Chapitre 6 : Invitation

Surprise, Sanhild eut pour réflexe de poser sa main sur l'arme cachée dans ses jupes. Sans la dégainer, pourtant. Bien lui en prit, car l'homme qui venait de s'adresser à elle restait assis dans son fauteuil, à quelques pas. La jeune femme distinguait mal ses traits, dans la semi-obscurité, mais il lui parut déceler un air de famille avec le seigneur et ses enfants. 

- Aodan, fils de Thoran, murmura-t-il encore.

Le fils ainé, donc. D'après la mère supérieure, il avait dans les vingt-quatre ans et commençait déjà à diriger ses terres auprès de son père. Un jeune homme jugé droit et discret. Ses simples habits, de bonne facture mais sans ornement, en témoignaient. Sanhild se força à esquisser un sourire et à chasser ses encombrants souvenirs d'enfance.

Le visage pâle du jeune homme se découpait sur le fauteuil sombre. Les flammes lançaient des reflets fauves sur sa chevelure brune et se reflétaient dans ses prunelles noires. Ses sourcils légèrement froncés témoignaient de son déplaisir à se voir ainsi dérangé. Cette façon de parler à voix basse convenait au lieu, mais ajoutait une touche inquiétante à la pénombre.

- Sannarhia, fille de... Réarhia, répondit poliment Sanhild sur le même ton.

Elle avait manqué d'hésiter sur le prénom de sa prétendue mère. La sortie précipitée du salon ne l'aidait pas à se glisser dans son personnage. Elle avait cru pouvoir se ressaisir dans ce lieu supposé désert, mais il fallait à présent qu'elle fasse un nouvel effort. Elle se força à s'apaiser et à calmer les battements de son cœur. 

Gênée de ne pouvoir davantage observer son interlocuteur qui gardait à présent le silence, elle se releva et s'approcha légèrement. Son œil exercé, habitué à saisir chaque détail, l'informa qu'Aodan respirait de façon trop inégale pour quelqu'un qui était assis dans un fauteuil. Ses mains crispées sur les accoudoirs tremblaient légèrement, comme s'il peinait à se maîtriser.

Le jeune homme lui lança un regard qui semblait osciller entre l'inquiétude et la colère. Il paraissait sur la défensive. Se contenait-il pour ne pas lui sauter à la gorge ou bien se trouvait-il en difficulté ? Quelle que soit la réponse, Sanhild le dérangeait, à n'en pas douter. La main de la jeune femme restait proche de son poignard : l'attitude de son hôte incitait à la méfiance. Il dégageait une agressivité latente qu'elle préféra contrer en jouant une nouvelle fois les innocentes.

- Puis-je vous aider, messire Aodan ? hasarda-t-elle avec un sourire qu'elle espérait apaisant.

- Pourquoi aurais-je besoin d'aide ? répondit-il sèchement.

Sanhild fit un pas en arrière, prudente. Il valait mieux quitter les lieux. Se brouiller avec l'un de ses hôtes ne l'aiderait en rien à remplir sa mission. À nouveau maîtresse d'elle-même, elle baissa les yeux et poursuivit sa comédie :

- Je vous prie de bien vouloir me pardonner. Je ne voulais point vous importuner, je...

- C'est à moi de vous demander pardon, la coupa-t-il plus doucement. J'ai besoin de calme, voilà tout. Je vous remercie pour votre sollicitude. Nous nous reverrons demain.

C'était certes une réponse bien plus aimable, quoique articulée par moment avec difficulté, mais Sanhild ne s'y trompa pas : il la congédiait avec fermeté.

Après une salutation polie, elle tourna les talons et quitta la pièce.

Étrange personnage qu'elle venait de rencontrer ! Que faisait-il à cette heure, seul, dans la pénombre ? Pourquoi cette attitude si distante ?

***

Sanhild s'étira dans sa chemise de nuit, ravie d'avoir enfin pu quitter son corset. Elle avait été contrainte de demander son chemin à un domestique pour regagner sa chambre. À présent, Landarn écoutait son compte-rendu, assise dans un des fauteuils. La prétendue noble entreprit de ne rien oublier. Chaque détail de la soirée fut raconté, même si Sanhild aurait préféré taire ses larmes ridicules.

