Chapitre 35 : Wrags
L'esprit embrumé par le froid et la peur, Sanhild s'efforça d'éclaircir ses pensées incohérentes.
- Je vous l'ai dit, argua-t-elle dès qu'il cessa de tousser. J'ai besoin de vous pour que Tremoria reste fidèle à la reine... De plus, vous connaissez mieux le chemin que moi.
Aodan soupira et tenta de retrouver un peu d'assurance en se redressant malgré l'épuisement :
- Je suis certain que vous vous dirigerez très bien sans moi. Je ne m'y connais certes pas en wrag, mais je chasse depuis assez longtemps pour comprendre quand je me fais encercler et que la fin est proche. Je vous ralentis. Soit nous mourons tous les deux, soit vous partez sans moi et vous vous en tirez peut-être vivante.
Il avait raison. Impossible de le nier. Il avançait trop lentement et signalait leur position à chaque nouvelle quinte de toux. Il n'avait plus eu une seule chance de survie dès l'instant où il avait posé le pied dans cette forêt infestée de wrags. C'était l'évidence même.
Sanhild avait une mission à mener. Elle ne devait faillir sous aucun prétexte. Et encore moins parce qu'elle appréciait un jeune noble qu'elle ne reverrait plus jamais, une fois qu'elle aurait terminé son travail. Elle devait le laisser. Il avait raison.
Il dut lire l'hésitation sur son visage car il planta ses yeux dans les siens, décidé :
- Vous savez que vous n'avez pas d'autre choix. Rester avec moi ne vous mènera qu'à votre propre mort. Je refuse d'être la cause de votre perte. Partez.
En cet instant, il reprenait son attitude de noble, intransigeant, habitué à être obéi. L'Officieuse serra les poings. Il en fallait plus pour l'impressionner. Comme elle le lui avait déjà rétorqué, elle n'avait d'ordre à recevoir de personne. Cependant... Sa gorge se noua. Il avait raison. Ses lèvres se mirent à trembler. Il avait raison. Par les Six ! Il avait raison !
Mais elle ne bougeait pas. Impossible de détacher son regard du sien. Impossible d'accepter de l'abandonner.
- Partez, répéta Aodan dans une supplique désespérée.
Alors, elle fit un nouvel effort pour rester maîtresse d'elle-même. Elle refoula la terreur qui lui vrillait l'estomac. Elle se recomposa ce masque impénétrable. Elle se persuada que la mission justifiait de le garder en vie.
Puis elle se contenta de répondre avec un calme implacable :
- Non. Jamais.
Elle reprit sa marche, les mâchoires serrées. Renoncer n'était pas dans ses habitudes.
Aodan soupira et la suivit en trébuchant dans la neige qui crissait sous leurs pas. Il devait se douter qu'elle ne changerait pas d'avis. Paradoxal, de la part de quelqu'un qui, la veille au soir, cherchait le meilleur moyen de le tuer !
Des hurlements, toujours. Sanhild renonça à frotter ses mains pour garder un peu de vie dans ses doigts glacés. Elle grelottait, mais réfléchissait autant que la peur qui empoisonnait ses pensées le lui permettait. Le sang battait à ses tempes. Des images sanglantes lui embrumaient l'esprit. Elle tenta de les refouler sans succès, obnubilée par cette fin tragique qui se profilait.
De fins flocons se mirent à tourbillonner, annonciateurs de difficultés supplémentaires. La jeune femme passa une main gourde pour dégager ses yeux où le gel s'accrochait à ses cils. Et, pendant qu'elle se faisait violence pour ne pas céder à la terreur, les cris des bêtes se prolongeaient, réverbérés par les montagnes.
Les souvenirs virevoltaient parmi les cristaux de glace portés par le vent.
L'étendue blanche recouvrait tout, feutrant ses pas craintifs. Lur' était sortie, poussée par la faim. Depuis combien de temps était-elle terrée dans la cave ? Elle l'ignorait, mais sa réserve d'eau s'était épuisée, lui laissant la gorge sèche. L'air frais lui fouetta le visage alors que le silence pesant la saisissait. Elle avança, tremblante, autant de froid que de peur, ses petites mains agrippées à son arc.
