Chapitre 41 : Adieux

*** Et c'est parti pour un gros pavé pour cet avant-dernier chapitre. J'ai hésité à le diviser, mais je n'avais pas trop envie de couper l'action. ***


Dès que le domestique se fut éclipsé, Aodan quitta son fauteuil pour s'approcher de Sanhild.

- Comment vous portez-vous ?

La jeune femme leva les yeux au ciel devant tant d'imprudence et se mit debout face à lui afin d'éviter de hausser le ton :

- Très bien et cela continuera si vous cessez de poser ce genre de question au tout venant ! chuchota-t-elle.

Puis, comme elle le sentait sincèrement inquiet et que, de fait, ils étaient seuls, elle ajouta, toujours à voix basse :

- Cependant, je dois reconnaitre que c'est grâce à vous. Quelle folie que de m'avoir suivie !

- Vous savoir en danger m'était insupportable, avoua-t-il en plantant ses yeux dans les siens.

Sanhild esquissa un sourire et espéra qu'elle ne rougissait pas autant qu'elle sentait ses joues devenir brûlantes. Aodan soupira.

- Vous allez repartir, n'est-ce pas ? Je n'entendrai plus jamais parler de vous.

A cette pensée, la jeune femme sentit son ventre se nouer. Il avait raison, bien entendu. Elle allait le quitter et tout lien entre eux serait rompu, il n'y avait guère d'autre alternative. Comme elle ne pouvait se permettre de montrer le moindre signe de regret, elle se força à changer de sujet.

- Ne devriez-vous pas être en train de reprendre le contrôle de vos hommes ? demanda-t-elle afin de couper court aux adieux.

- C'est déjà fait, l'assura Aodan sans bouger. Sinon, je n'aurais pas pris le temps de dîner ce soir.

Il paraissait contrarié qu'elle élude la question, mais la laissa poursuivre.

- Vakdar a mis trop de temps à se soumettre à mon goût. Voulez-vous que je vous en débarrasse ? 

Une façon, peu subtile, de lui rappeler ce qu'elle était. Aodan sembla gêné qu'elle évoque si clairement ses intentions de meurtre, mais il secoua la tête et recouvra son impassibilité :

- Non, je vous remercie, mais je me suis chargé moi-même de trier les hommes en lesquels je pouvais avoir confiance et il n'en fait plus partie. Bregan s'est suffisamment remis pour me conseiller avec efficacité et nous partageons les mêmes avis, ce qui me conforte dans mes décisions. Rassurez-vous, la citadelle est entre de bonnes mains. Il n'y aura plus de complot contre notre souveraine.

Sanhild le remercia d'un sourire nerveux, à son tour gênée. Il paraissait penser que seule la mission l'intéressait. Tant mieux. Son stratagème avait eu l'effet escompté. Enfin... une part d'elle-même en restait peinée. Elle nota toutefois qu'il parlait comme s'il était le maître des lieux, ce qui la rassura. Thoran ne semblait, en effet, plus en état de diriger quoi que ce soit. Les deux frères allaient avoir du travail devant eux. L'objectif de l'Officieuse se trouvait atteint : Tremoria ne chercherait pas à se soulever.

Il y eut un instant de silence qu'aucun des deux n'osa briser. Le craquement des bûches dans la cheminée les enveloppait d'un doux crépitement. La jeune femme prit conscience qu'il s'agissait sans doute de la dernière conversation qu'elle tiendrait avec son hôte. Elle aurait voulu avouer combien elle aurait préféré rester, mais à quoi bon ?

- J'imagine qu'une correspondance est illusoire... murmura Aodan avec pourtant un soupçon d'espoir.

- En effet.

- Alors, il ne me reste qu'à vous remercier pour votre aide.

Sanhild hocha la tête, la gorge nouée. Pourquoi fallait-il que cette perspective la désespère autant ? Sans attendre davantage, elle se leva et lui souhaita une bonne nuit. Il était inutile de faire durer des adieux inévitables.

