Chapitre 34 : Au bout du tunnel
- Je suis atteint du Souffle Fuyant.
Sanhild blêmit. Cette maladie, autrement appelée le mal des montagnes était assez présente dans l'Ouest. On supposait qu'elle était liée au froid, car elle se manifestait plus souvent l'hiver. Surtout, elle était mortelle. Les nourrissons n'y survivaient pas et les quelques enfants qui passaient le cap des premières années succombaient toujours avant leur adolescence.
- Aodan... Je ne pensais pas...
- Que c'était possible ? Ça l'est, pourtant. J'ai toujours réussi à réguler mes crises. Ma mère a appris à mon père comment s'y prendre pour me soulager.
- Et que puis-je faire pour vous aider, à présent ?
- Rien... rien pour le moment, ce n'est qu'une légère toux.
Elle l'entendit bouger dans le noir et devina qu'il se tournait un peu plus vers elle.
- Quand j'étais enfant, les cures près de chez vous m'avaient soulagé. Autrement, lorsque je perds mon souffle, vraiment, il y a, entre autres, une façon d'apposer les mains qui m'aide à reprendre ma respiration. Ma mère était atteinte de la même maladie et elle a vécu assez longtemps grâce à cette méthode. Elle n'aura pas réussi à surmonter son accouchement, en revanche. Je ne l'ai pas connue.
- Je suis désolée...
Etrange, mais Sanhild était sincère. Une petite voix dans sa tête s'offusquait qu'elle éprouve de la compassion, sentiment inutile et ridicule. Comme la plupart des sentiments, en réalité.
- Il n'y a pas de quoi, commenta Aodan. J'ai eu déjà beaucoup de chance de vivre jusqu'à vingt-quatre ans, il me semble.
Elle comprenait à présent mieux sa manière de relativiser sa propre mort. N'importe quelle crise pouvait lui être fatale. Il avait sans doute appris à vivre avec cette idée.
- Pourquoi vouloir garder le silence à ce propos ? reprit-elle avec une curiosité inhabituelle.
- Parce que je suis déjà assez moqué de ne pouvoir me battre... Inutile de m'affubler en plus de ce handicap. Je ne tiens pas à me couvrir de honte de façon irrémédiable.
Sanhild soupira :
- Vous avez tort, il n'y aucun déshonneur à lutter contre une maladie, bien au contraire. Mais je comprends votre point de vue. Je me tairai.
Encore une fois, elle avait parlé sans réfléchir avec une spontanéité à laquelle elle n'était plus guère habituée. Elle devait absolument se refocaliser sur sa mission. D'abord, tuer Cierhan, puis faire en sorte qu'Aodan reprenne le pouvoir.
- Merci, répondit-il avec une pointe de soulagement dans la voix. Nous devrions repartir.
Sanhild allait acquiescer lorsqu'elle se rappela les quelques mots qu'il avait prononcés plus tôt. L'idée ne l'enchantait pas mais, si elle voulait être certaine qu'il survive assez pour s'imposer...
- Vous parliez une façon d'apposer les mains pour vous aider, en cas de crise. Vous devriez me montrer.
Un long silence lui répondit, preuve qu'il hésitait. Sans doute n'était-il pas habitué à ce genre de familiarité avec n'importe qui. Mais un nouvel accès de toux sifflante dut le décider car, dès qu'il parvint à se calmer, il se rapprocha d'elle à tâtons.
- Il y a plusieurs techniques mais, la plus simple... Une main sur la poitrine, une autre dans la mienne. Père m'a expliqué que ma mère pensait que nous avions tous une part de magie guérisseuse en nous.
Sanhild se permit une moue dubitative puisque, dans le noir, Aodan ne risquait pas de s'en apercevoir. Si ce n'était la reine, les seuls vrais magiciens qu'elle connaissait étaient ces païens de Soliens et cette sorcellerie impie la révulsait. Elle sursauta quand le jeune homme lui saisit les mains à tâtons, avec hésitation. Il avait les doigts glacés et la peau plus douce que la sienne, habituée à manier les armes.
- Lorsque je suis en crise, expliqua-t-il, mon souffle s'accélère jusqu'à m'étouffer. Il vous faudra calquer votre respiration sur la mienne et la ralentir, à peine. Cela va m'aider à me calmer. Plus ça ira, plus vous l'apaiserez jusqu'à...
Il toussa brièvement et lui plaça les mains comme il le lui avait expliqué plus tôt.
- ...jusqu'à ce que j'ai repris un rythme normal. Appuyez légèrement pour m'imposer votre allure.
La technique paraissait quelque peu inutile à Sanhild mais elle supposa que la présence réconfortante d'une autre personne devait aider le jeune homme à s'apaiser. La question était de savoir si sa présence, à elle, qui avait ouvertement envisagé de le tuer, suffirait à détendre Aodan !
Il toussa à nouveau et elle enleva ses mains, gênée par ce contact inhabituel. Au moins, l'obscurité empêchait-elle de remarquer le rouge qui lui était monté aux joues.
