Chapitre 14 : Saisir sa Chance

Le vent sifflait à mes oreilles, les battements d'ailes me secouaient en tous sens mais un immense sourire éclairait mon visage.

Je me sentais si puissant à survoler les soldats, si important à avoir l'honneur de toucher un dieu, si... Différent. Différent de tout ce que j'aurais pu croire sur moi.

Comme si le simple fait de changer de prénom m'avait permis de me révéler. En tant qu'Alex l'esclave, aurais-je osé monter sur L'Aigle ? Aurais-je eu le courage de mentir devant un large public ?

Non certainement pas. Mais en réalité, cela m'importait peu en ce moment. Cela ne faisait aucune différence.
Tout ce qui comptait c'était cette sensation grisante que je vivais. C'était ce vent frais qui caressait mon visage. C'était ces plumes douces que je sentais sous mes doigts.
Et plus que tout, c'était mon cœur qui s'emballait, bondissant à un rythme effréné dans ma poitrine, mes yeux qui ne savaient plus où se poser, mes sens qui exaltaient.

Je hurlais de joie, je m'extasiais devant le spectacle qui s'offrait à moi. Je vivais tout simplement. Je me sentais vivant en tout cas. Je respirais un air pur revigorant. Je ressentais des émotions vives, réelles. Pas de celles qui nous surprenne quelques instants, ni celles qu'on oublie après une deuxième sensation.

Loin de ça. Je prenais le temps de les ressentir pleinement, de les ancrer à jamais dans ma mémoire.

Cependant les histoires finissent toujours mal pour nous donner une leçon et la mienne ne fit pas exception à la règle. L'Aigle entama sa descente vers la tête ferme.

Avec un soupir, je jetai un dernier regard à la foule qui gardait la tête levée pour nous apercevoir puis je ne vis plus rien, gardant les yeux fermés à cause de la secousse qui me fit trembler.

L'Aigle posait ses serres au sol, me secouant en tout sens. Je déposai ma tête contre son long plumage brun, doré aux teintes rousses, reniflai son odeur fraîche qui portait la pluie et le soleil, cette odeur rassurante que je tentais de voler, d'emporter avec moi.

Il inclina la tête, je descendis à contrecœur. Je gardai une main appuyée contre lui tandis que mon maître le fixait de ses yeux ronds d'étonnement.
Il s'approcha à petits pas hésitants jusqu'à n'être plus qu'à un mètre du dieu. Aussitôt, il se jeta à ses pieds, écrasant ses deux genoux au sol simultanément.

Une partie de la foule l'imita, agenouillée dans une position humble, tandis que l'autre moitié se prosternait, plaquée contre le sol. J'effectuai le même mouvement que les seconds, ayant appris de mes parents que les divinités méritaient ce respect.

Notre dieu déplia ses larges ailes pour se faire plus impressionnant encore et lança un cri perçant.
-Peuples d'Okitio, annonça-t-il d'une voix rocailleuse.

Mon cœur lâcha. C'en était trop ! Après avoir touché un dieu, être monté sur son dos, voilà qu'il s'adressait à nous. Il articulait les mots rugueusement mais de façon compréhensible. Il contenait une si grande sagesse dans cette tonalité grave que j'en restais ébahi.
De plus, il démontrait le contraire de ce que j'avais toujours pris comme acquis : que les Aigles Sages ne parlaient pas notre langue.

Or c'était faux. Et en même temps, comment est-ce qu'un dieu aurait pu ne pas parler le dictalecte de son pays ?

-Relevez-vous, continua-t-il après une pause.

Malgré son ordre, peu osèrent se mettre debout. Contrairement aux plus timides, le sauveur se leva presque avec dédain comme s'il avait dû prendre sur lui pour s'agenouiller.

-Je ne puis rester parmi vous plus longtemps, mais sachez que pour toujours je veillerais sur vos maisons, à jamais je m'assurerais que vous ne souffriez pas d'injustice, ni de la cruauté des baghros. Ce garçon, cet apprenti sauveur est un premier pas vers la victoire.

"Malgré l'adversité, malgré la pluie, à travers les tempêtes, les morts, la douleur, ne cessez jamais de le soutenir. Il est votre seul espoir."

Il s'arrêta durant de longues secondes, me scrutant de ses yeux perçants, avant de se tourner vers le public et d'achever :
-Gloire au Nouveau Sauveur.