Tout en marchant dans le couloir, Sanhild essaya de comprendre comment elle avait pu se laisser entrainer dans de tels sentiments. Était-ce parce qu'il avait été le seul, ici, à l'accepter telle qu'elle était et à la reconnaitre à sa juste valeur, malgré son déguisement ? Peut-être. Il lui donnait l'impression, très certainement illusoire, qu'une Officieuse pouvait être appréciée en tant que personne et pas seulement utilisée comme une arme.

Qu'il prenne la peine de venir la soigner, au lieu de la repousser comme n'importe quelle personne sensée rejetterait un assassin, l'avait surprise. On enseignait aux jeunes filles de son Ordre que jamais quiconque ne les verrait plus comme de simples humaines. C'était une des raisons pour lesquelles toute liaison, amicale ou amoureuse était proscrite. A quoi bon ? Même si les Officieuses cessaient de jouer un rôle, on les regardait au mieux comme des objets de la reine, au pire comme des monstres sans âme. Cela, avant qu'elles ne se débarrassent de l'impudent, bien-sûr...

Elle aurait dû tuer Aodan, elle le savait. En fait, non. Elle aurait mieux fait de ne pas risquer sa vie pour lui et lui laisser voir qui elle était, cela aurait été bien plus simple. Il serait mort sous la lame de son frère, elle aurait ensuite assassiné Cierhan et... Non : Bregan paraissait perdu par son sang de bâtard, il n'aurait pu diriger la forteresse et... Il aurait fallu...

Sanhild voyait s'embrouiller ses pensées. A quel moment avait-elle fauté pour en arriver là ? se demanda-t-elle en poussant la porte de sa chambre. Quelle aurait été la juste solution ? Elle avait l'impression que sa tête allait exploser et la douleur diffuse qui émanait de ses blessures ne l'aidait en rien.

Il fallait qu'elle quitte Tremoria rapidement, avant de s'éloigner davantage des valeurs de l'Ordre. Thoran et Larinda l'avaient vue une dernière fois en tant que Sannarhia, son rôle était sauf. Elle devait partir. En soupirant, elle ôta sa robe et son corset et passa une longue chemise de nuit. Elle allait encore dormir. Peut-être, le lendemain matin, arriverait-elle à trouver toute cette histoire ridicule et à envisager de quitter Aodan avec indifférence ?

On frappa à la porte au moment où elle fermait le rideau qui gardait la chaleur de son lit.

- C'est... c'est moi.

Aodan, à n'en pas douter. Sanhild se figea, le cœur battant. Ce n'était vraiment pas le moment. Pas alors qu'elle se posait tant de questions existentielles. Elle envisagea un instant de le renvoyer. Elle n'opposa qu'un silence. Pourquoi le laissait-elle durer ? Si elle congédiait le jeune homme, son supplice prendrait fin.

Sans plus réfléchir, elle ouvrit la porte. Aodan fronçait les sourcils, inquiet, de l'air tourmenté de celui qui ne savait par où commencer. Il n'aurait plus manqué qu'il renouvelle sa demande de correspondance !

Il fallait qu'elle lui parle. Durement. Qu'il comprenne... Ainsi, elle rentrerait chez elle et... Ils ne se reverraient plus jamais et... 

Les larmes montèrent sans qu'elle ne puisse les en empêcher.

Aodan lui jeta un regard perdu :

- Vous... Pourquoi...

Il s'approcha, bouleversé par sa réaction, et lui prit les mains. Sanhild sentit son cœur s'accélérer. La présence du jeune homme l'hypnotisait. Il parut reprendre ses esprits, la lâcha et fit un pas en arrière.

Sanhild eut le bon sens de le laisser entrer et de refermer la porte pour éviter qu'on ne les surprenne ensemble. Ce simple geste l'aida à se donner une contenance. Les larmes refluèrent sans avoir coulé. De nouveau, un silence.

Aodan gardait les sourcils froncés et paraissait chercher ses mots. Son regard courut un instant sur le mobilier sommaire, comme s'il cherchait une banalité à évoquer pour meubler la conversation.

