Chapitre 19 : L'œil du Monstre
La routine commença à s'installer dans ma vie. Nous avions nos habitudes à présent, mon maître et moi. Nos rituels. Et tout cela était apaisant, rassurant.
Il était agréable de savoir ce qui nous attendait chaque jour. Mais évidemment, cela ne pouvait durer. La raison même de ma présence ici empêchait des quelconques habitudes de prendre place à long terme.
Mais ces quelques jours de tranquillité me firent un bien fou.
Chaque matin, je me devais de ne pas avoir un sommeil profond et quitter mon lit -mon propre lit !- dès que j'entendais la porte s'ouvrir. Si j'avais le malheur de ne pas être assez rapide, Noal prenait un malin plaisir à me réveiller en me lançant un seau d'eau entier sur le visage. Après cela, il me réprimandait pour mon manque de réactivité, néanmoins son air sérieux était contesté par l'esquisse d'un sourire qui pointait sur ses lèvres.
Ensuite, je m'habillais dans mes nouveaux vêtements. Cette éternelle cape foncée aux reliures vertes recouvrait une tunique sombre et un pantalon en toile brune. Je devais me dépêcher de le faire et ne pas oublier d'ajuster les tissus afin de ne pas avoir l'air négligé dans mon apparence. Un sauveur semble parfait et invincible, toujours.
Après cela, tandis que Noal s'enfermait dans sa chambre, je courais à la rivière, remplissait un seau d'eau, l'amenait à la chaumière et continuait jusqu'à ce que mon maître ne sorte. Alors, nous avions assez de réserve d'eau pour la journée et nous nous installions pour manger.
J'avais rapidement pris goût au petit déjeuner, contrairement à mes craintes. Noal cuisait nos deux œufs en marmonnant que j'étais un incapable, je l'ignorais et dégustais ce qu'il m'offrait.
Évidemment, cela représentait la partie la plus calme de ma journée. Le reste du temps, je me battais, suais, étudiais les lettres, une meilleure connaissance de la lecture, le bon comportement à adopter et surtout, chaque erreur signifiait une souffrance physique ou mentale que je regrettais le soir.
Le matin, je commençais par une séance de sport. Le Sauveur me faisait courir. À travers la rivière, la boue, les bois, les terrains escarpés. Mes pieds foulaient le sol à un rythme irrégulier tant le sol était inégal. Mais pas question de ralentir et d'être jugé trop lent. Sinon, je ratais le repas du midi.
Il n'hésitait pas à me faire recommencer le parcours autant de fois que bon lui semblait. Ainsi, il se caractérisa bien vite comme un maître exigent et sévère.
Je revenais à la maison couvert de crasse et de transpiration, épuisé et assoiffé. Alors j'avalais en vitesse un morceau de pain et ressortais avec Noal. Il me faisait réciter les règles à respecter en tant qu'apprenti, me faisait faire quelques pompes par erreur et une fois satisfait, il m'invitait à marcher avec lui.
Nous nous arrêtions dans le milieu de la forêt. Au début, je croyais qu'il s'agirait d'un endroit où j'étudierai et exercerai mes capacités mentales. Ce fut une grossière erreur de juger avec l'environnement. Ce n'était pas parce que l'endroit respirait la douceur qu'il l'était. Et pour cause, j'apprenais à me battre là bas.
Un cercle de terre entouré d'arbres au feuillage bien garni délimitait une arène. Je n'échappais pas au combat à mains nues, ni à aucune arme. Je me devais d'exceller dans tous les domaines, partout et tout le temps.
Je devais pratiquer un art martial que Noal nomma : boxe. En réalité, bien que le nom m'était inconnu, la discipline ressemblait très fort à l'oûbii, que mes frères m'avaient appris. Il s'agissait de placer des coups de poing dans le visage de mon maître. Chose que je n'avais encore jamais réussie.
Lorsque nous faisions de la boxe, nous nous dévisagions en nous tournant autour. Lui de sa démarche de félin, aussi souple et imprévisible qu'efficace. Il m'obligeait à attaquer le premier : pour prendre l'adversaire par surprise.
Bien sûr, il n'était pas surpris puisque je ne faisais que suivre ses conseils. Inlassablement, je me jetais sur lui après l'avoir analysé, jetais mon poing en avant mais il ricanait, évitait d'un pas de côté et me frappait au niveau des côtes.