Et de s'enfuir dans les airs, aussi vite qu'il n'était apparu. Bouche-bée, je tentai de me tortiller comme je pouvais pour l'apercevoir le plus longtemps possible.

"Arrête" m'intima le saveur d'un ton froid.
Je me retournai vers lui et constatai avec étonnement que ses poings ne s'étaient toujours pas déssérés, que sa mâchoire carrée devait le faire souffrir tant ses dents s'écrasaient les unes contre les autres dans un signe d'énervement.

Il n'avait pas décolèré depuis l'accusation du soldat et de sire Jildis. Pourtant on avait réussi maintenant ! On avait même gagné plus que la croyance des Okitiens, on avait reçu l'approbation de L'Aigle Sage ! Que lui fallait-il de plus ?

-Bon, je suppose qu'il n'y a plus de contestation à présent ? lâcha le sauveur.

Il dirigea un regard accusateur vers mon ancien maître avant de hocher la tête.

-Bien, rentrez chez-vous, vos familles vous attendent sûrement.

Il se retourna après avoir fini son discours sèchement.

-Maître ? Que se passe-t-il ? demandai-je finalement, voyant son air meurtrier assassiner du regard ceux qui ne quittaient pas l'endroit.

-C'est pas le moment d'en parler, on y va.
-Où ça maître ?
-Pose pas de question, je suis fatigué Elouan !

Je bégayai un :
-Désolé maître, je... je m'excuse.

Il ne daigna pas me répondre et tourna les talons. Sa cape vola derrière lui, le camouflant par sa traînée tandis qu'un claquement régulier accompagna son départ.

Je jetai un regard hésitant vers le champ de bataille qui se vidait petit à petit. Les derniers soldats fixaient le ciel, d'autres discutaient tandis qu'un autre encore regardait d'un air las les corps qui jonchaient le sol.

Je ressentai son désarroi jusqu'ici. Je comprenais son désespoir à l'idée qu'il ne retrouverait sûrement pas sa famille indemne, sa peur de ne plus savoir comment occuper ses journées une fois rentré -il venait de passer quatre ans à se réveiller, s'habiller et partir se battre sans même avoir le temps de se poser des questions-. J'aurais voulu lui dire qu'il reprendrait une vie calme, rythmée par son travail et l'amour porté à sa femme cependant ce ne serait que mensonge.

Mensonges et illusions.

Notre dieu nous avait confirmé que les baghros approchaient. Et quand ils seraient là, plus personne ne pourra rester chez-lui. Ni femmes ni enfants, ni vieux ni malades ne pourront se réfugier quelque part. Parce qu'avec les baghros, plus aucun endroit ne sera sûr, tous les combattants disponibles seront utiles.

Je soupirai, détachai mon regard de cet homme et m'empressai de rattraper mon maître.

Il ne fut pas long à retrouver. Inconsciemment, je m'étais dirigé vers l'arbre de notre première discussion. Sans réfléchir, j'avais laissé mes pas me porter là bas. Quand je m'en rendis compte, j'entendis des sanglots étouffés déchirer l'espace.

Je me figeai, camouflé derrière un arbre fin aux feuilles rousses caractéristique de l'automne. Je n'osais plus respirer, gêné à l'idée de voir le grand Sauveur noir pleurer.

Il ne devait pas savoir ! Si j'étais à sa place, j'aurais aimé être seul et que jamais, ô grand jamais, personne ne soit au courant de ce moment de faiblesse. Le monde appartenait à ceux qui restaient forts en toute situation, ceux qui ne baissaient jamais les bras.

Je n'avais pas le droit de lui retirer cette fierté. J'hésitais entre rester caché là ou m'enfuir discrètement lorsque sa voix s'éleva :
-Approche.

Je n'attendis pas pour obéir et le rejoignis en quelques pas. Il tapota le sol à côté de lui et je m'y assis. Il patienta un long moment avant de reprendre la parole, perdu dans ses pensées.
-Kackling ne va pas nous aider tu sais.

Je fronçai les sourcils, étonné de voir mon maître appeler notre dieu par son prénom. Et puis, il s'était déplacé jusqu'ici, il allait nous secourir.

-Kackling n'est qu'un putain de traître, continua-t-il.
-Il est notre dieu maître, protestai-je offusqué.

Il me lança un regard assassin :
-Puisque je te dis que c'est un traître !
-Je... Oui... Mais, maître, je... Enfin il...

Je m'embrouillais. Que répondre au Sauveur ? Il paraissait si perdu, il ne devait sûrement pas penser ce qu'il disait.
-Je sais parfaitement ce que je dis. Toi par contre, tu devrais surveiller tes pensées.