Les rues étaient désertes. L'ensemble des villageois avait décidé de se rassembler pour monter les premières palissades en vue de l'hiver. Elle-même avait été chargée d'aller chercher un lange propre pour le bébé quand les cloches d'alarme avaient sonné. Cette corvée lui avait sans doute sauvé la vie. Elle se dirigea d'un pas chancelant vers les fossés qui cerclaient le hameau.
Hommes, femmes, enfants, s'y trouvaient encore tous, ou presque. L'odeur de putréfaction la prit à la gorge. Des corps éventrés. Déchiquetés. Le fils du forgeron était mort le marteau à la main, dans une tentative désespérée pour se défendre. Lur' ne reconnut Gerda, son amie de toujours, qu'à sa robe bleue qui avait viré au brun sous le sang séché. Le visage défiguré, lui, ne permettait plus d'identifier la fillette. Et, plus loin... Lur' vomit de la bile et tomba à genoux, parcourue de spasmes. Sa mère... sa sœur...
Elle n'avait pas eu la force de chercher le reste de sa famille. Pas même eu la force de s'enfuir loin du charnier. Elle n'avait pas entendu la cavalcade annonçant l'arrivée de la troupe détachée par la reine. Recroquevillée sur elle-même, elle attendait de mourir à son tour.
Malgré elle, une chanson s'immisça dans son esprit. Ne pleure pas... petite étoile... Paroles dramatiques, pour une lueur d'espoir... Comme toujours, cet air, fait de sanglots autant que d'amour, la soulagea.
Sanhild se gifla intérieurement et cessa de chantonner. Elle n'était plus une enfant. Elle devait se ressaisir. Garder son sang-froid. Tout problème avait sa solution. Il ne serait pas dit qu'elle finirait dévorée comme une fillette sans défense. Elle avait appris à se battre, à se découvrir des ressources inespérées. Elle ne servirait pas de repas à de stupides bêtes sauvages, aussi monstrueuses soient-elles.
Il était trop tard pour rejoindre la forteresse où ils ne seraient de toute façon pas accueillis. Il leur fallait une solution temporaire pour éviter les crocs acérés des wrags qui continuaient à hurler, de plus en plus proches.
- Aodan ! s'exclama-t-elle soudain en se tournant vers lui. Y-a-t-il un village près d'ici ?
Il trébucha sous la surprise et en profita pour reprendre son souffle tandis qu'il réfléchissait. La jeune femme vit son visage creusé par la fatigue s'illuminer :
- Oui, mais il faut bifurquer ! A quelques minutes de marche, tout au plus.
Le cœur de Sanhild manqua un battement. Ils étaient peut-être sauvés.
- Je sais que vous hébergez le peuple, à la citadelle, en hiver, reprit-elle, fébrile. Mais, malgré tout, les villageois possèdent-ils des caves chez eux, comme cela se fait par chez moi ?
Aodan haussa les épaules, le souffle court :
- Je l'ignore...
Savait-il seulement de quoi elle parlait ? Peu lui importait en réalité, car s'ils restaient là, à marcher entre les sapins, ils seraient bientôt morts.
- Au village. Immédiatement, ordonna-t-elle, retrouvant ses airs d'Officieuse en mission.
Des hurlements, si proches que les sapins parurent frémir, les saisirent d'effroi. Les wrags se rapprochaient. Inexorablement. D'un commun élan, Sanhild et Aodan reprirent leur marche forcée, le jeune homme retrouvant un peu de force avec l'espoir de survivre.
Bientôt, apparut un sentier enneigé, preuve que leur but serait bientôt atteint. Une pente douce commença à se former. Les fugitifs se mirent à marcher côté à côte pour se soutenir face aux glissades inévitables qui rendait leur progression plus difficile encore.