Ses coups, plus puissants que je ne l'imaginais me projetaient au sol. Me voir à terre ne l'arrêtait pas. Il frappait jusqu'à ce que je sois capable d'esquiver par moi même ou que, au contraire, je ne sois même plus apte à rester conscient. Il soupirait souvent de mes échecs mais récompensait mon endurance d'un sourire crispé. Il me soignait magiquement et toutes les blessures et la douleur se volatilisaient, ce qui témoignait que malgré sa rudesse il prenait soin de moi. Dur mais juste.
J'avais appris à l'apprécier pour cela. Cette brusquerie lors de l'entraînement, sa manière de me pousser toujours plus loin et m'obliger à me dépasser et cette douceur ensuite.
Après m'avoir donné des conseils pour mes combats suivants, il retournait à la chaumière. Je devais méditer sur ce que je devais améliorer et continuer à m'exercer seul.
Ensuite, je recevais un message dans ma tête, je le rejoingnais et mon apprentissage culturel commençait. Aujourd'hui, il devait m'apprendre la géographie. Il avait passé les jours précédents à vérifier mes connaissances globales en lecture et écriture, m'avait appris à soigner mes lettres et obligé à lire des livres. Les premiers que je voyais de ma vie d'ailleurs !
Ce fut enthousiaste que je m'approchais de la cabane. Je n'avais presque jamais étudié la géographie d'Okitio et elle m'intriguait d'autant plus depuis que le sauveur m'avait annoncé que la Terre était sept fois plus grande !
Si j'avais su alors, que cette leçon de géographie annonçait la fin de la routine...
J'ouvris la porte à la volée. Noal m'attendait, comme toujours, assis sur la table du salon. Aujourd'hui, une carte immense trônait sur le meuble et je m'approchai excité.
-Tu ne t'es pas si mal débrouillé aujourd'hui, ta position devient meilleure avec le temps. Fais juste attention à remonter ta garde !
Je hochai la tête.
-Bien, installe toi. Un sauveur se doit de connaître son pays parfaitement. Chaque comté et ses seigneurs, chaque forêt et ses pièges, chaque lieu, chaque ville, chaque rivière. C'est vital avant de mener une armée en guerre.
Je m'assis à ma place et mes yeux dévorèrent la carte avec avidité. Un frisson de plaisir me parcourut lorsque je réussis à lire sans aucune difficulté le nom de la plupart des villes.
-Cela sera ton tout premier cours de géographie alors ? s'enquit Noal.
-Oui... Maître, approuvai-je avec un sourire malicieux.
Il ricane et lance :
-Parfait, commençons alors... Elouan.
Nous riions tous les deux. Encore une habitude : charrier l'autre en l'appelant par le prénom qu'il aime le moins.
Sa main pointa une extrémité de la carte, il l'effleura à peine comme s'il craignait de l'abîmer.
-Ici se trouve un endroit que tu connais bien, lis moi le nom !
-Baie de la Fahra, déchiffrai-je.
-Bien, il s'agit du point le plus au nord d'Okitio. Au nord-est plus précisément.
Troublé, je l'interrogeai :
-Je ne suis plus très sûr... Le nord c'est le haut ?
-Oui. Nord en haut, sud en bas, ouest à gauche et est à droite. Simple non ?
-Oui, murmurai-je.
Il décida que pour connaître son pays, il fallait l'avoir vu de nos propres yeux dans son entièreté. J'étais d'accord sur le principe, me demandant seulement s'il comptait m'emmener aux quatre coins d'Okitio. Il s'avéra que oui...
Néanmoins, pas comme je l'imaginais.
Il m'annonça que nous allions survoler mentalement le pays.
-Accroche-toi, lança-t-il.
Et il posa une main de chaque côté de ma tête, ferma les yeux et m'entraîna dans son sillage. Lorsque mes paupières s'entrouvrirent, j'eus du mal à me repérer.
Dans le ciel ! J'étais dans le ciel.
La sensation, grisante, différait totalement de ce que j'avais ressenti à dos d'Aigle Sage. Je me sentais plus léger : et pour cause, mon corps avait disparu !
Je tournai la tête et vis le visage de Noal me faire face. Nous descendions à toute allure vers la terre ferme. Je voulais hurler mais je ne pouvais ni bouger, ni parler. Simplement m'empêcher de trop paniquer et laisser le Sauveur me guider.
Je lui faisais confiance. Je me raccrochais à cette certitude avec force tandis que nous piquions vers le sol toujours plus vite. Étrangement, le vent ne me fouettait pas. L'air qui devait être glacé ne me faisait rien ressentir.