- Je pense que je peux me rapprocher de Larinda, conclut-elle, si je prétends vouloir chanter avec elle. Mais, dans ce cas, il va me falloir retourner rapidement à la bibliothèque afin de me mettre à jour sur les airs de l'Ouest.

- Je peux me charger d'aller te chercher quelques partitions si besoin est, proposa Landarn. D'après ce que tu m'as dit, cette pièce est tellement vaste qu'elle doit bien en contenir quelques-unes.

Sanhild continuait à réfléchir. Elle s'enveloppa d'un large châle afin de retrouver un peu de chaleur et poursuivit :

- Je suppose également qu'il me serait possible de m'entretenir avec Cierhan. Il parait très désireux de me parler. Il faudrait juste que Larinda cesse de me monopoliser.

- Je peux m'arranger pour occuper la sœur, si je suis présente.

- En effet, ce serait préférable. 

- Je suppose que tu ne prétends pas te lier davantage avec Bregan ?

Sanhild eut une grimace de dégoût :

- Non, tu as raison ! Il faudra sans doute que nous en apprenions davantage sur lui, mais pour le moment, je n'ai pas envie de concentrer mes efforts sur ce grossier personnage. Quant à Aodan, j'avoue hésiter. Il me parait très étrange, un peu inquiétant. J'ignore ce qu'il cache, mais il n'est pas...

- Aussi avenant que Cierhan ? se moqua Landarn.

Son amie eut un sourire gêné. Landarn avait bien remarqué son trouble lorsqu'elle parlait du beau jeune homme.

- Prends garde, Sanhild, nous ne sommes pas dans un roman d'amour courtois ! La mère supérieure nous a mises en garde !

- Je ne l'oublie pas, ne t'inquiète donc pas...

- Pense à Briselda...

Sanhild leva les yeux au ciel, exaspérée. Elle n'était pas comme cette petite cruche de Briselda. La jeune Officieuse, du haut de ses quinze ans, s'était entichée de l'un des hommes qu'elle aurait dû simplement surveiller. Il s'était servi d'elle pour obtenir des informations confidentielles. La mère supérieure avait dû s'occuper en personne de cette catastrophe. Il y avait eu beaucoup de morts par la faute de cette gamine inconsciente. Cette dernière avait juste eu le temps de comprendre que son amant tant aimé la manipulait, puis, à son tour, elle avait payé de sa vie son inconséquence. Un excellent exemple pour étouffer toute fibre romantique dans l'âme des autres Officieuses.

- De mon côté, reprit Landarn, j'ai un peu fureté et discuté avec quelques domestiques. Il semblerait que la santé de Thoran décline très rapidement.

- Empoisonné ?

- Possible... Ce serait cohérent avec les doutes de la mère supérieure.

- Ce sera à vérifier, dans ce cas. Si cette hypothèse est juste, elle place Aodan en première place parmi les suspects. Il est l'héritier légitime.

- En effet... Mieux vaut ne pas t'approcher de lui tant que tu n'as pas la permission de rester. Ce sera plus prudent car s'il te soupçonnait, il n'aurait aucun mal à exiger ton départ, il en a le pouvoir.

***

- Si vous vous installiez quelques jours afin de vous joindre à moi ? proposa spontanément Larinda.

La jeune femme battait des mains, comme à son habitude mais, cette fois, Sanhild n'eut pas besoin de se forcer à sourire. Il ne lui avait fallu que quelques minutes de discussion avec son hôtesse pour se voir proposer de rester. Toutes deux étaient assises dans un petit salon, après que Larinda soit venue chercher Sanhild, de bon matin, afin de mieux faire connaissance. Elles n'avaient parlé que de musique et Larinda avait fait une démonstration de ses talents au dulcimer. Heureusement, elle n'avait pas encore demandé à Sanhild de chanter.

- Ce serait avec grand plaisir ! Mais j'aimerais renouveler mon répertoire, prétendit l'Officieuse innocemment. Auriez-vous quelques partitions à me prêter ?

- Oh, mais bien entendu ! Venez donc ! Je vais vous montrer notre bibliothèque !

