Chapitre 9 : Valse déconcertante
- Je passe une excellente soirée, je vous remercie, messire Aodan.
Au moins, en cela, pouvait-elle être sincère. Pour le moment, son rôle n'avait pas été trop compliqué à jouer et Sanhild était heureuse de recueillir quelques indices.
Aodan paraissait hésiter, alors qu'elle attendait qu'il relance la conversation. S'il était venu la voir, c'était sans doute pour une bonne raison, supposait-elle. Vêtu d'un costume d'un bleu nuit profond, ses cheveux ébène encadrant un visage toujours aussi blanc, il dégageait une impression d'austérité forçant au respect.
- Je me dois de vous présenter mes excuses pour notre première rencontre. Je fus fort impoli, je le crains.
Sanhild eut un geste léger pour balayer les inquiétudes du jeune homme :
- Ce n'est rien, vraiment. Je me suis montrée indiscrète, pour ma part, alors...
Il esquissa un sourire mais secoua la tête :
- Non, vraiment, je suis le seul à blâmer.
Puis, comme s'il se faisait violence, il ajouta :
- Me feriez-vous l'honneur de m'accorder une danse, ma dame ?
Encore une fois, il n'était pas question de se dérober. Sanhild acquiesça, curieuse d'en apprendre plus sur cet étrange personnage, et lui prit le bras pour qu'il la mène jusqu'à la piste de danse. La musique se faisait plus lente, au moins la jeune femme n'avait-elle plus aucun mal à suivre les pas. Aodan, quant à lui, paraissait davantage en difficulté. De toute évidence, la valse n'était pas son point fort. Il faisait son possible pour garder le rythme, mais sans grande réussite.
- Votre château est magnifique, complimenta Sanhild afin de le distraire.
Elle savait par expérience que, plus il se focaliserait sur ses pas, moins il danserait avec aisance. De plus, elle n'était pas là pour valser, mais pour faire parler ses principaux suspects. Le jeune homme reporta son attention sur elle sans se dérider.
- Vous me flattez, remarqua-t-il froidement, avec une réserve qui instaurait une distance difficile à franchir. Tremoria n'est jamais qu'une forteresse comme on en voit tant par ici.
Hum. Apparemment, il faudrait tenter une autre approche qu'avec Cierhan. Aodan n'était pas du genre bavard, mais quelque chose devait l'avoir interpellé, car il se mit à observer sa partenaire avec attention. Sanhild finit par détourner les yeux, mal à l'aise. Qu'avait-il donc à la dévisager ainsi ? Ce n'était pas cet intérêt flatteur que pouvait présenter le plus jeune frère pour elle. Non, Aodan réfléchissait en scrutant son visage.
- Il me semble, reprit-il pensivement, que c'est la première fois que vous répondez à l'une de nos invitations.
Sanhild acquiesça, se demandant où il voulait en venir. Était-ce un reproche ?
- Est-ce possible... Il hésita, avant de se reprendre. Est-ce possible que nous nous soyons déjà rencontrés auparavant ?
Sanhild eut un instant d'arrêt, inquiète. La plus grande menace, pour une Officieuse, était que quelqu'un la reconnaisse d'un rôle à l'autre. Les missions étaient soigneusement répertoriées afin de minimiser ces risques. La jeune femme avait beau chercher, elle ne se rappelait pas avoir déjà croisé ce noble. Son attitude froide, cette pâleur, étaient assez caractéristiques pour qu'elle retienne son visage. Des traits fins, un regard profond qui vous scrutait jusqu'au fond de l'âme... Non, vraiment, elle se serait souvenue d'un tel personnage si elle l'avait déjà côtoyé.
- Cela m'étonnerait. J'ai vécu longtemps retirée, messire.
Il hocha la tête, mais ne parut pas convaincu pour autant.
- Et pourquoi ce brusque changement ? poursuivit-il, comme s'il cherchait à vérifier ses dires.
- Mes parents ont pensé qu'il était temps pour moi d'entrer dans le monde. Ils espèrent sans doute un mariage de qualité.
- Il était temps pour eux d'y songer ! fit remarquer Aodan sèchement.
En effet, dans la noblesse, il n'était pas rare de préparer les unions dès la naissance. À vingt ans, il était donc un peu tard pour s'en préoccuper. Cependant, cette phrase peu élégante laissait penser que Sanhild paraissait déjà vieille et cette dernière ne put cacher une moue quelque peu offensée.
Aodan dut s'apercevoir de sa bévue, car il rougit subitement.
- Je... je voulais dire... Je ne voulais pas vous froisser...
