Chapitre 4 : Tremoria

Le crépuscule parait de ses lumières dorées les crêtes des montagnes, lorsque le carrosse passa le premier mur d'enceinte du château de Tremoria. Ce dernier était une petite forteresse bâtie dans les hauteurs, aux murailles sombres, épaisses et peu accueillantes. Tout ici avait été pensé pour résister aux pillards et aux wrags. L'esthétique ne figurait pas dans les critères retenus pour la construction de l'édifice qui se trouvait comme plaqué à la falaise et arborait une porte de bois ferrée massive et des meurtrières en guise de fenêtres. 

Le véhicule s'arrêta dans la haute cour, déserte à cette heure tardive. Sanhild ne s'étonna pas que Bregan ne vienne pas à leur rencontre, bien que les chevaux aient suivi le carrosse. Sans doute le jeune homme estimait-il avoir mieux à faire que de se préoccuper d'elles. L'un des soldats se chargea d'aider la noble à descendre et les deux invitées se retrouvèrent dans le vent glacé, à serrer leur cape contre elles. Fort heureusement, elles n'eurent guère longtemps à attendre car déjà trois silhouettes surgissaient d'une petite porte et se dirigeaient vers elle avec empressement.

Le premier homme devait avoir la cinquantaine et arborait un sourire jovial et une certaine prestance malgré des traits marqués par la fatigue. Sa tenue de cuir ne différait pas de celle de Bregan et il ressemblait beaucoup au jeune noble, bien que ce dernier ait des traits plus durs. Il devait donc s'agir de Thoran, leur hôte. Son expression de contentement se mua en effroi lorsqu'il avisa les robes tâchées de sang des arrivantes.

- Par les Six ! Que vous est-il arrivé, mes dames ? s'écria-t-il en les dévisageant.

Il paraissait atterré et réellement inquiet pour elles. Sanhild décida de se remettre à sangloter doucement pour faire bonne mesure. Moins elle paraitrait en état de s'exprimer, moins on lui poserait de questions auxquelles elle ne souhaitait pas fournir de réponses.

- Des brigands, mon père ! s'exclama Bregan qui était occupé à discuter avec l'un de ses soldats comme si tout cette agitation n'était qu'un détail.

Ces derniers avaient mis pied à terre, mais tenaient leur cheval par les rênes au lieu de les remettre au palefrenier qui attendait en retrait.

- Dame Sannarhia, ajouta-t-il rapidement avec un vague signe de tête vers Sanhild, preuve qu'il n'avait peut-être pas été si peu attentif qu'il avait voulu le laisser paraitre. D'après ses dires, il semblerait que l'escorte ait été abattue.

Thoran leva les bras au ciel :

- Cette vermine se fait de plus en plus audacieuse ! Mais, ajouta-t-il avec une légère inclination du buste, je manque à tous mes devoirs ! Je suis Thoran, fils de Merhan, et je suis ravi de vous accueillir dans ma demeure, bien que je vous doive maintes excuses pour ce désastreux voyage !

Sanhild et Landarn murmurèrent de vagues remerciements à voix basse et continuèrent à jouer les pauvres femmes traumatisées. La première en profitait néanmoins pour observer les autres personnes qui assistaient à l'échange.

L'une des deux, un jeune homme aux traits harmonieux, la dévisageait d'un air désolé. Sans doute à peine plus jeune qu'elle, apprêté avec soin, tant dans ses habits de velours de soie, que dans sa chevelure aux boucles ébènes qui retombait soigneusement sur ses épaules, il n'y avait aucun doute : elle avait affaire à Cierhan, le plus jeune fils de la fratrie. Elle s'empressa donc de lui adresser un sourire timide et larmoyant. À en croire l'expression troublée du noble, ce simple échange fit son effet, car il s'avança aussitôt :

- Mon père, je pense que notre invitée a grand besoin de repos, plus que d'explications dans cette cour glacée. Si vous le permettez, je vais...

- Oh ! Laissez donc, mon frère ! s'exclama avec empressement la jeune femme qui avait jusque-là gardé le silence. Je vais installer notre invitée dans une de nos chambres ! Nous pourrons ensuite bavarder au salon comme il se doit !

Elle battit des mains, ravie, et Sanhild se demanda si celle qui était donc la fille du seigneur avait bien conscience de la situation. À la place de Thoran, elle aurait exigé des informations sur l'agression afin de s'assurer que les brigands étaient bien hors d'état de nuire. Mais sans doute n'était-ce pas dans les priorités de celle qui se nommait Larinda, si la mère supérieure ne s'était pas trompée. La demoiselle arborait une robe richement ornée à la dernière mode de la capitale. Elle n'avait rien en commun avec les montagnardes qu'avait pu côtoyer Sanhild dans son enfance. Ces dernières auraient plutôt porté des chausses de cuir et auraient participé à la battue pour être certaines qu'aucun brigand n'en n'aurait réchappé.