Larinda s'élança d'un pas sautillant le long des couloirs. Attentive, Sanhild s'efforçait d'imiter cette démarche guillerette. Je suis une jeune fille un peu niaise mais teeeellement heureuse, se répétait-elle. Oh oui, que la vie est beeeelle !

- TU N'ES QU'UN INCAPABLE ! rugit soudain une voix, derrière une des portes closes du couloir.

Sanhild ralentit le pas, intéressée. Larinda n'avait pas fait attention, occupée à monologuer sur ses propres goûts musicaux.

- La sécurité d'abord ! Inutile d'effrayer la population ! contra un autre homme.

Larinda disparut au détour du couloir, sans paraitre s'apercevoir que Sanhild restait en arrière. Le bavardage de l'écervelée décrut peu à peu. Ne resta que les deux voix qui se disputaient avec colère, derrière le battant, étouffées par le bois épais.

- Le peuple n'est jamais content, quelle importance ?

- Pour moi, c'est important. Nous pouvons patrouiller plus souvent sans pour autant affoler les foules !

- Ce serait plus efficace avec une battue de tous les hommes valides !

- Trop dangereux !

- Plus nous attendons, plus ce sera risqué ! Tu n'es qu'un faible, un lâche...

- Tu n'es qu'une brute inconsciente !

- Père tranchera, coupa une troisième voix qui se voulait apaisante.

Les deux autres grognèrent.

Sanhild retint un soupir d'agacement. S'agissait-il des frères qui se disputaient ? Sans doute. Dommage qu'elle ne les connaisse pas encore assez pour identifier qui parlait. L'un des trois s'en référait à leur géniteur, ce qui avait tendance à faire penser à la jeune femme qu'il n'avait pas dans l'idée de se débarrasser de lui. Les deux autres étaient déjà prêts à prendre des décisions en s'affranchissant de leur père.

La conversation reprit sur un ton plus posé, le lourd battant en bois empêchant Sanhild d'entendre la suite. Elle fut tentée un instant d'entrer en inventant un prétexte absurde, mais identifier chaque voix ne valait pas le risque de se faire détester, ou soupçonner, par ses hôtes.

Elle allait reprendre sa marche pour tenter de retrouver Larinda, lorsque la porte s'ouvrit à la volée. Cierhan, la mine sombre, sursauta en la voyant. Un large sourire éclaira aussitôt le visage du jeune homme.

- Dame Sannarhia ! Quelle heureuse surprise ! Comment vous portez-vous ce matin ?

- Fort bien, je vous remercie ! Votre sœur me fait découvrir votre merveilleux château ! Cette multitude de pièces, toutes plus étonnantes les unes que les autres ! Il semble receler mille trésors !

Voilà qui était satisfaisant : un peu de flatterie, un peu de bavardage futile, de bons ingrédients pour lier connaissance. En réalité, elle n'avait vu que quelques pièces et surtout le petit salon privé de Larinda. Mais le jeune homme n'avait pas besoin de connaitre les détails.

Cierhan eut un rire léger :

- Et encore, je suis persuadé que Larinda ne vous a pas montré nos jardins ! Ma sœur a une peur bleue des insectes qu'elle pourrait y croiser ! Aimez-vous les fleurs, ma dame ?

Sanhild appréciait en effet la belladone, la digitale et autres jolies plantes pour leur subtil poison. Une réponse peu appropriée en ces circonstances et elle se contenta d'afficher un sourire un peu niais :

- Rien ne m'émerveille plus qu'un jardin en fleurs ! Me feriez-vous visiter le vôtre ?

Cierhan se rembrunit :

- J'ai à faire, malheureusement... Mais, ajouta-t-il en retrouvant son sourire charmeur, restez quelques jours et nous aurons quelques occasions, après le bal. Je vous souhaite une bonne journée, ma chère !

Et sur ces mots, il disparut dans le couloir d'un pas rapide. Sanhild sourit à son tour : au moins était-elle certaine de pouvoir enquêter, à présent ! Le plus tôt serait le mieux. Ce château, contrairement à ce qu'elle avait prétendu, ne lui inspirait pas de merveilleux trésors, mais un mauvais pressentiment morbide.

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