Chapitre 28 : Dîner
Le repas qui suivit se prit en plus petit comité. Thoran se reposait dans ses appartements mais ses enfants firent leur apparition dans la salle à manger presque en même temps. Sanhild s'aperçut à ce moment qu'outre un couple d'invités, elle était la dernière étrangère encore au château. Elle devrait donc redoubler de prudence pour ne pas éveiller les soupçons.
Aodan lui décerna un sourire discret mais, fidèle à sa promesse, il n'insista pas. Pourtant, cela n'échappa pas à Cierhan qui parut surpris autant que contrarié lorsque son aîné s'assit à côté de Sanhild. Tous s'installèrent à table sous le bavardage incessant de Larinda. Cette dernière déplorait que les wrags soient déjà de sortie et craignait que l'hiver ne paraisse d'autant plus long. Des banalités déjà maintes fois répétées et devenues éculées depuis trop longtemps. Bregan finit par lui suggérer sèchement de manger avant que son repas ne refroidisse, pour la contraindre à se taire.
Ce fut une très mauvaise idée. Le silence devint pesant. Sanhild pensait que les frères avaient réglé la question de la tentative d'assassinat, mais la tension entre eux démontrait le contraire. La colère couvait, au moins chez Aodan qui se montrait d'une froideur inégalée envers Cierhan. Bregan devait partager son avis sur la question, car il lança presque au visage de son cadet le pichet de vin lorsque ce dernier le lui réclama.
- Aurais-tu quelques pensées désobligeantes à formuler, mon frère ? s'exclama Cierhan en se versant un verre.
Son ton était posé mais si mielleux qu'il en était insultant. Il n'en fallut pas plus pour que Bregan réagisse, avec toute la subtilité que Sanhild lui connaissait :
- Tu sais très bien ce que je pense, sale petit opportuniste ! Tu étais de mèche avec Gredor, j'en mettrais ma main à couper !
L'accusation était grave et, si elle était fondée, conduirait avec certitude à l'échafaud. Les yeux de Cierhan s'étrécirent mais il garda son calme, ce qui agaça d'autant plus son frère.
- Je reconnais que j'ai quelque peu correspondu avec ce mécréant. Mais je ne faisais que me renseigner sur le personnage auquel notre chère sœur devait être promise. Je n'ai jamais été proche de cet homme, je peux le jurer ! Ce n'est pas en quelques lettres, durant à peine quelques semaines que l'on se lie d'amitié et encore moins que l'on fomente des complots !
Les courriers trouvés par Landarn prouvaient le contraire, que ce soit sur la durée de la correspondance ou sur leur lien. Comme elle voyait qu'Aodan hésitait encore sur le parti à prendre, Sanhild lui chuchota d'un air innocent :
- Ma suivante était pourtant persuadée qu'ils se connaissaient depuis de longues années.
Ce fut une erreur. Aodan n'avait pas eu le temps de répondre que Cierhan, qui devait avoir l'ouïe fine, la foudroyait du regard :
- J'ignore, ma dame, comment votre suivante, si charmante soit-elle, aurait pu déterminer les liens qui nous liaient ou plutôt, en l'occurrence, qui ne nous liaient pas, ce monstre de Gredor et moi.
Sanhild allait bredouiller quelques excuses naïves, mais il ne lui en laissa pas le temps.
- En revanche, je suis étonné que vous l'ayez choisie pour vous accompagner en société, elle qui paraît si mal savoir où est sa place. Il appartient à une femme de son rang de savoir tenir sa langue, il me semble.
A nouveau, Sanhild voulut répondre pour s'excuser et l'apaiser, mais il poursuivit d'un ton tranchant :
- Mais peut-être n'était-ce pas là ce que vous souhaitiez, car je ne peux que remarquer avec quelle vivacité vous vous permettez de prendre part à nos échanges. J'en viens à me demander si votre empressement à rester parmi nous ne peut être une marque d'implication...
- Cierhan ! s'exclama Aodan, outré par les propos de son frère.
Mais ce dernier n'entendait pas se taire. Si Sanhild avait craint un instant d'avoir été démasquée, elle se demanda si, en réalité, ce n'était pas la jalousie qui faisait parler le jeune noble. De là à l'accuser d'avoir attenté à la vie de Thoran... Il n'avait pas terminé et poursuivit calmement :
- Vous vous êtes rapidement installée parmi nous...
- Il me semble, le coupa Aodan avec une colère qui brillait par son calme, que Larinda et toi avez instamment prié dame Sannarhia de rester à Tremoria.
Larinda hocha timidement la tête et jeta un regard navré à Sanhild. Mais elle n'osa pas parler, apeurée par la discussion.
- Et ensuite ? demanda Bregan sans ambages. Presque tout le monde est reparti ! Elle ne compte pas attendre une demande en mariage pour s'établir ici, non ?
