Chapitre 39 : Autorité
Sanhild s'apprêtait à abréger la discussion de façon radicale, quitte à y laisser la vie, quand une voix forte se fit entendre derrière les hommes attroupés dans le couloir.
- Et l'autorité de l'héritier légitime, la respecteras-tu, Vakdar ?
Sanhild ouvrit de grands yeux. Aodan ! Se pouvait-il que... ?
Le dénommé Vakdar eut l'air aussi surpris qu'elle, car il se détourna de Bregan, hagard :
- Monseigneur ? Je pensais... Votre frère disait...
La jeune femme eut le plaisir de voir la confirmation de ce qu'elle avait entendu : Aodan fendait l'attroupement des gardes d'un pas assuré. Il pénétra dans la pièce qu'il balaya du regard.
- Mon frère est blessé, s'exclama-t-il aussitôt en apercevant Bregan qui, livide, ne parvenait plus à feindre de quelconques revendications. Allez chercher un médecin !
Sanhild sentit son cœur s'accélérer, assailli par l'angoisse. Il y avait de l'agitation dans les rangs. Ceux qui s'étaient volontiers joints à Cierhan, devaient faire face aux réactions de ceux qui n'avaient eu d'autre choix que de le suivre.
Aodan prenait un énorme risque en jouant les maîtres en la demeure. Son armée venait de se retourner contre lui et, si la mort de Cierhan brisait les ardeurs, elle n'empêcherait peut-être pas les hommes de remettre en cause son autorité. A moins qu'il ne soit parvenu à libérer ceux qui étaient restés fidèles à son père ? Peu probable.
Sans doute avait-il plutôt eu l'idée stupide de passer outre les ordres de la jeune femme. Sa connaissance de la forêt avait dû lui permettre d'avancer presque aussi rapidement qu'elle, forcée de revenir de nombreuses fois sur ses pas. Puis il n'avait plus eu qu'à suivre le souterrain et à déboucher dans la chambre de Cierhan, puisque l'Officieuse lui avait dégagé le chemin. Elle aurait peut-être mieux fait de l'enfermer dans la cave !
Il était trop tard pour lui faire comprendre qu'il venait de mettre les pieds dans une tanière de wrags et que le moindre faux pas leur coûterait la vie. C'était quitte ou double. Un bras de fer mental entre ces soldats rompus au combat et ce jeune noble qui n'avait jamais tenu une épée de sa vie et possédait pour seule arme sa légitimité.
Sanhild baissa sa lame, comme pour apaiser les tensions, mais ne la lâcha pas pour autant, dans l'attente de la suite des événements. Malgré ses blessures qui la lançaient, elle se rapprocha imperceptiblement d'Aodan, prête à le protéger si nécessaire.
Comme Vakdar paraissait toujours hésiter, le jeune noble le foudroya du regard :
- Un médecin ! trancha-t-il. Maintenant ! Et tiens tes hommes, Vakdar, ou je jure sur la lueur des Six de te faire ravaler ta félonie !
Sanhild n'avait jamais vu Aodan dans cet état de colère froide, même lors du repas où il s'en était pris à ses frères. L'autorité qu'il dégageait en toisant le soldat suffit à faire abdiquer ce dernier. La présence discrète de l'Officieuse, prête à verser le sang une fois de plus, dut aussi aider à une prompte décision.
Aodan avisa enfin le corps sans vie de Cierhan et son impassibilité se mua un instant en un mélange de haine et de regrets. Puis il se reprit et constata avec satisfaction que Vakdar obéissait avec empressement. Des ordres brefs furent donnés, les soldats reculèrent. Sans doute avaient-ils calculé que les avantages promis par Cierhan ne tenaient plus et que, plus vite ils se rallieraient à Aodan, en prétextant n'avoir pas eu le choix, plus ils auraient de chance de s'en sortir à bon compte.
Sanhild imaginait déjà Vakdar bafouiller qu'il s'était senti forcé de coopérer. Il faudrait le tenir à l'œil : ses hésitations devant Aodan n'auguraient rien de bon. Cependant, ce n'était sans doute pas lui, le fameux second qui s'était débarrassé du capitaine fidèle à Thoran. Sans quoi, il se serait montré plus vindicatif et la situation aurait mal tourné.
- Vakdar ! reprit Aodan en se détachant de Bregan qui se laissa tomber lourdement sur un fauteuil. Amène-moi le capitaine Grisar, son second et Rekh.
L'interpellé blêmit et parut chercher ses mots.
- C'est que... le capitaine est mort de la main du second... Le second... ben je sais pas où il est et... Rekh... il est dans les geôles...