- Je repars avec quelques hommes, déclara Bregan en leur coupant la parole brutalement.

Le jeune homme était remonté sur son cheval, sans doute décidé à aller voir les lieux du massacre. Il n'y avait plus qu'à espérer que le crépuscule allait le dissuader d'y regarder de trop près.

- Demain, mon fils ! rétorqua Thoran. La nuit est par trop dangereuse. Je veux savoir tout le monde, même toi, à l'abri de ces murs ! Larinda, reprit-il à l'adresse de sa fille, va donc installer nos hôtes. Tu as raison, nous parlerons après !

Cierhan s'effaça, visiblement à contrecœur, et Sanhild emboita le pas de la jeune noble, suivie de Landarn.

Larinda les fit entrer dans un couloir bas et étroit et saisit une chandelle pour poursuivre son chemin. Sanhild connaissait l'organisation des citadelles de l'Ouest : de l'extérieur, elles paraissaient n'être que de petits châteaux fortifiés collés à la falaise mais, en réalité, elles s'étendaient sous les montagnes en une successions de souterrains et de salles insoupçonnées.

Landarn regardait les parois rocheuses incurvées avec méfiance : sans doute découvrait-elle ce sentiment de claustrophobie dont les étrangers se plaignaient souvent. Sanhild, quant à elle, retrouvait avec plaisir les souvenirs de son enfance. Au moins ne regardait-elle pas cet endroit atypique avec étonnement ou inquiétude. La mère supérieure avait raison lorsqu'elle avait prétendu que les origines de l'Officieuse lui seraient d'une grande aide pour cette mission d'infiltration.

La température remontait quelque peu : au cœur des falaises, l'air restait frais, mais l'on était loin du froid glacial de l'extérieur. Larinda bavardait de tout et de rien, ne semblant pas s'apercevoir qu'elle faisait presque un monologue. Elle leur parla du château, de la pluie et du beau temps, du bal qui aurait lieu le lendemain et de la tenue qu'elle porterait. Sanhild acquiesçait de temps en temps, Landarn se taisait car elle n'était pas vraiment conviée à la conversation étant donné son prétendu rang. Après maints détours au cœur de la forteresse, Larinda ouvrit une porte de bois et fit entrer les voyageuses.

- Voilà votre chambre ! J'espère qu'elle vous convient et que le confort ne vous paraitra pas trop sommaire ! Nous tenons à ce que nos invités soient bien installés ! À une époque, nous... Oh ! Mais je parle, je parle... Vous souhaitez sans doute vous rafraichir ! Tout ce sang... ajouta-t-elle comme si elle se rappelait enfin que ses hôtes venaient de frôler la mort. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à le demander, je me ferai un plaisir de vous le fournir ! Je vais vous faire porter de l'eau chaude et le nécessaire pour vous laver.

La pièce, taillée dans la roche, les accueillit dans la lumière tremblotante de la chandelle. Le sol était recouvert d'un tapis de fourrure épais et les murs décorés de tapisseries afin de garder encore un peu de chaleur, l'endroit ne disposant pas de cheminée. Sanhild eut un sourire nostalgique en reconnaissant les planches de bois au fond de la pièce qui délimitaient deux alcôves fermées de lourds rideaux, au sein desquelles étaient nichés deux lits confortables. Deux fauteuils moelleux et un lourd coffre achevaient de meubler l'endroit.

- Je dois vous abandonner, continua Larinda, mais n'hésitez pas à rejoindre le grand salon dès que vous serez prête, nous sommes tous impatients d'entendre votre récit ! Je suis certaine que ce sera passionnant ! Comptez deux portes à gauche, puis une à droite en sortant d'ici !

Sur ces mots enthousiastes, elle quitta la pièce, sa robe virevoltant autour d'elle. Sanhild et Landarn échangèrent une grimace : elles n'avaient aucune envie de faire le récit des événements !

Une domestique entra un instant plus tard avec la malle des deux amies. Elle entreprit ensuite d'allumer plusieurs chandelles afin d'éclairer davantage la pièce. Puis elle revint leur porter un broc d'eau et une cuvette. Une petite porte donnait sur un cabinet de toilette où se trouvaient déjà quelques ustensiles et produits d'hygiène. Les Officieuses préférèrent congédier l'intruse, afin de discuter librement.

- Larinda me parait très sociable, remarqua Landarn en grattant ses ongles pour en faire disparaitre le sang coagulé. Pourquoi ne pas porter tes efforts sur elle, finalement ?