- Nous devrions sortir d'ici, à présent, déclara la jeune femme dès que la toux cessa.
Ils se remirent en route. Sanhild reprit son compte. Les ténèbres paraissaient les avoir définitivement engloutis lorsqu'ils aperçurent au loin un point lumineux, d'un mauve diffus. Une lueur si tenue qu'elle disparaissait sitôt que l'on tentait de la capturer.
Sanhild confia à Aodan le coupe papier emmené plus tôt, comme arme improvisée. Puis elle lui murmura de rester en retrait et s'approcha elle-même avec prudence, poignard dégainé.
De sombres broussailles occultaient ce qui était manifestement la sortie et l'Officieuse dut batailler quelque peu pour se frayer un chemin à l'air libre. Le vent hivernal la saisit, mordant. Il faisait encore nuit, mais les deux lunes, la rouge et la bleue, éclairaient la forêt silencieuse d'une lueur pourpre. Pas un mouvement, pas âme qui vive. La neige brillait d'une aura presque magique. Aodan s'aventura à son tour hors des souterrains et resta médusé devant ce paysage féérique.
Une brise glacée caressait les branches chargées d'aiguilles givrées. Elle s'immisça dans les habits trop peu épais des deux jeunes gens et les fit frissonner de concert. Sanhild espéra que le temps reste au clair, car une tempête de neige, comme il y en avait eu quelques jours plus tôt, leur serait fatale. Cependant, respirer l'odeur des sapins et de la poudreuse fraiche lui faisait le plus grand bien et elle supposa qu'Aodan devait apprécier cet air vivifiant encore plus qu'elle.
Sanhild mit un doigt sur ses lèvres pour intimer au jeune homme le silence. Elle s'était détendue un peu devant l'absence de soldats, mais continuait à scruter les alentours. Le tableau qui les entourait était certes magnifique, mais elle n'oubliait pas que les wrags étaient, sans doute, toujours en chasse.
- Si nous nous cachions dans le souterrain jusqu'au matin ? lui murmura Aodan en se rapprochant, inquiet.
Il devait avoir eu la même idée qu'elle et jetait des regards méfiants aux arbres qui les cernaient. Sanhild secoua la tête en rengainant son poignard. L'arme était inutile, puisque dérisoire face à un wrag. De toute évidence, Cierhan n'avait pas jugé bon de faire surveiller cette sortie. Soit il en ignorait l'existence, soit il se doutait que les monstres qui rôdaient non loin seraient bien plus efficaces que les meilleurs soldats.
- Inutile, objecta Sanhild aussitôt. Les wrags ne sont pas comme les loups, ils chassent aussi bien de jour que de nuit. Et votre frère, ou les hommes à sa solde, vont peut-être finir par sortir de ce conduit.
Sanhild fit quelques pas pour trouver une éclaircie dans la frondaison. Les yeux levés vers le ciel, la jeune femme tentait de se repérer aux étoiles et à la position des lunes. Si ses estimations étaient bonnes, la jaune n'allait pas tarder à se lever, signe que l'aurore n'était plus loin.
- Si nous faisions du feu pour éloigner les bêtes ? demanda à nouveau Aodan qui paraissait vouloir se rendre utile.
- Maintenant que les wrags sont de sortie, il n'y aura plus qu'eux à craindre. Malheureusement pour nous, ils ne redoutent pas les flammes.
Le jeune noble se tut pour observer les alentours. Ils avaient parlé à voix basse et l'on n'entendait plus que des craquements de brindilles, la chute de quelque bloc de neige fondue. Au loin, le cri d'un oiseau nocturne retentit en écho dans les montagnes qui les surplombaient.
- Dommage qu'il fasse nuit, lâcha-t-il finalement. Je n'arrive pas à me repérer.
- Parce que ce sera mieux de jour ? le nargua Sanhild, dubitative.
Elle le vit sourire dans la pénombre avant de rétorquer patiemment :
- J'ai passé des heures à me promener sur mes terres depuis que je suis enfant. Alors, à moins que ces souterrains ne nous aient menés plus loin que je ne le pense, oui. Je suppose que lorsque le soleil sera levé, je pourrai nous orienter.
La jeune femme hocha la tête, reconnaissant qu'elle l'avait peut-être sous-estimé. Mais, en attendant, ils ne pouvaient rester là toute la nuit à attendre de servir de dîner aux wrags. Désignant la direction sur la gauche du souterrain, elle murmura :
- Selon moi, c'est l'affaire de quelques heures tout au plus. D'après les étoiles, je pense qu'il vaudrait mieux partir de ce côté.
Aodan se remit à tousser soudainement. Son mal semblait s'être atténué depuis qu'ils étaient à l'air libre, mais il eut tout de même du mal à reprendre son souffle. Dans le silence glacé de la forêt, le bruit que le jeune homme avait fait leur parut aussi puissant que des coups de tonnerre. S'ils n'avaient pas encore été repérés auparavant, c'était désormais chose faite, à n'en pas douter.