Puis, soudain, alors qu'en bas du chemin apparaissaient les toits des premières maisons, les hurlements se turent.
Remplacés par des mouvements dans les taillis.
Sanhild eut un haut le cœur. Son ventre se tordit. Elle s'arrêta net, les yeux écarquillés par la peur, cherchant à discerner la menace tapie dans les branchages. Il était trop tard pour courir.
Seul son entrainement l'empêcha de tomber au sol, prostrée. Elle dégaina, tourna sur elle-même lentement, le poignard à la main. Ridicule. Dérisoire.
Mais elle ne se rendrait pas sans combattre. Elle mourrait avec honneur. Pour la reine.
Elle sursauta quand Aodan se jeta sur l'arbre le plus proche et commença à planter son coupe papier dedans. Un coup, deux coups... Incompréhensible. A moins que ce ne soit cette terreur sourde qui empêchait la jeune femme de réfléchir. Le jeune noble devait ignorer que, même s'il parvenait à leur permettre de grimper aux arbres, les wrags pourraient les atteindre. Un tel subterfuge n'arrêterait pas ces tueurs nés. Il était trop tard.
Un grognement. Une masse sombre. Sanhild se figea. Sa respiration se bloqua dans sa gorge. A quelques mètres, en haut du chemin, venait d'apparaitre le premier wrag.
Le jeune rencontré quelques jours plus tôt aurait paru insignifiant à côté. Celui-ci faisait le double de hauteur et, sans doute, pesait trois fois son poids en muscles. Des poils drus d'un noir d'encre, si épais qu'ils le protégeaient comme une armure. Un regard d'une intelligence sauvage. Il jaugeait son gibier, patient. Personne ne venait à bout d'un tel monstre. Et quand bien même un miracle serait survenu pour l'anéantir, de combien d'autres wrags la meute était-elle composée ?
Les dominant, le prédateur prenait son temps. Il flairait ses proies, les babines retroussées en un grondement funeste.
Pétrifiée, la jeune femme ne parvenait plus à bouger. A quoi bon ?
- Venez ! s'exclama Aodan en l'attrapant par le bras.
Il avait détaché une grande plaque d'écorce et l'avait posée au sol. Une luge ! Attrapant la jeune femme par la taille, il l'assit sans lui laisser le temps de répondre, se plaça derrière elle et donna une impulsion.
Des masses noires bondirent. La luge prit de la vitesse. Les wrags aussi.
Le vent cingla le visage de Sanhild, la forçant à reprendre ses esprits. Elle risqua un regard en arrière : les bêtes avaient été surprises et leur donnaient ainsi un peu d'avance. Le village approchait à toute vitesse. Peut-être, avec un peu de chance...
La luge improvisée s'arrêta brutalement en bas de la pente, à quelques pas des premières maisons. Sans se concerter, Sanhild et Aodan bondirent sur leurs pieds. Ils se ruèrent vers les demeures. Ils avaient gagné une belle avance, il s'agissait de ne pas la gaspiller.
La jeune femme balaya les lieux du regard, tentant d'occulter les ombres mortelles qui dévalaient le chemin neigeux. Quelle bâtisse était la plus susceptible d'abriter une cave ? Elle opta en une seconde pour la plus imposante et en ouvrit la porte d'une main fébrile.
La maison était aussi vide que le village, désertée depuis que les gens avaient été hébergés à la citadelle. Sanhild ne s'attarda pas sur la décoration sommaire et se précipita sur ce qu'elle cherchait : dans le coin de l'unique pièce se trouvait une trappe de fer, caractéristique du genre de cave qu'elle avait espéré trouver. Sans attendre, elle la souleva et se jeta à l'intérieur, suivie par Aodan. Le battant claqua, les plongeant dans le noir. Elle se saisit des loquets à tâtons et les poussa un à un dans un claquement métallique.
Le calme les saisit.
Tout d'abord, ils n'entendirent que la respiration sifflante d'Aodan.
Puis une cavalcade.
Et enfin, des grattements. Puissants.
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