laquelle j'avais dormi.

Je me demandai vaguement comment était ce possible alors que nous n'avions pas emprunté le même chemin mais très vite, cette considération ne m'intéressa plus. Le gobelin m'assit sur un banc, resserra les liens qui emprisonnaient mes mains, défit le nœud qui maintenait le bâillon dans ma bouche.

Ce dernier, tâché de sang me répugna et je crachai celui qui restait dans ma bouche. Le goût amer ne me quitta pas totalement, cependant c'était toujours mieux qu'avant. Un bandeau me cacha soudainement la vue.

L'obscurité me faisait face à présent, l'obscurité totale. Aussitôt, les battements de mon cœur s'affolèrent. Je les contrôlai de mon mieux pendant qu'on me traînait ailleurs.

Une main appuyée sur mon épaule m'ordonna de m'arrêter et perdu, je lui obéis. La présence du gobelin me quitta et un claquement sec me fit sursauter.

Je ne parvenais pas à identifier le bruit, différent de celui du fouet, plus lourd. Je ne pus mettre un nom dessus que lorsque je me mis à bouger. Le sol plutôt. Il se mit en mouvement, je m'effondrai par terre, incapable de rester debout.

Couché contre le sol, j'eus l'impression que la pierre avait été remplacée par du bois. Je roulais sur le dos et réussis à tâtonner l'endroit de mes mains liées. Elles tombèrent sur des barres verticales. Les paroles du baghros me revinrent en tête et je compris que j'étais dans une cage.
Je m'aidais des barres pour m'asseoir.

Le trajet fut horriblement long. Si seulement au moins, j'avais pu voir autour de moi. Aperçoir le chemin, pour passer le temps. Mais à la place, je devais me contenter du claquement régulier de pas contre le sol. Le son prenait petit à petit de l'ampleur, comme si le nombre de gobelins augmentait au fur et à mesure. Cela devint rapidement agressant pour les oreilles, et d'autres bruits s'ajoutaient : les grognements des créatures, leurs cris ravis et comme des feuillages écartées à notre passage. Nous étions donc sortis. Mais où étais-je ? Impossible de le deviner .

J'enrageais, d'être laissé dans le noir complet, ce flou total. Et puis la cage, secouée en tout sens, les objets lancés à ma figure sans prévenir, l'angoisse de ne pas savoir ce qui m'attendait, tout était rassemblé pour me faire passer un terrible moment.

Finalement, nous nous arrêtames. Je n'étais plus secoué en tout sens, la cage venait d'être déposée au sol. Un silence de mort pesa un instant, comme un moment de battement durant lequel je n'entendais que mon cœur tambouriner dans ma poitrine et les respirations de mes bourreaux. L'hululement lointain d'une chouette m'apprit que la nuit était tombée, raison de ce calme troublant.

Puis tout arriva d'un coup sans prévenir. Le sol se mit à trembler. Des hurlements bestiaux retentirent. Les sons de la guerre, que je connaissais si bien, me prirent d'assaut : épées frappées contre des boucliers, cris de douleur, rugissements.

Je le raidis dans ma cage, soulagé d'être protégé et tellement angoissé par ce qui me parvenait. Il y eut des cris de femme, des pleurs d'enfants. Les lamentations d'un homme à la peine déchirante. Les aboyements paniqués des chiens, auxquels les henissements affolés des chevaux faisaient écho. Et le rire de satisfaction qui s'échappait de la gorge du baghros, qui, je le devinais, restait à mes côtés.

-Tu devrais voir ça, le spectacle est ravissant, murmura-t-il à mon oreille d'une voix mielleuse. Mais je me délecte tellement de ta frustration de ne rien voir, de ta peur. De cette position apeurée et de ces larmes qui dévalent tes joues, que je pense que je vais te laisser attendre comme ça. Si tu es sage, je t'offrirai le tableau de fin en récompense...

Mon souffle se bloqua dans ma gorge. Il ricana et je tremblai. Je n'avais même pas remarqué que je pleurais ! J'aurais voulu faire disparaître les gouttes salées d'un geste de la main mais elles étaient liés et mes yeux inaccessibles. Alors j'essayai d'étouffer mes reniflements de mon mieux.

Sois fort, rends le sauveur fier, m'intimais-je. Cependant, je n'avais pas eu assez de temps pour qu'il puisse me transmettre sa force de caractère. J'étais encore un esclave dans mon esprit. J'étais encore Alex l'esclave.

Je grognai de rage. Elouan ! Tu dois t'appeler Elouan ! C'était ce qu'il voulait !