Sanhild cessa de l'observer et regarda à son tour la tapisserie qui ornait le mur. Une forêt, des oiseaux... Rien de ce qu'elle voyait ne parvenait à tempérer le désespoir qui avait pris possession de son esprit. Tant que le jeune homme serait à quelques pas d'elle, elle ne pourrait se ressaisir. 

L'impression d'assister à la scène, de loin, dans un étrange brouillard, lui faisait tourner la tête.

Puis Aodan prit une inspiration et sembla se jeter à l'eau.

- Je regrette. Je... J'ignore si je fais un rêve illusoire en pensant que vous pouvez, peut-être, éprouver le quart de ce que je ressens pour vous. Si tel est le cas, je serai alors le plus heureux des hommes.

Abasourdie, Sanhild le dévisageait, à présent, avec de grands yeux. Elle sentait ses joues brûlantes : cette fois, aucun doute n'était permis. Aussi bonne comédienne soit-elle, elle ne pouvait cacher la tempête de sentiments qui la secouait. Sans doute fut-ce ce qui poussa Aodan à poursuivre.

- Dans d'autres circonstances, reprit-il en soutenant son regard, j'aurais demandé votre main. Qui que vous soyez, cela m'importe peu.

Elle étouffa un hoquet de surprise. Un mariage ? Avait-il réellement parlé de mariage ? Ou bien avait-elle l'esprit si malade en sa présence qu'elle délirait et s'embourbait dans des chimères grotesques ?

Aodan soupira et poursuivit avec gravité :

- Cependant... Vous comprenez sans doute les raisons pour lesquelles je ne peux me permettre de ne serait-ce qu'effleurer une telle pensée.

A demi sonnée par l'annonce, Sanhild peinait à le suivre. Elle comprit pourtant avec une fatale évidence qu'il faisait sans doute référence à son statut. Qui aurait pu vouloir s'unir à une Officieuse ? Risible. Cette glaciale évidence la saisit à la gorge et Sanhild ferma les yeux pour tenter de rassembler ses esprits.

Comme s'il lisait dans ses pensées, Aodan poursuivit néanmoins :

- Vous connaissez à présent mon état de santé et cela suffit à m'interdire de prendre épouse.

- P... pourquoi donc ? balbutia la jeune femme qui peinait à retrouver son calme après une telle tirade.

Ainsi, ce n'était pas son Ordre qui le poussait à renoncer à sa demande ? Aodan parut surpris qu'elle ne trouve pas la réponse évidente.

- Eh bien, parce que je me refuse à risquer de laisser derrière moi une veuve !

Il craignait donc de mourir trop tôt ? De l'abandonner ? Oubliant tout sens des réalités, elle s'exclama avec un petit rire nerveux :

- Mais, enfin, Aodan ! Voilà qui est absurde ! Ma vie n'est pas plus assurée que la vôtre ! Peut-être même est-ce pire !

Elle faisait bien entendu référence à son travail. Mais, comme il gardait les sourcils froncés, elle comprit qu'il n'avait pas saisi la raison de son amusement.

- Ne faites pas cette tête, voyons ! Je ne me moque pas de votre demande, bien au contraire...

Ce fut à ce moment qu'elle se rendit compte des implications de leur conversation. Aussitôt, elle se rembrunit. Une demande en mariage. Et voilà que, sans réfléchir, elle argumentait pour le convaincre que, non, vraiment, son état de santé n'empêchait rien... Autant lui proposer elle-même de l'épouser, tant qu'elle y était ! Avait-elle définitivement perdu la tête ? Voulait-elle qu'il y laisse la vie et qu'il l'entraine avec elle ?

Il l'observait, comme si lui-même ne savait plus vraiment où il en était. Sanhild sentit son cœur se serrer.

- Aodan... m'auriez-vous vraiment... ?

- Oui.

Puis, comme s'il se méfiait un peu de la réaction de la jeune femme et craignait qu'elle ne se moque à nouveau, il reprit calmement :

- J'ai appris à vous connaitre, à vous apprécier. Du moins j'espère que vous ne jouiez pas sans cesse la comédie à mes côtés.