Ce bafouillement subit, qui tranchait sur les allures glaciales du jeune homme, dévoilait un côté plus humain et Sanhild esquissa un sourire :
- J'avais compris, ne vous inquiétez donc pas !
Surtout, ne pas se brouiller avec son hôte. Aodan ne semblait finalement pas très à son aise en société. Peut-être n'était-ce pas un hasard s'il avait manqué la soirée, au salon, la veille. Il semblait froid et distant et, l'instant d'après, perdait pied, au sens propre, comme au figuré : la danse, pourtant calme, paraissait l'essouffler.
À nouveau, Sanhild réfléchit à ce qu'elle pouvait dire afin d'en apprendre plus sur ses hôtes.
- Votre frère, ainsi que votre sœur, m'ont proposé de rester quelques jours de plus. J'espère que cela ne vous dérangera pas.
- Je vous en prie. Si cela vous sied, alors vous êtes la bienvenue.
Il avait retrouvé son impassibilité et il n'y avait aucune chaleur dans ses mots. Apparemment, les invités qui demeuraient au château ne faisaient pas partie de ses préoccupations.
- Avez-vous eu le loisir de parler avec mon frère ? reprit-il après un long silence. Bregan s'interrogeait sur l'attaque que vous avez subie.
Sanhild acquiesça, retrouvant son air peiné de pauvre demoiselle effarouchée. Il n'y avait plus qu'à espérer qu'Aodan ne juge pas le moment opportun pour demander des explications.
- En effet. Il parait très désireux de protéger vos terres.
Le jeune homme acquiesça sans mot dire. Il la dévisageait à nouveau et elle estima plus prudent de ne pas trop surjouer son rôle. Il réfléchissait, à n'en pas douter, mais la danse se termina sans qu'il ne reprenne la parole.
Le noble n'avait pas encore lâché la main de Sanhild, qu'un long hurlement, lugubre, retentit soudain à l'extérieur du château.
Un silence de mort se fit instantanément dans la salle. Une telle puissance, qui était parvenue à passer par-dessus le brouhaha des invités et la musique... ce ne pouvait être un simple loup. Non, ce cri sinistre appartenait à un wrag.
Il y eut des murmures inquiets parmi les invités. Aodan avait sursauté et Sanhild elle-même se sentit blêmir. Comme le silence se prolongeait au dehors, les conversations reprirent peu à peu, ainsi que la valse. Pourtant, l'Officieuse avait la tête ailleurs. Elle se savait en sécurité au château, mais ne pouvait s'empêcher de s'imaginer les monstres rôdant dans la forêt qui cernait la forteresse.
- Tremoria est sûre, lui fit remarquer Aodan sans paraitre s'émouvoir.
Sans aucun doute. Une forteresse ne risquait rien face à ces créatures. Ces dernières étaient rusées, mais elles ne savaient pas encore se glisser à travers des meurtrières. Pourtant, Sanhild esquissa un sourire forcé, sans grande conviction.
- Je n'en doute pas, messire. Mais l'hiver vient à peine de s'installer...
- Et ces bêtes ne devraient pas déjà se faire entendre, compléta Aodan en fronçant les sourcils.
- Y a-t-il encore trace des loups dans la région ?
Il la considéra un instant, songeur, et Sanhild se demanda si elle ne venait pas de commettre un impair. Elle était censée jouer l'idiote frivole, pas discuter des risques encourus aux alentours du château.
- Non, à présent que vous me le faites remarquer, les meutes semblent s'être retirées depuis près d'une semaine.
Sanhild blêmit à nouveau : les wrags ne sortaient de leur tanière que lorsque leurs proies, dont les loups faisaient partie, devenaient rares. En général, ce n'était qu'à la fin de la saison que la famine sévissait. Alors, les wrags émergeaient des forêt et s'en prenaient aux villages. Le retour du printemps mettait un terme aux massacres. Si Aodan ne se trompait pas, cet hiver serait l'un des pires depuis...
- Je vous répète que Tremoria est sûre, reprit fermement Aodan en voyant l'air défait de la jeune femme. Et nous vous prêterons une escorte renforcée pour votre retour sur vos terres, lorsque vous souhaiterez repartir. Je vous promets qu'il ne vous arrivera plus rien de fâcheux, ma dame.
Malgré l'impassibilité dont le jeune homme faisait preuve, Sanhild devina une volonté sincère de la rassurer. Aussi, elle se reprit et le remercia d'un sourire. Il avait raison. Elle n'était plus concernée par ces problèmes de l'Ouest. Elle avait tourné la page. Cette mission se déroulait à l'abri des remparts et personne n'avait jamais vu de wrags à la capitale, ce qui signifiait qu'une fois de retour à Ranoria, Sanhild serait définitivement en sécurité. Il fallait qu'elle cesse de s'inquiéter pour un rien.