Je serrai les dents et appuyai mon front contre une barre en bois. La fraîcheur du contact me remit les idées au clair. Je me concentrai à nouveau sur ce qui m'entourait. Un vent piquant, annonçant le retour de la saison froide m'effleura et je tâtonnai mes jambes découvertes, songeant à mon torse nu et les vêtements donnés par Noal que j'avais perdu.

Si l'apprentissage d'un esclave avait bien un avantage, c'était que je ne craignais plus le froid. J'avais appris à le dompter, rendu plus fort que lui, plus résistant qu'avant. Ainsi, malgré le temps frais, j'avais d'autres préoccupations que celle de me réchauffer.

Un hurlement déchira la nuit. Un hurlement perçant, d'un homme à l'agonie. Je me sentis soudain impuissant, inutile, terré dans cette cage. Je soupirai, tous les sens à l'affût.

Et brusquement, il me sembla que les chocs des épées se faisaient plus espacés, les grognements de rage des gobelins moins fréquents, le vacarme terminé. J'attendis, tendu. Des pas se rapprochaient, ceux réguliers, militaires des gobelins et d'autres plus ténus ainsi qu'un frottement continu contre le sol.

-Agenouillez les, ordonna le baghros. Les hommes par-là, les femmes ici. Tuez les vieux, amenez les enfants devant moi.

Ils se mirent en mouvement dans un frottement de tissus, des ordres lancés par les vois gutturalles des gobelins.
Des gémissement me parvinrent, toujours plus proches.

Je m'imaginais sans peine les enfants en pleurs, traînés devant le monstre. Et surtout, je devinais leur peur pour en avoir connue une presque similaire. Ils devaient trembler, pleurer, jeter des regards affolés à leurs parents, prier pour que ce soit u cauchemar. Ils voulaient sûrement hurler, tenter de s'échapper mais le regard du baghros les dissuadait, et je ne doutais pas que les armes des troupes ennemies devaient aussi les terrifier. Même Aëris aurait eu peur devant ce présumé massacre.

Et en même temps que les pleurs des enfants me parvenaient, quelque chose de pire se produisait. L'ordre donné par le monstre ne s'arrêtait pas à eux... Il y avait aussi les vieux à tuer.

Je n'entendis aucune plainte de leur part, seulement l'acier sorti d'un fourreau, la gorge tranchée et le bruit lointain du sang qui coulait. Je préférais ne pas imaginer les têtes tomber contre le sol malgré le bruit mat qu'elles faisaient en atterrissant.

Comme s'il devinait mes pensées, le baghros déclara :
-Je veux que notre invité d'honneur assiste à la scène finalement. Ce sera plus marrant, ajouta-t-il.

L'entrée de ma cage fut déverrouillée, des pas s'approchèrent de moi et je retrouvai la vue.

Un étranglement de stupeur se coinça dans ma gorge.

Les images s'enregistrèrent dans ma tête, defilèrent sous mes yeux ahuris.

Les flammes crépitantes que je n'avais pas détectées plus tôt. Les marres de sang au loin, celles plus proches. Les visages d'hommes et femmes terrifiés, à genoux au sol, tremblants. Les enfants apeurés, collés les uns contre les autres. Les corps sans vie qui jonchaient l'endroit. Le baghros, debout sur une estrade, ma cage à ses côtés. Les gobelins, armés jusqu'aux dents qui encadraient le tout. Les têtes tombées au sol, couvertes de sang et les corps des plus vieux qui s'entassaient derrière les lignées d'adultes.

Tout m'apparut éclairé faiblement par la lune et les flammes dansantes au loin. Le village prenait feu tandis que son centre, où nous nous trouvions restait sauf. Mais jusqu'à quand ?

-Bien. Très bien même. Vous avez le choix à présent, déclara-t-il en fixant les villageois. Mais laissez moi me présenter tout d'abord... Je m'appelle Smorbôlg, premier du nom. Unique baghros survivant, le seul que vous, cupides humains, avez épargné. Je vous pardonne, je vous pardonne, ne paniquez pas.

Sa voix résonnait dans ma tête et je ne pouvais m'empêcher de constater que malgré sa laideur, il possédait un don certain pour attirer l'attention des gens. Tout le monde l'écoutait, cloués par la peur ou le respect.

-Tout ce que je vous demande, c'est de vous unir à moi. D'accepter ma suprématie, de devenir mes serviteurs et alliés. Je ne cherche pas votre mal, juste le bien de mes troupes.

Sa voix mielleuse puait la supercherie à plein nez et dans tous les sens du terme. Son haleine fétide empestait réellement.

