Chapitre 29 : Complot

La citadelle avait sombré dans une nuit noire depuis quelques heures déjà, lorsque Sanhild se résolut à sortir de sa chambre, vêtue de sa tenue d'Officieuse. Nul bruit, nul mouvement dans les couloirs de Tremoria. D'un pas léger, la jeune femme avança avec prudence. Cette fois, personne ne se faufilait dans les appartements de Thoran et elle put s'arrêter devant la porte du bureau d'Aodan.

La chance avait joué en sa faveur lorsqu'elle avait appris par un domestique que le jeune homme devait passer la nuit à travailler avec son père. Le cœur battant, elle se rassura à cette pensée : la voie était donc libre. Du moins, en théorie...

Les crochets jouèrent dans la serrure quelques secondes. Un déclic. Le battant s'ouvrit en silence. Sanhild se coula dans l'embrasure, referma et alluma une unique chandelle pour entreprendre une fouille méthodique. La pièce lui apparut emplie d'ombres mouvantes. Un bureau de bois massif, un fauteuil rembourré de cuir, des étagères garnies d'ouvrages sur chacun des murs et même au-dessus de la porte. Personne. La jeune femme avança à pas de loup sur le tapis moelleux qui étouffait obligeamment chacun de ses pas.

Comme à son habitude, Sanhild se mit à compter afin d'estimer le temps passé sur place. Un, deux...

Aodan était apparemment quelqu'un de rangé. Rien ne trainait sur son bureau, les plumes attendaient sagement, taillées avec soin. Pas une tache d'encre, pas une goutte de cire renversée. Sanhild posa sa bougie sur l'un des chandeliers et entreprit de contourner le meuble pour accéder aux tiroirs.

Ces derniers révélèrent en grinçant des livres de comptes, des détails sur les taxes perçues et versées. Une liste des nobles les plus proches en matière de relations politiques parmi lesquels n'apparaissait pas Gredor. Une correspondance, rédigée d'une écriture nerveuse, dénuée d'un quelconque intérêt, si ce n'était de montrer qu'Aodan était en bons termes avec leurs voisins. Tous ces documents amassés démontraient que le jeune noble dirigeait en bonne partie, si ce n'était complètement, le domaine. S'il était vraiment condamné, alors il ne paraissait pas décidé à en tenir compte. A moins que ce ne soit que des chimères que Sanhild avait déduites de mensonges éhontés...

Elle chassa ses interrogations pour revenir à l'instant présent. Elle disposait de peu de temps pour agir : elle réfléchirait plus tard. Elle examina chacun des tiroirs : pas de double fond. Elle se baissa avec souplesse, passa ses mains sous le bureau : pas de compartiment caché.

Trois-cent-douze, trois-cent-treize...

Les étagères étaient garnies d'ouvrages rigoureusement triés. Des livres traitant de lois et de jugements. L'un d'entre eux recelait peut-être une cachette. Trop long de les déloger un à un et Sanhild entreprit de tapoter en espérant entendre un son creux. Rien. Les ouvrages trop semblables pouvant faire bloc furent déplacés, mais chacun était bien ce qu'il paraissait être : des feuilles sans autre intérêt que celui d'accorder une lecture éclairée. Pas de double fond cette fois non plus mais, avec la quantité de livres, mieux vaudrait revenir une seconde fois pour s'en assurer.

Six-cent-vingt-sept, six-cent-vingt-huit...

L'Officieuse abandonna la bibliothèque et observa la pièce d'un œil aiguisé. Peu de décoration. Un portrait de Siehildra, au mur, qui confortait plutôt Sanhild dans l'idée qu'Aodan devait être fidèle à la souveraine. Bien entendu, ce pouvait être un leurre ou bien, de façon plus classique, un de ces tableaux que les gens mettaient chez eux pour respecter la tradition. Une manière de marquer son appartenance au royaume sans vraiment y penser. L'Officieuse prit le temps de le déplacer pour vérifier que rien n'était dissimulé derrière la toile ou le cadre, mais essuya un nouvel échec.

Sur un guéridon, une statuette de renard sur un socle de bois imposant, orné d'une petite plaque intitulée sans imagination "renard carmin". Posé juste à côté, une petite broderie décorative que Sanhild supposa être de Larinda car elle y retrouva le motif de roses blanches qui plaisaient tant à la noble. Enfin, un ouvrage de contes anciens écorné. La jeune femme sourit : elle imaginait sans mal Aodan s'accorder une pause dans son travail avec ce livre.

Sept-cent quatre vingt-douze, sept-cent quatre vingt treize...