Non. C'était d'ailleurs sans doute ce qui les avait rapprochés. Leur sens commun de la justice, la recherche de la vérité. Emue, Sanhild secoua la tête et le laissa poursuivre gravement :

- J'ai appris à vous aimer. Que vous soyez... ce que vous êtes, ne m'effraie pas. Je vous aime. J'aurais aimé pouvoir demander votre main mais, comme je viens de vous le dire...

- Votre état de santé n'est pas une raison valable pour abandonner vos espoirs, le contra doucement Sanhild. N'importe qui peut mourir à tout moment et laisser un conjoint éploré derrière lui. Dans d'autres circonstances...

Aurait-elle accepté ? Elle l'ignorait. La question du mariage avait cessé de se poser dès lors qu'elle avait accepté de suivre la mère supérieure. Elle n'était plus une petite fille qui rêvait au prince charmant.

- Cependant...

Une Officieuse ne pouvait se marier, c'était aussi simple que cela. Ni même s'attacher à quelqu'un d'extérieur à l'Ordre. Elle ne cessait de se le répéter... Elle soupira et fit quelques pas dans la pièce pour tâcher de rassembler ses idées. Elle n'y parvenait pas. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Ses pensées étaient comme emmêlées par tous les mots que le jeune homme venait d'avouer. Il fallait qu'elle l'éconduise. Fermement. Impossible de faire autrement.

- Je vous aime aussi, déclara-t-elle.

A l'expression d'Aodan, elle comprit qu'il était au moins aussi abasourdi qu'elle. Par les Six ! Avait-elle définitivement sombré dans la folie ? Pourquoi fallait-il qu'elle s'enlise ainsi dans une situation déjà désespérée ?

A nouveau, un silence. Sanhild peinait à prendre conscience de ce qu'elle venait de laisser échapper. Le jeune homme la dévisageait, indécis.

Il fallait qu'elle se décide avant de devenir folle.

- Une Of... Je ne suis pas autorisée à me marier, reprit-elle. Voilà la seule raison pour laquelle vous pouvez oublier l'idée de demander ma main. Je partirai demain.

Elle inspira, tâcha de se reprendre et y parvint un peu. Aussi, elle poursuivit, implacable :

- C'est mieux ainsi. Un quelconque lien avec moi signerait votre arrêt de mort. Ne parlez jamais des sentiments que vous avez entretenus pour moi. Jamais. Il en va de votre sécurité. Oubliez-moi, cela vaudra mieux pour vous.

Elle sourit tristement :

- Vraiment, n'en gardez aucun regret... Je n'ai rien d'une gentille épouse. Je doute que vous souhaitiez me connaître vraiment. Vous m'oublierez vite. Partez, maintenant, je viendrai saluer votre famille demain.

Aodan la dévisagea un instant, plus blême qu'à l'accoutumée. Il semblait chercher une lueur, dans le regard de la jeune femme, indiquant qu'elle ne pensait pas ses dernières paroles. Mais Sanhild avait pesé chacun de ses mots. Elle était persuadée de faire le bon choix. Enfin... du moins voulait-elle s'en convaincre.

Comme elle serrait les dents, attendant qu'il se décide à quitter les lieux, il acquiesça lentement et fit demi-tour.

La main sur la poignée, sans regarder la jeune femme, il murmura tout de même :

- Vous vous trompez : je ne vous oublierai jamais.

Puis il s'en alla.

Sanhild soupira longuement et se laissa tomber sur un fauteuil, hagarde. C'en était trop pour elle. Elle aurait peut-être préféré affronter un wrag à mains nues que se débattre avec ces sentiments qui la tourmentaient. Au moins, la souffrance aurait été brève.

Dans l'espoir de sombrer dans le sommeil, elle finit par se glisser dans son lit, encastré dans le mur. Les yeux grands ouverts, rivés sur le plafond de bois trop proche, la jeune femme mit longtemps avant de souffler sa chandelle et de se retrouver dans le noir. Le sentiment d'étouffement se mua en l'impression désespérante de se perdre dans un vide glacial.

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