Sanhild vit la mâchoire d'Aodan se contracter. Mais le jeune homme resta parfaitement calme. L'Officieuse ignorait quels rapports entretenait l'aîné de la fratrie avec l'armée de son père. Mais elle entendait déjà des voix soulagées dans les couloirs.
- Alors libère Rekh et amène-le-moi, il a ma confiance, intima-t-il sèchement. Trouve le second et arrête-le, je veux l'interroger.
Bregan marmonna quelque chose, avachi sur son fauteuil, mais se montra incapable d'articuler et encore moins de se relever.
- Mon frère est-il resté fidèle à mon père, ou s'est-il rallié à Cierhan ? demanda Aodan à Sanhild en fronçant les sourcils, dès que Vakdar eut passé le seuil.
Elle expliqua la situation en quelques mots, peu encline à faire entendre le son de sa voix en présence d'étrangers. Aodan parut soulagé. Il la remercia d'un signe de tête et alla à la porte. Il sonda du regard les soldats présents et en désigna deux d'un geste :
- Toi et toi, avec moi.
Sanhild supposa qu'il les connaissait assez bien pour se mettre sous leur protection. De mémoire, il s'agissait de ceux qu'elle avait vus proches de Bregan à son arrivée à la citadelle. Peut-être faisait-il confiance aux choix de son frère.
Elle s'était mise en retrait, tâchant de se faire oublier. Pour réussir une mission parfaite, il aurait fallu que la présence d'une Officieuse soit ignorée. Mais trop de monde l'avait vue. Les soldats allaient parler et elle ne pouvait tous les tuer pour cette seule raison. En revanche, il était encore possible de sauver l'identité de Sannarhia, si elle ne trainait pas trop et réapparaissait en jolie robe dès que les événements se seraient apaisés.
Seuls les deux gardes désignés restèrent à la porte pour garder les lieux. On entendait le timbre rauque de Vakdar se perdre dans le couloir alors qu'il donnait des ordres pour libérer les hommes dans les geôles. Elle ignorait où se trouvait Thoran et s'il était toujours en vie, mais la seule chose qui lui importait était de savoir l'héritier légitime en possession de son fief. Aodan était fidèle à la reine, tel était l'essentiel. Le reste ne la concernait pas.
Ses hommes partis, le jeune noble sembla s'autoriser à abandonner les apparences pour s'approcher de son cadet. Son visage exprimait le plus grand désarroi tandis qu'il regardait la blessure de Bregan sans savoir qu'y faire. Ce dernier gisait sur son fauteuil, à la limite de l'inconscience, soutenu par son frère. Sanhild se sentit peinée pour Aodan malgré elle. Cependant, puisqu'il paraissait en sécurité et apte à reprendre la situation en main, il était peut-être temps de quitter les lieux. Elle n'avait pas plus tôt fait un pas pour sortir, que la voix d'Aodan la rappela.
- S'il vous plait. Mon frère se meurt.
Sanhild soupira en elle-même. Elle n'avait pas une vocation de guérisseuse et l'état de Bregan lui importait peu. En revanche, son propre dos et sa main la lançaient, et elle aurait aimé se soigner sans trainer. Ses plaies ne se voyaient guère sur le cuir noir, mais elle ne tenait pas à perdre trop de sang et à s'en sentir affaiblie.
Malgré tout, par égard pour Aodan, elle se pencha vers le blessé pour l'observer. Ce dernier, livide, avait le souffle court. Ce traître de Cierhan semblait s'être bien amusé, car les chairs du torse étaient déchiquetées et ne formaient plus qu'un amas sanguinolent. Elle découpa rapidement dans la tunique de Bregan un morceau de tissu et comprima la blessure. Puis elle saisit la main d'Aodan pour qu'il tienne le pansement improvisé à sa place.
- Je suis désolée, murmura-t-elle, je ne suis pas assez compétente en ce domaine. Le médecin saura que faire...
Au même instant, de nouveaux soldats entrèrent dans la pièce. Sanhild se leva, sur le qui-vive, prête à en découdre s'il le fallait.
- Heureux de vous voir, Rekh ! s'exclama Aodan en se relevant.
Son air soucieux, où transparaissait son inquiétude pour son frère, s'était mué en un masque de froide autorité, éclairé seulement d'un sourire destiné au nouveau venu. Ce dernier jeta un regard à Bregan et secoua la tête, ravalant sa colère.
- Le wrag puant a osé ! Je tuerais bien ce vilenastre de Cierhan moi-même, mais on m'a dit que c'était déjà fait !