Il était temps de se hâter. Le plateau rond du guéridon présentait une épaisseur conséquente et Sanhild entreprit d'en tester la résistance. Son instinct lui dictait qu'un mécanisme se trouvait dissimulé. Deux plaques se juxtaposaient lorsque l'on observait bien l'assemblage. Les doigts de l'Officieuse coururent sur le bois orné de marqueterie.

Un déclic. Il lui suffit de pousser légèrement pour que l'ensemble pivote. Le cœur battant, Sanhild regarda les parties se mettre en place, faisant glisser la broderie instable dans un bruit mat. Une table. La jeune femme grogna : ce stupide guéridon pouvait se transformer en table. Rien de plus. Un beau travail d'ébénisterie qui ne présentait aucun intérêt pour sa mission. Pas le moindre secret à découvrir : elle s'était fait prendre comme une débutante !

Etouffant sa frustration pour rester concentrée, elle rabattit les parties mouvantes du meuble pour obtenir à nouveau un guéridon et replaça la broderie contre le renard. Puis elle reporta son attention sur les murs. D'épaisses tentures garantissaient un peu de chaleur à la pièce, comme partout ailleurs dans le château. Sanhild en fit le tour, souleva chaque tapisserie afin de vérifier qu'elles ne dissimulaient rien. Aucun document n'y était épinglé les murs paraissaient pleins, sans passage permettant une sortie impromptue. L'épais tapis fut également inspecté, mais ni trappe, ni cache ne fut découverte.

Neuf-cent-cinquante-huit, neuf-cent-cinquante neuf...

Le temps raisonnable allait bientôt s'écouler et la jeune femme n'avait toujours rien trouvé. Une part d'elle-même devait reconnaitre se montrer soulagée. Puis, alors qu'elle réfléchissait, Sanhild avisa les seuls objets qui dénotaient dans ce bureau si bien rangé.

La broderie n'avait rien à cacher de par sa taille et rien dans son cadre n'était à découvrir. Le livre de contes était bien ce qu'il semblait être. Quant à la statuette en forme de renard... Son socle paraissait quelque peu énorme pour une si petite pièce de bois. Sanhild la souleva avec prudence pour la soupeser. En dessous, une strie. Elle y enfonça un ongle, cherchant à faire bouger un quelconque mécanisme. Son cœur accéléra quand ses efforts furent récompensés : un espace creux, rempli de fines peaux de parchemin s'offrit à ses yeux.

Ouvrant les documents d'une main tremblante, Sanhild découvrit une écriture serrée. Son regard accrocha d'abord le mot : "reine" puis, un peu plus loin, ce qui ressemblait à un contrat commanditant un meurtre... Et, enfin... sur d'autres documents "légitime", "alliance". Son sang se glaça : nul doute qu'il y avait là toutes les preuves d'un complot.

Aodan...

L'Officieuse ne comptait plus, sachant son temps écoulé depuis trop longtemps. Elle aurait le temps de lire en détail et réfléchir plus tard. Elle devait fuir au plus vite. Glissant l'ensemble des documents dans l'escarcelle à sa ceinture, elle replaça la statuette en prenant soin de bien la fermer, souffla sa bougie et se dirigea vers la sortie.

Tout semblait calme dans le couloir empli de ténèbres. Pas un bruit, pas un souffle de vie. Assourdie par les battements de son propre cœur, Sanhild reprit le chemin de sa chambre en suivant les murs de sa main gantée.

Compter les pas, les portes, les angles...

Toujours personne. Toujours cette obscurité désormais étouffante. Et, à sa taille, les documents que l'Officieuse brûlait d'envie de détailler. Des documents, qui, sans contexte, allaient sceller la mort d'un traître.

Aodan...

Sanhild conserva son calme, fidèle à l'enseignement qui lui avait été dispensé. Ne faisait-elle pas là ce pour quoi elle avait été formée ?

Le chemin vers sa chambre lui parut interminable et, dès que sa porte fut verrouillée elle se hâta de se changer pour dissimuler sa tenue. Ce fut d'une main fébrile qu'elle étala les parchemins devant elle.

Il s'agissait de serments d'alliance. Dans le but de se liguer contre la reine. La détrôner. Voilà qui expliquait pourquoi un seigneur de Tremoria pensait pouvoir se passer des enchantements de la souveraine. Le complot était bien plus ambitieux ! Il ne s'agissait plus de quémander une aide magique pour une forteresse ensevelie sous un linceul neigeux. Non, prendre la capitale pour gouverner, voilà qui était plus digne de l'ambition des félons ! Abattre la souveraine, quitte à condamner l'Ouest à mourir chaque hiver sous l'assaut des wrags et de la glace.