Finalement, la chute s'arrêta un peu au dessus du sol. Comme si je me tenais debout sauf qu'aucune jambe ne me soutenait.
"Ici, c'est la baie de la Fahra, comme je te l'ai dit. Tu connais déjà, on va passer à la suite. On va descendre vers le sud. Surtout, ne panique pas."
Le message de mon maître arriva directement en moi. Si clair et si fort, m'apparaissant comme une certitude ancrée depuis longtemps dans ma tête que je ne savais dire s'il venait de vraiment parler ou si je m'imaginais un dialogue.
Je n'eus pas le temps de m'interroger longtemps. Nous nous mîmes en mouvement. Nous reprîmes de l'altitude afin de voir la pays d'assez haut pour le parcourir rapidement mais assez bas pour l'observer.
Je réfléchissais à toute allure. Le sud de la baie de la Fahra... On m'avait déjà parlé d'un endroit important au sud, j'en étais certain. Mais quoi ?
"La capitale !" s'exclama Noal.
Le décor avait effectivement changé. En dessous de moi, une ville gigantesque emplissait tout l'espace. Pas d'endroit pour les champs, la forêt, la nature. Des habitations. Encore des habitations.
Noal ne me laissa pas le temps d'admirer l'endroit, nous bougions encore. Plus vite cette fois. Plus brusquement. J'en eus presque la nausée. Le sauveur ne semblait plus vouloir s'arrêter, le paysage défilait sous mes yeux sans que je ne puisse differencier un endroit d'un autre. Il y eut des champs, des maisons, un mélange de couleurs brunes, vertes, orange. Tout se brouillait.
Je finis par sentir que l'allure diminuait. Je tournai la tête vers mon maître. Son visage se durcissait à vue d'œil. Je ne voyais que ses yeux verts s'assombrirent mais cela suffisait.
Soudain, la colère se changea en panique.
Ses prunelles s'affolèrent. Se posèrent sur moi, repartirent. Balayèrent le sol, revinrent me scruter. Sa bouche sembla trembler. Il finit par lâcher :
-Ils sont là.
D'une voix pâle. Presque sans émotions. Je n'avais pas besoin de lui demander une explication. Ils étaient là. Et cela m'affola. Je secouai la tête, refusant d'y croire. C'est bien trop tôt ! Je n'étais pas encore prêt à me faire passer pour un sauveur, à faire semblant de pouvoir tuer les baghros. Je ne voulais pas l'être, je ne désirais qu'une seule chose :
Rentrer. Recommencer comme si de rien était. Continuer à savourer chaque demi sourire de Noal, chaque pique lancée sur le ton de la rigolade, chaque matin routinier.
-Comment vous le savez ? finis-je par m'enquérir.
-Comté de Lorcan. J'y ai senti une force que je ne connais que trop bien. Ils ont frappé cette nuit.
Je me tus un instant et digérai l'information. L'invasion avait commencée. Pour de bon. Cela dépassait enfin le stade de conte, de rumeur et de prédiction. Cela signifiait une menace concrète, crainte de tous temps.
-Il y a eu des morts ? murmurai-je.
-Aucun. Je ne comprends pas. Tais-toi, je dois me concentrer.
Je hochai la tête. Il ferma les yeux. Le temps sembla s'éterniser, les secondes prendre un malin plaisir à s'allonger. J'étais seul, à côté d'une tête aux paupières closes volant au dessus d'un village touché par l'attaque des baghros.
"Il se trompe. Il doit faire erreur. Les baghros sont une légende pour effrayer les enfants, une menace pour les forcer à obéir à leurs parents. Un mythe, rien de plus."
Je me raccrochais à cette phrase naïve. Bien sûr qu'ils existaient, sinon à quoi auraient servis les sauveurs ? Je contemplais celui qui se trouvait à mes côtés, justement. Je ne savais poser de mots sur ce que j'éprouvais pour lui. De l'affection, c'était certain. Mais j'avais envie de croire que j'étais pour lui plus qu'un esclave qui devrait masquer son identité. Peut-être que...
-On rentre ! Tout de suite ! hurla Noal.
Ma tête fut aspirée ailleurs. Mais cela ne suffit pas.
Je vis quand même un œil. Cet œil rouge et malveillant. Et il m'avait repéré aussi, c'était certain.
***
Hello!
Petit cours de géographie qui dérape...
J'espère que la description de leur routine ne vous a pas parue trop ennuyante,
Bisous,
Dream
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top