Je ne cherchai pas à lui répondre, baissant la tête et attendant que ça passe.
-Tu sais pourquoi on m'appelle le sauveur maudit ?

Je secouai la tête avec vigueur.
-Alors tu es comme les autres finalement.
-Quels autres, maître ?
-Tous les autres. Tous ceux qui répètent ce surnom débile sans en connaître l'origine. Le jour où tu sauras d'où me vient cet adjectif peu plaisant, nous en discuterons.
Bien, passons à la suite.

Cette fameuse suite se fit attendre. Il ne dit plus mot, me fixant de ses prunelles vertes. Je ne savais pas quoi faire mais incapable de soutenir son regard, je le baissai bien vite. Je saisis un brin d'herbe au sol et jouai avec en attendant la suite.

Je finis très vite par m'ennuyer. Mes doigts parcouraient le sol, cherchant en vain une source d'occupation. Bon sang, qu'attendait-il ?

Je décidai finalement de lui poser la question. Je relevai prudemment la tête et vis aussitôt son regard perçant peser sur moi.
-Maître ?

Je n'obtins aucune réponse. Je soupirai et me résignai à attendre.
Bientôt, le soleil eut du mal à percer à travers les arbres. Sa course dans le ciel allait se terminer, il allait disparaître et nous laisser tomber pendant toute la nuit. Jusqu'à ce qu'il se décide à revenir puis recommencer. Se lever, tourner autour de nous, se cacher.

Je détestais l'obscurité à vrai dire, elle me rappellait trop de souvenirs douloureux. Je préférerais attendre le jour à l'abri cependant pour cela il fallait que le sauveur se décide à parler.

-Maître ? réessayai-je. Je... J'aimerais aller me soulager s'il vous plaît.
-Mmmh ?
-La nuit tombe maître et je n'ai pas pu me soulager depuis deux jours.
-Dépêche toi de pisser, puis reviens, ordonna-t-il.

Je m'enfonçai dans la forêt, défis hâtivement les boutons de mon pantalon neuf et m'apprêtais à faire ce qui m'ammenait ici lorsque un murmure indistinct parvint à mes oreilles.

Je me figeai et me concentrai sur le son que j'avais entendu mais plus rien. Je n'osais plus bougé, concentré. Rien. Plus le moindre son suspect ne déchirait le calme.

Soudain, sans prévenir, une boule de feu surgit. Elle s'approcha. Je la fixai, me jetai au sol et roulai plus loin. Je ressentis la chaleur des flammes juste au dessus de ma tête et m'immobilisai haletant.

Je n'osais plus respirer, je restais allongé sur le sol.
-Relève toi, m'intima le sauveur.

Je m'exécutai pantelant et lançai un bref coup d'œil à l'endroit où l'impact devait avoir eu lieu. Je constatai qu'il n'y avait aucun dégât, plus de trace de l'attaque.

-Si ç'avait été un ennemi tu serais mort, lâcha mon maître. Ton réflexe ne t'aurait pas suffi.

Je baissai les yeux, honteux. Mon souffla s'apaisa tandis que le sauveur tardait à reprendre la parole.

-Ne t'enfonce plus jamais dans une forêt seul, sans défense. Avais-tu une arme cachée sur toi ?
-Non maître, bredouillai-je.
-Bien. As-tu une idée du danger que tu viens d'encourrir ?
-Oui maître.
-Non.

Le "non" claqua dans l'air, froid, sec, brutal.

-As-tu déjà rencontré un baghros ?
-Non maître.
-Il me semblait bien. Donc tu n'as strictement aucune idée du risque pris.
-Désolé maître, tentai-je penaud.
-Puis-je savoir pour quelle raison as-tu décidé de venir ici ?

J'avalai ma salive. Je ne savais plus que faire, où me cacher. Jamais personne ne m'avait tenu pareil discours. Lorsque je bravais les interdits, on me battait. Aussi simple que ça. Je souffrais, puis ça passait. Je pleurais puis séchais mes larmes.
Tandis que ses questions à lui me torturaient l'esprit et ne semblaient admettre aucune bonne réponse, ni trouver de fin.

-Je t'ai posé une question, continua-t-il. Réponds.
-Je suis venu car je n'arrivais plus à attendre, maître.
-Ta patience me paraît fort limitée.