- Il faut partir, murmura Sanhild, pressante. Pouvez-vous marcher ?
Il acquiesça, aussi impatient qu'elle de se mettre en lieu sûr.
En silence, ils se mirent à avancer. Sanhild réfléchissait à la meilleure manière de se glisser dans la citadelle. Elle regrettait sa tenue d'Officieuse. Ses pieds s'enfonçaient dans la neige épaisse qui transperça rapidement ses bottines inutiles. Bientôt, le froid mordant qui la lançait fit place à une absence de sensation inquiétante. Préférant ne pas se préoccuper de ce qu'elle ne pouvait changer, Sanhild se concentra sur la suite de la mission. Il lui faudrait rapidement récupérer ses affaires d'Officieuse, et sans éventer le subterfuge. Quoique, si seul Cierhan faisait le rapprochement, alors elle s'en tirerait à bon compte en le tuant.
Des hurlements de wrags, lointains.
Sanhild s'immobilisa, intimant d'un geste à Aodan de faire de même. Si elle en croyait la puissance des cris des bêtes, ces dernières n'étaient pas encore sur ce territoire. Avec un peu de chance, elles chassaient plus au Nord et les ignoreraient.
Ils reprirent leur marche, pressant pourtant le pas inconsciemment. Avancer les empêchait de trop souffrir du froid. Cependant, comme avant, Aodan fut vite essoufflé. Sanhild s'aperçut qu'il perdait peu à peu le rythme qu'elle imposait. Il trébuchait bien plus souvent qu'elle dans les racines masquées par la neige et la semi-obscurité. Elle se forçait déjà à l'attendre... Il avait raison : elle aurait amélioré ses chances de s'en sortir en l'abandonnant dans les souterrains.
Ils s'arrêtèrent lorsqu'ils croisèrent un ruisseau, alors que les pas d'Aodan était devenu si lents que continuer avait perdu de son sens. Il se laissa tomber à genoux dans la neige, la respiration sifflante et Sanhild s'inquiéta de devoir utiliser la technique qu'il lui avait apprise plus tôt. D'un geste fébrile, il lui fit pourtant signe qu'il allait bien. Sans doute n'avait-il besoin que d'un peu de temps... Une ressource dont ils ne disposaient pas.
La jeune femme en profita pour boire et observer les alentours. Des sapins ployant sous la neige, l'obscurité des buissons et le ciel mauve qui apparaissait par intermittence entre les branches et virait au jaune doré, nimbant la forêt sous sa lumière irréelle. Sanhild s'aperçut qu'elle grelottait, lorsque ses dents s'entrechoquèrent, laissant son haleine s'évaporer en un nuage blanc. Il fallait qu'ils repartent au plus vite avant que le froid ne leur enlève leurs dernières forces.
Aodan se désaltéra aussi, sitôt sa toux apaisée et se remit debout malgré ses traits tirés par la fatigue. Un sourire las éclaira son visage :
- Je crois que je sais où nous nous trouvons.
Le cœur de Sanhild bondit dans sa poitrine. Peut-être allait-il leur faire gagner un temps précieux !
- La citadelle est-elle loin ?
- Oui... Quelques heures de marche. Il faut, je pense, contourner une bonne partie de la montagne que nous avons traversée pour venir jusqu'ici.
Sanhild pesta intérieurement. Le temps leur était compté s'ils voulaient empêcher Cierhan d'arriver à ses fins.
De nouveaux hurlements leur parvinrent, plus proches cette fois, de plusieurs directions. Sanhild resserra sa prise sur son poignard, davantage par réflexe que parce qu'elle lui pensait une quelconque utilité. Son ventre se tordit. Devait-elle avertir Aodan qu'ils avaient été repérés ? Les wrags les encerclaient, à n'en pas douter.
Seul point positif : l'aube pointait. Il serait moins difficile de se déplacer à présent. A en voir l'expression tendue du jeune homme, il avait sans doute deviné : ils étaient devenus des proies.
Sanhild commença par accélérer le pas avant de s'apercevoir qu'elle n'était pas suivie suffisamment vite. Les hurlements se rapprochaient et s'intensifiaient, de plus en plus oppressants. Son instinct lui disait de courir, la terreur qui montait peu à peu en elle la poussait à s'enfuir sans plus réfléchir.
Cette réaction aurait cependant été sa pire erreur. Les wrags étaient plus rapides que les humains. Et puis, Aodan peinait déjà à soutenir son rythme de marche, il n'allait pas courir.
- Partez sans moi.
Sanhild se retourna vers lui et s'arrêta, confuse. Encore plus pâle qu'à l'habitude, les traits tirés par l'effort, Aodan s'appuyait contre un arbre. Le jeune homme s'efforçait de réguler son souffle, devenu trop court pour lui permettre de continuer.
- Partez sans moi, répéta-t-il avant qu'une quinte de toux ne le plie en deux.
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