-À présent, parlons de votre choix... Vous pouvez tous devenir mes esclaves, mes serviteurs ou bien mes prisonniers. Les règles sont simples :
vous refusez de me servir, vous appartenez à la troisième catégorie. Vous acceptez de vous lever, m'approcher et plier le genou devant moi en jurant fidélité, vous devenez un esclave...

Il marqua une pause avant d'annoncer la suite, la partie la plus alléchante, affirmait-il.

-Pour devenir un de mes serviteurs, vous devrez déjà me prouver votre loyauté. Rien de plus simple, il suffit d'embrasser la lame qui a servi à tuer vos proches. Si aucun d'entre eux n'est encore mort, il y a un tas d'enfants ici, qui n'attendent qu'à être choisis...

Il partit dans un rire démoniaque et satisfait à la fois. Des mouvements de panique traversèrent la trentaine d'enfants rassemblés, tandis que des cris horrifiés s'échappaient des femmes et que les hommes serraient les points.

-Sale monstre ! hurla une femme en se relevant.

Elle courut vers le groupe d'enfants, sous le retard amusé du baghros. Les gobelins voulurent l'arrêter mzis il leva une main. La courageuse put atteindre les enfants, attraper la main d'une fillette et la serrer dans ses bras.

Je ne savais pas ce qu'elle cherchait à faire, rassurer sa fille ou s'échapper avec mais dans tous les cas elle était inconsciente.

-Tu ne me fais pas confiance, je vois. Tu me prends pour un monstre... Certes, certes, j'ai quelques tendances disons... Sadiques. Mais j'ai eu cœur bien plus grand que tu ne le crois, contrairement à vos adorés sauveurs !

La femme ne bougeait plus, collée à son enfant. Il parlait bien. Trop bien, il était intelligent.

-Ces sauveurs sont des animaux assoiffés de sang, qui ne méritent pas de vivre.

-C'est faux ! rétorqua un homme d'âge mûr. Ils nous protègent de vous et votre cruauté... Mais vous ne me faites pas peur ! Je ne me laisserai pas avoir par vos beaux discours !

Smorbôlg éclata de rire et posa ses yeux sur l'homme qui avait pris la parole. Ce dernier se mit à trembler, des gouttes de sueur perlèrent sur son front puis il s'effondra contre le sol. Mort.

-Regardez-le ! hurla soudain le baghros en me désignant. Regardez-le et demandez-vous si vos dieux vous aiment assez pour vous envoyer des sauveurs capables de vous défendre. Regardez cet apprenti sauveur, regardez sa peur et son impassivité. Regardez le contrôle que j'exerce sur lui !

Il me fixa. Ses yeux trouvèrent les miens, sa présence se fit envahissante, comme s'il plongeait en moi. Une douleur indescriptible m'envahit quand il entra dans ma tête. J'eus l'impression que j'allais exploser, ma conscience était étouffée par la sienne. Il prenait les commandes de mon corps, dominant mes pensées même.

Mon corps lui obéissait. Je me relevais, d'une lenteur exagérée. Je sentais mon visage se tordre dans un rictus effrayant. Tout s'embrouilla, je peinais à maintenir un contact avec la réalité. L'intrusion de Smorbôlg était trop déroutante, trop brûlante.

Je finis debout, face aux villageois qui me dévisageaient intrigués. En faisant passer mes mains en dessous de mes jambes, je parvins à avoir mes mains tendus devant moi, non plus dans mon dos. Paume vers le haut, elles attendaient visiblement quelque chose.

Quelque chose, je ne savais pas encore quoi. Mais lui si. Il en exaltait à l'avance.

Une lame glaciale fut posée dans ma main. Légère, je parvenais à la tenir sans difficultés. Je le levai devant moi, insensible aux vagues de douleur provoquées par la position désagréable de mes mains attachées.

Plus rien n'importait, à part de savoir ce qu'il comptait me faire exécuter.

L'arme n'attendait qu'à être lancée. Les habitants retenaient leur souffle. Je hurlais intérieurement. Impossible d'arrêter le geste.

Le couteau partit, rapide, sifflant dans les airs.

Le couteau vola, prit de la vitesse.

Le couteau se planta dans l'œil du femme.

Je venais de tuer une innocente.

****
Hello!
Alors voici un chapitre qui était un challenge pour moi ! Je m'étais lancé le défi d'écrire un chapitre en utilisant d'autres sens que la vue pour décrire une scène de combat... Quoi de mieux que de bande les yeux à Alex ?

Je me suis lancée, je ne sais pas trop quoi penser du résultat mais je suis fière de l'avoir fait :)

J'espère que ça vous a plu,
Bisous
Dream

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