Abasourdie, Sanhild chercha des noms, en vain. Les traîtres n'étaient pas stupides au point de signer. Mais une identité au moins était connue.

Aodan...

Sanhild sentit son cœur se serrer malgré elle : le jeune homme détenait les documents et, pire encore, les cachait. Il était donc coupable. Elle aurait voulu lui trouver une excuse, tenter d'inventer quelque chose, n'importe quoi, pour éviter de se rendre à l'évidence.

Il était coupable. Elle allait devoir le tuer.

Sanhild soupira. Relut les documents à la recherche d'un indice. Il n'y avait que deux félons si elle en croyait les lettres. Il était question d'accéder à l'héritage de Thoran et donc à son armée. Cette dernière devait être soutenue par celle du second traître sous réserve qu'un mariage avantageux soit contracté. Inutile d'être d'une intelligence redoutable pour deviner que l'union de Larinda était en cause. Puis, les deux forces militaires unies, il était décidé de descendre sur la capitale, après avoir fait assassiner Siehildra. Gredor était déjà mort, laissant la première phase en suspens.

Mais cela n'arrêterait pas Aodan. Les potentiels traîtres n'étaient pas bien difficiles à trouver dans l'Ouest ! Si la loi du silence demeurait, Sanhild savait que cette région était instable depuis des décennies. La soumission au pouvoir de Siehildra n'avait jamais été complètement acceptée, malgré la magie bienfaisante de la reine. Nombre de petits seigneurs se verraient ravis de suivre une réelle volonté de rébellion. Et, quand l'Officieuse voyait la force avec laquelle Aodan savait faire plier ses frères devant lui, elle ne doutait pas qu'il avait les capacités d'unir les plus dissidents sous sa bannière. Combien de morts cette folie causerait-elle ?

Après la déception, la colère envahit l'Officieuse. Ah ! Il l'avait bien manipulée ! A la pousser à discuter avec lui ! A jouer de leur passé commun ! Elle commençait même à être certaine qu'il l'avait reconnue dès le début et s'en était amusé ! Sinon, pourquoi ce changement radical dans son attitude à son égard ?

Une part d'elle-même aurait voulu croire à un sentiment d'attachement de la part du jeune homme. Peut-être, d'ailleurs, était-ce le cas. Peut-être n'était-elle qu'un dommage collatéral. Elle essaya de se calmer et de mettre son orgueil de côté. Il n'avait pu la démasquer, sans quoi il l'aurait jetée dehors depuis longtemps, ou aurait eu recours à une tentative d'assassinat comme pour son père.

Non, elle devait garder la tête froide. Aodan n'avait fait que discuter avec elle pour écarter les soupçons. Tout comme il avait protégé son père, lorsqu'il avait cru être démasqué... pour mieux envoyer Gredor l'achever ensuite. Il l'avait prise pour ce qu'elle était censée être : une gentille noble sans danger.

Difficile d'accepter qu'il soit le traître. Cependant... Elle soupira à nouveau en se relevant pour tourner dans la pièce comme un wrag en cage. Impossible de se laisser aveugler par l'attachement qu'elle éprouvait à l'encontre d'Aodan. Elle lui avait découvert un caractère bien trempé et, après réflexion, elle pouvait critiquer Bregan et Cierhan autant qu'elle le voulait, c'était bien leur aîné qui avait la mainmise sur leurs terres et qui les faisait taire quand il le jugeait nécessaire. Elle pouvait reconnaître aux deux autres nombres de défauts, mais ce n'était pas parce que l'un était grossier et l'autre coureur de jupons, qu'elle devait les condamner. Certes, Cierhan s'y connaissait en mariages organisés, mais si ces pratiques avaient été condamnables, la plupart des nobles du royaume se seraient vus arrêtés et jetés en prison.

Cierhan l'avait mise en garde et, ce n'était pas parce qu'il lui avait menti auparavant qu'il ne disait pas la vérité cette fois. Elle devait mettre sa fierté de côté et voir les choses en face. Aodan l'avait manipulée, comme tous ici. Et, quand bien même il aurait été sincère avec elle, les documents étaient formels : il allait sans aucun scrupule tuer la seule personne qui permettait à l'Ouest de ne pas ployer sous la neige et les wrags. Il allait laisser mourir des centaines de villageois, d'enfants innocents. Parce qu'il voulait plus de pouvoir.