Je me tordis les mains dans le dos, attendant en vain qu'il annonce une punition et arrête de me poser des questions. Chacune de ses phrases vibrait en moi, me rendant plus mal à l'aise les unes que les autres.

-Bien il me semble que tu as eu le temps de réfléchir à tes fautes, déclara-t-il.
-Oui maître, murmurai-je.
-Quel châtiment te paraît juste pour ce que tu viens de faire ?

Je relevai la tête vers lui, éberlué. Je n'étais pas à même de choisir moi-même ! Quelle idée absurde !
Je l'interrogeai du regard, cherchant une faille dans son masque impassible. Cependant, rien ne pouvait être déchiffré dans ses yeux froids, luisant dans le noir. Le reste de son visage, camouflé par la pénombre m'était indéchirable.

Je réfléchis quelques secondes avant de tenter :
-Celui qui vous conviendra maître.

Il soupira puis lança un sourire crispé qui se voulait rassurant.

-Il va falloir te réapprendre l'esprit d'initiative. Nous allons repartir de zéro tous les deux, commencer ton éducation comme si tu n'en avais jamais reçue.

J'approuvai d'un hochement vif de la tête.

-Elouan, souffla-t-il.
-Oui maître ?
-Oublie le maître.
-Sire Jildis ? interrogeai-je.

Il laissa s'échapper une exclamation amusée avant de me corriger :

-Non je veux dire, appelle moi par mon prénom. Je suis âgé de plusieurs millénaires, j'ai reçu beaucoup de surnom, utilisé bon nombre de fausses identités...
Cependant à ma naissance, c'est sous le nom de Noal que mes parents m'ont présenté au reste de ma famille.

Il soupira tandis que je souris faiblement en secouant la tête.

-Maître ? murmurai-je. Vous avez vécu combien d'années exactement ?
-Noal, corrigea-t-il.
-Je ne peux pas, soufflai-je.

Il m'était impossible de nommer un personnage aussi illustre par son prénom. D'autant plus qu'il m'avait acheté, qu'il était mon maître !

-Elouan !

Je gardai la tête baissée.

-Elouan, répéta-t-il d'un ton insistant. Tu n'es plus un esclave, tu comprends ça ?
-Vous m'avez payé, je vous appartiens. Je suis donc votre...
-Non ! J'ai acheté un esclave du nom d'Alex. Tu n'es plus cette personne, tu dois oublier cette identité. Tu es Elouan, mon apprenti. Mes apprentis m'ont toujours appelé Noal. Tu feras de même.

À la fin de sa tirade, le silence rendit l'obscurité plus oppressante encore. Il me sembla que la noirceur de la nuit compressa ma cage thoracique dans sa main glaciale. Je ressentis le besoin intense de me réchauffer, de me sentir soutenu.

Et sans que je ne puisse contrôler mes jambes qui me poussaient contre mon gré vers le sauveur, je me retrouvai dans ses bras.

Ses mains fermes me serrèrent contre son torse. Je fermai les yeux. Depuis dix ans, dix longues années je n'avais plus reçu aucune marque de tendresse de ce genre. Il me réconforta de son étreinte rassurante et je murmurai :
-Merci Noal.

Je le pensais sincèrement. Son contact refermait un trou béant qui s'était creusé au fil des années dans ma poitrine. Un manque d'amour, voilà de quoi était constituée ma plaie la plus profonde. Inconsciemment, Noal avait plaqué sa main dessus, la soignant. Me soignant, soignant mon cœur.
Soignant mon être. Soignant mes maux.

Il déposa un baiser sur mon front, dans un geste protecteur ; entamant la reconstruction d'un moi plus sûr de lui, d'un moi confiant, d'un vrai moi.
D'un moi que la vie n'aurait jamais brisé.

Cependant... songeai-je brutalement, il était déjà trop tard. La vie avait déjà eu le temps de me casser et Noal aurait beau tenter de me rafistoler, jamais je ne changerais.

Alex, souffla Aëris, ne les laisse pas gagner, bats toi. Saisis la main que cet homme te tend, laisse le te remonter à la surface.

Je lui lançai un regard reconnaissant et m'écroulai dans les bras de Noal.

*******

Hey! Je m'excuse pour le temps que j'ai pris entre ce chapitre et le précédent. En réalité il était prêt depuis longtemps mais ne me convenait pas. J'hésitais à le publier...
Je me suis finalement décidée aujourd'hui mais il risque de changer !

Bref, si vous avez des conseils, je suis à votre écoute !
Bisous,
Dream

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