S'excusant auprès d'elle, Aodan disparut bientôt dans la foule. L'Officieuse continuait à chercher où elle aurait pu rencontrer le jeune homme, mais elle n'en avait aucune idée. Il n'y avait plus qu'à espérer qu'il se trompe. Il eut été malheureux de devoir le faire taire s'il n'était lié à aucun complot.
La soirée se poursuivit dans le calme. Sanhild accepta quelques danses de plus avec de parfaits inconnus, tenta de se mêler à diverses conversations, sans pour autant apprendre quoi que ce soit d'intéressant. Certains invités n'hésitaient pas à la questionner sur son arrivée mouvementée et la jeune femme feignait un terrible traumatisme pour s'échapper.
Du coin de l'œil, elle poursuivait l'observation de la fratrie.
Cierhan dansait beaucoup, changeait de cavalière la plupart du temps. Elle n'eut pas l'occasion de l'approcher de nouveau, mais remarqua qu'il valsait au moins deux autres fois avec la dénommée Erhilda. Tout deux se souriaient, à présent, tel un couple parfaitement assorti.
Bregan, comme dans le salon, restait du côté du buffet. Elle le vit discuter d'un air sérieux avec son père. Sans doute rapportait-il ce qu'elle lui avait raconté. Puis, comme la veille, elle l'entendit rire et parler fort avec quelques nobles éméchés. Aller les écouter de plus près ne l'informa pas davantage. Il n'était question que de chasse et de gibier. De toute évidence, sortir en forêt, malgré la présence de wrags, ne les effrayait pas.
Aodan passait de groupe en groupe, saluant les hommes, complimentant froidement les femmes sur leur tenue, remerciant chacun d'avoir fait le déplacement. Il semblait remplir son rôle d'héritier avec sérieux, mais Sanhild devina une certaine forme de résignation dans son regard. Il ne paraissait pas profiter des réjouissances et elle ne le vit plus danser. Plusieurs fois, il alla parler avec son père, jusqu'à ce que ce dernier se retire de la fête. Le vieil homme était manifestement épuisé par les festivités. Il faudrait que l'Officieuse trouve une autre occasion pour échanger avec le seigneur.
Quant à Larinda... Sanhild la retrouva, gloussant avec deux de ses amies. La conversation portait sur le choix des bottines pour aller en promenade. L'Officieuse se plaqua un joli sourire sur le visage et attendit que sa nouvelle amie la remarque.
- Oh ! Vous voilà ! s'exclama Larinda, ravie. Joignez-vous donc à nous !
S'ensuivit un long - très long - monologue sur les mérites du velours comparés à ceux de la soie pour garder le pied au chaud. Sanhild se garda de rétorquer que, pour marcher, il valait mieux un bon cuir souple et épais. Ces filles ne paraissaient pas nées dans l'Ouest, elles auraient davantage eu leur place au palais, à la capitale.
Lorsque Larinda refusa l'invitation à valser d'un charmant jeune homme, Sanhild ne put s'empêcher de s'étonner. Elle aurait plutôt imaginé la jeune noble sur la piste de danse. Sa nouvelle amie secoua aussitôt la tête, avec un petit sourire :
- Oh, je n'ai plus besoin de me donner en spectacle ! Père vient de m'annoncer que je rencontrerai mon fiancé d'ici quelques jours !
L'Officieuse dut se faire violence pour se lancer dans les félicitations d'usage. Imaginer que l'on puisse se trouver lié à quelqu'un que l'on n'avait jamais vu la dépassait. Les Officieuses n'avaient peut-être pas beaucoup de liberté quant à leurs fréquentations, mais au moins leur épargnait-on les mariages arrangés.
Sans se faire prier, Larinda se mit à parler avec passion :
- Il parait qu'il possède de vastes terres et, surtout, il n'a que trois ans de plus que moi ! Père dit que c'est un homme bien, mais j'aimerais surtout savoir s'il est agréable à regarder ! avoua-t-elle en gloussant de plus belle.
Tout en s'appliquant à sourire d'un air niais, Sanhild réfléchissait : un fiancé impliquait un nouveau pion dans ce jeu. Larinda aussi pouvait prétendre succéder à son père, si elle était mariée, telles étaient les lois de l'Ouest. Alors, qui était ce mystérieux prétendant ?
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