Sanhild haussa les épaules.

- Je ne sais pas... On la dit bavarde et c'est également ce que nous avons constaté. Ce peut être un avantage, comme un inconvénient : elle me parlera facilement, mais elle risque aussi de répéter nos conversations.

À la vérité, l'enthousiasme exubérant de Larinda agaçait Sanhild. Mais Landarn avait peut-être raison : il serait plus facile pour elle de discuter avec une jeune femme de son âge qu'avec le séduisant Cierhan. 

- D'autant que son frère parait déjà beaucoup t'apprécier ! se moqua Landarn. Tu m'avais caché tes talents de séductrice ! 

- As-tu remarqué ce qu'a dit Thoran à Bregan ? reprit Sanhild en se sentant s'empourprer à la remarque de son amie. Sa phrase était étrange, lorsqu'il lui a demandé de rester au château : "même toi" a-t-il ajouté...

- Je suppose que son fils est un habitué des escapades pour maintenir l'ordre...

- Ou bien ne s'aiment-ils pas beaucoup et Thoran a remarqué qu'il souhaitait le voir en sécurité malgré cela.

Il ne devait en effet pas être difficile d'avoir des différents avec un jeune homme aussi brutal et grossier dans sa façon de se comporter. Se pouvait-il que lui, de son côté, fomente quelque complot ?

- Tu soupçonnes déjà Bregan, n'est-ce pas ? reprit Landarn.

Sanhild hocha la tête et entreprit de revêtir une nouvelle robe de tissu brodé. Son amie vint l'aider à la lacer dans le dos, non sans lâcher un rire moqueur quand elle entendit un petit cri.

- Ne me fais pas croire que la pire torture que tu connais est ce corset !

Sanhild lui jeta un regard noir, mais ne put s'empêcher de s'esclaffer à son tour.

- Tu es cruelle ! Je suis certaine qu'il n'est pas nécessaire de serrer autant ! Rappelle-toi qu'en cas de besoin, je dois pouvoir me défendre et non pas défaillir au premier mouvement !

- Tu as encore assez de souffle pour te plaindre, manifestement ! rétorqua Landarn sans s'émouvoir. Viens donc ici que je t'arrange les cheveux !

Sanhild fit la moue.

- Quelle importance ? Nous savons toi et moi que si nous sommes... ce que nous sommes, c'est que personne ne se souviendra de notre beauté !

- Banale, je le sais ! Mais, crois-moi, une taille bien cintrée et un joli décolleté, et la plupart des hommes oublieront ton visage, si tant est qu'ils y jetteront un œil ! Et une jolie chevelure...

Sanhild poussa un nouveau cri alors que Landarn manquait de lui arracher la tête en passant la brosse.

-  Tu as l'air bien sûre de toi, maugréa-t-elle. Où as-tu appris cela ?

Son amie se remit à rire :

- Lors d'une mission, mais tu sais aussi bien que moi que je ne peux en dire davantage !

- Et en ce qui concerne Larinda, reprit Sanhild, préférant revenir à plus urgent. Qu'en dis-tu ?

- Elle semble écervelée, mais elle peut aussi bien jouer un rôle...

Les deux Officieuses étaient bien placées pour le savoir ! Landarn fit un pas en arrière et observa Sanhild des pieds à la tête. Il était vrai que l'Officieuse, une fois apprêtée avec une robe à la dernière mode au riche tissu, ses longs cheveux nattés et relevés avec art, paraissait moins insignifiante.

- Très bien, mademoiselle Sannarhia, je crois que vous êtes attendue au grand salon...

Sanhild inspira pour se donner contenance. Elle s'imagina n'être qu'une pauvre jeune noble habituée à son petit confort et à être protégée. Ses certitudes avaient volé en éclat : terrifiée, elle se sentait encore sous le choc. Tout avait été si confus... Elle se recroquevilla légèrement sur elle-même, posa un masque de timidité sur son visage et ses yeux s'embuèrent juste ce qu'il fallait.

Elle était prête.

Un couloir, deux portes, le grand salon. La lumière l'éblouit lorsqu'elle passa du souterrain éclairé par sa chandelle à la pièce aux multiples bougies. Tous se turent en la voyant entrer. La famille du seigneur et de nombreux invités, déjà arrivés eux aussi pour le bal du lendemain, l'attendaient avec impatience. Ses aventures avaient sans doute fait le tour de la forteresse. Sanhild baissa les yeux avec une apparente gêne.

Le spectacle commençait.


*** Pour les curieux, je me suis inspirée en partie, pour le château, des grottes de Jonas, un site troglodyte historique situé en France. ***

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