Sanhild s'efforça de se calmer. Elle tremblait, parcourue de sentiments contradictoires. Enfin... plus si contradictoires. L'évidence l'assaillait : elle allait devoir tuer Aodan. Sans tarder.

Pourtant, elle ne put s'empêcher de relire les documents, encore une fois. Les parchemins avaient été grattés, comme cela se faisait souvent, afin d'écrire un nouveau texte à la place de l'ancien. Alors, elle approcha la chandelle afin d'en examiner les anciennes traces.

Il s'agissait de chiffres, peut-être d'anciens comptes. Rien de très intéressant. La plupart des documents étaient illisibles. Elle allait se rendre à l'évidence qu'elle n'apprendrait rien de plus, quand une signature, à demi effacée, l'interpela : Aodan. Il était donc bien le propriétaire de ces parchemins.

Sanhild laissa tomber la feuille au sol, vaincue. Combien d'autres preuves devait-elle accumuler pour se convaincre ?

Un sentiment de désespoir l'emplit alors qu'elle se levait machinalement pour ranger les documents dans le double fond de son coffre.

Aodan...

A présent, elle devait réfléchir. Et agir. Comment maquiller le meurtre en accident ? Elle se savait sur le point d'être démasquée, alors elle ne pouvait prendre le temps d'un empoisonnement lent. De toute manière, comment aurait-elle réussi à regarder le jeune homme en face, jour après jour, alors qu'elle l'assassinait lâchement ?

Elle ferma les yeux et inspira un grand coup pour tâcher de se calmer. Elle n'allait pas recommencer avec son sentimentalisme ridicule !

Un moyen rapide de parvenir à ses fins, voilà ce qu'il lui fallait. Pas de sang versé, pas d'étranglement, ce serait trop évident. Surtout après les tentatives de meurtres de Thoran, le reste de la famille se montrerait méfiant. Il fallait simuler l'accident. Sanhild cessa de marcher et s'assit sur son lit, la tête entre les mains. Difficile de réfléchir quand une partie d'elle-même se révoltait contre cette issue inéluctable.

La falaise. Y avait-il une fenêtre, un balcon quelque part dans cette forteresse ? Pouvait-elle y attirer Aodan ? Le pousser ? Elle écarta cette idée, trop risquée : s'il survivait à sa chute, elle serait prise. Non, il fallait une méthode où il ne saurait même pas qu'elle était coupable.

L'intoxiquer ? Elle avait bien remarqué que le jeune homme avait souvent le souffle court. Si elle l'enfermait dans ses appartements et y mettait le feu, alors il mourrait étouffé... ou brûlé vif. N'importe quelle chandelle mal éteinte ferait l'affaire comme coupable. Et si quelque secours arrivait à temps, nul n'aurait de raison de soupçonner la pauvre Sannarhia.

Oui. C'était parfait. Pourtant, assaillie par une culpabilité insidieuse, Sannild ne parvint pas à se réjouir.

Elle devait reprendre ses esprits. Arrêter de s'imaginer qu'elle avait pu s'attacher au jeune homme. Il n'était qu'un pion parmi d'autres et, pire, il était un infâme traître. Il méritait la mort, comme tant d'autres avant lui. Elle libérerait leur royaume d'un nuisible. Car, si elle hésitait, lui n'avait manifestement aucun scrupule à sacrifier la vie du peuple qui dépendait de lui.

Forte de cette réalité, l'Officieuse continua à réfléchir : elle ferait mieux de droguer Aodan avant qu'il ne s'endorme, pour éviter qu'il ne s'éveille et réussisse à donner l'alerte. Et puis, ainsi, il ne souffrirait pas...

Elle se morigéna mentalement : mais quelle importance, vraiment ? Avait-elle réellement des sentiments pour un traître à la couronne ! La honte l'envahit et elle enfouit son visage dans son oreiller, comme pour étouffer cette émotion grotesque. Elle devait se ressaisir.

Si seulement Landarn avait été là, tout aurait été beaucoup plus simple. Son amie n'aurait pas hésité, elle. Enfin... paradoxalement, Sanhild était soulagée de pouvoir agir seule. Le regard accusateur de son acolyte ne l'aurait sans doute pas aidée.

Elle devait dormir. Elle aurait les idées plus claires le lendemain.

Tirant le rideau de son lit, elle ferma les yeux et murmura le seul air qui savait l'apaiser :

Ne pleure pas, petite étoile
Car la neige s'évanouira
L'hiver soulèvera son voile
Alors la nature renaîtra.

Oui, demain lui redonnerait la force de faire son devoir.

Demain, sa mission serait terminée.

Aodan...

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