Puis, comme s'il se rappelait les liens de parentés du traître et d'Aodan il parut inquiet et maugréa :
- Je vous prie de m'excuser, j'oubliais que c'était votre frère, monseigneur, et...
- Je n'ai jamais eu qu'un frère, rétorqua Aodan, et il a besoin de soins urgents.
Comme Aodan semblait entouré d'hommes de confiance, Sanhild se mit en retrait pour écouter. Cierhan avait, semblait-il, préparé son coup depuis un an et placé des soldats à sa solde dans l'armée de son père petit à petit. Sa plus belle réussite avait été de voir le second du capitaine se ranger de son côté par cupidité.
Comme s'il avait voulu reculer le moment d'entendre une horrible nouvelle, Aodan s'enquit enfin de son père et de sa sœur. Sanhild se surprit à se sentir soulagée lorsque Rekh confirma qu'ils étaient vivants et que l'on s'était chargé de leur rendre leur liberté. Thoran ne devait pas tarder à les rejoindre.
Le médecin arriva sur ses entrefaites et, avec un dernier regard pour Aodan, Sanhild s'éclipsa.
Elle se faufila dans le couloir sans s'éclairer et partit d'un pas vif. Il lui restait un rôle à jouer. Dame Sannarhia ne pouvait disparaitre sans raison.
Les souterrains obscurs étaient une bénédiction pour se déplacer sans encombre. Cette fois, la jeune femme se jeta deux fois dans une alcôve pour ne pas se faire voir. Puis elle accéda enfin à sa chambre dans laquelle elle s'enferma à clef promptement.
A présent que la tension était retombée, l'Officieuse sentait sa tête lui tourner. Sanhild n'avait pas dormi depuis bien trop longtemps et la faim se faisait sentir. Elle s'extirpa de sa tenue noire avec une grimace : son dos la brûlait. Laissant courir ses doigts sur son flanc, à l'arrière, elle identifia une blessure longue de plusieurs pouces. Elle avait vu pire, mais l'emplacement de la plaie lui posait un problème. Elle aurait bien eu besoin de Landarn pour se soigner. Dans le doute, elle préféra pour le moment garder son bustier de cuir. L'enlever risquait d'aggraver la situation et elle voulait avoir tout ce qui lui fallait à portée pour agir.
Faisant jouer ses doigts, elle grogna en détaillant la coupure au creux de sa main. Le gant avait fait son office et sa paume n'était que peu entaillée. Mais une plaie à cet endroit se révélait non seulement douloureuse, mais surtout peu aisée à camoufler.
La jeune femme recouvrit la petite table d'un linge, afin de la protéger du sang. Puis elle remplit la cuvette d'eau et l'y déposa. Enfin, elle se saisit de son nécessaire de soins et sortit d'un sachet une racine au goût âcre. La mâchant pour la transformer en pâte, elle la recracha dans un bol. Cette mixture servirait de pommade cicatrisante dès qu'elle aurait réussi à désinfecter ses plaies.
D'abord, il lui fallait s'occuper de sa main blessée. Il serait ensuite plus aisé de manipuler son matériel en tentant d'atteindre son dos. L'eau de la cuvette se teinta de rouge et la plaie apparut, débarrassée du sang séché.
La jeune femme s'empara ensuite d'une petite bouteille d'alcool et de linges propres. Habituée à ces soins expéditifs, elle ne broncha pas quand le liquide mordit sa paume, y répandant une douloureuse brûlure. Sanhild sécha la blessure, puis étala la pâte au creux de sa main et s'aida de ses dents pour faire un bandage solide.
A présent, il lui fallait se contorsionner pour s'occuper de son dos blessé.
Un discret coup frappé à la porte la fit sursauter. Non, pas maintenant ! Elle n'avait le temps ni de se rhabiller, ni d'enlever son matériel sur la table ! Elle se leva en silence pour se saisir de son poignard encore maculé de sang, et se plaça derrière la porte. Il fallait espérer que le visiteur indésirable la pense absente et, surtout, que personne ne force le passage. L'Officieuse n'avait vraiment aucune envie de se débarrasser d'un cadavre de plus.
***
Et voilà, toujours mes questions existentielles sur la façon dont ce chapitre se déroule. Si vous relevez certains points incohérents, n'hésitez pas !
Au passage, un vilenastre, c'est un homme méprisable, infâme... Jolie insulte médiévale, n'est-ce pas ? ^^
En théorie, il ne restera que trois chapitres après celui-ci : nous arrivons doucement au terme de cette aventure. :)
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