La remarque était on ne pouvait plus grossière et Aodan tapa violemment du poing sur la table, faisant sursauter tout le monde et rétablissant un silence instantané. Plus pâle encore qu'à l'accoutumée, si cela était possible, il énonça avec une colère froide qui ne tolérait aucune remise en question :
- Dame Sannarhia est mon invitée et le demeurera aussi longtemps qu'elle le souhaitera. J'entends que chacun ici lui marque le respect qu'elle mérite et ne tolérerai aucune autre agression de cette sorte. J'espère m'être bien fait comprendre.
Il échangea un regard avec Bregan qui ravala ses grognements et s'empressa d'engloutir son assiette avant de quitter la table. Cierhan, quant à lui, baissa les yeux sous la colère dont Aodan faisait preuve. Ce dernier, les poings serrés, semblait à deux doigts de sauter à la gorge de son cadet.
Sanhild se concentra sur son repas, troublée : Aodan n'avait pas fait que la défendre. Il avait aussi assis son autorité avec plus de force qu'elle ne l'aurait cru capable. Il détestait Cierhan, à n'en pas douter. Bien davantage qu'elle ne l'avait d'abord supposé. La jalousie ne pouvait suffire à expliquer un tel comportement.
Le repas se termina dans un silence morose. Sanhild allait quitter la pièce lorsque Aodan la rattrapa. Il attendit que tous les autres convives se soient retirés pour commencer :
- Je suis navré de cet étalage de violence que vous avez eu à subir.
Sanhild n'était pas vraiment perturbée par l'agressivité en elle-même. Devoir reconsidérer encore une fois les rapports de force dans la fratrie l'ennuyait bien plus. Mais elle esquissa tout de même un sourire dépité afin de donner le change.
Elle se demandait également comment terminer son enquête avant qu'Aodan ne change d'avis sur sa présence. Cette dernière, plus que jamais, était menacée.
- J'étais sincère lorsque je renouvelai mon invitation, continua le jeune homme d'un air grave. Mais je comprendrais si vous souhaitiez vous soustraire à toute cette agitation.
- Je vous remercie de votre sollicitude. Je vais... je vais réfléchir. Je ne veux pas indisposer davantage vos frères.
Elle ne pouvait se contenter d'accepter l'invitation sans prendre en compte le fait que Sannarhia était liée par la bienséance. Même avec l'appui d'Aodan, il lui était impossible d'imposer sa présence encore bien longtemps au reste de la famille.
Aodan baissa les yeux.
- Je comprends, bien entendu.
Il parut hésiter, mais ajouta seulement :
- Faites-moi part de votre retour lorsque vous serez décidée. Je m'engage à vous fournir la meilleure escorte.
Ils se quittèrent sur ces paroles. Sanhild se sentait triste sans parvenir à déterminer la cause exacte de ce sentiment. Cependant, cette morosité la quitta vite lorsqu'elle se rappela qu'elle avait une mission à accomplir qui lui demanderait toute son attention.
Elle devait visiter le bureau d'Aodan au plus vite. Le soir même, sans plus tarder.
L'Officieuse quitta la salle à manger à son tour et s'apprêtait à bifurquer vers sa chambre, quand Cierhan lui barra la route.
Fort heureusement, la jeune femme savait maîtriser ses bons réflexes et elle lui épargna une clef de bras impromptue. Il l'avait surprise et elle ne le cacha pas.
- Vous m'avez effrayée, messire !
Comment Sannarhia devait-elle se comporter après leur altercation ? Sanhild se sentait juste agacée par l'attitude du jeune homme et lui aurait volontiers cloué le bec autrement qu'avec des mots, mais la gentille noble se devait de se montrer apeurée.
Cependant, alors qu'elle ne s'y était guère attendu, Cierhan ne paraissait plus agressif mais plutôt contrit.
- Dame Sannarhia... Hum...
Il utilisait à nouveau une marque de politesse pour s'adresser à elle. Il se passa une main dans les cheveux et regarda ses bottes.
- Je crains de m'être quelque peu emporté, à l'instant... Je... Je tiens à vous présenter mes plus plates excuses, vraiment.
Sanhild ne savait que répondre. L'attitude de Cierhan était pour le moins incohérente. Il l'accusait d'ingérence dans ses affaires familiales et, à présent qu'il l'avait insultée avec l'aide de Bregan, il venait tenter de se faire pardonner. Qu'y gagnait-il ? Elle devait reconnaître néanmoins qu'il avait l'air sincère.
- Toutes vos excuses n'effaceront pas l'affront que vous me fîtes durant le repas, remarqua-t-elle en imaginant la réaction outrée de Sannarhia.
L'air penaud, Cierhan hésita avant de soupirer :
- Je crois m'être senti froissé de découvrir vos... affinités avec mon frère.
Sanhild ne s'empêcha pas de rougir et baissa les yeux à son tour. Se pouvait-il que Cierhan soit simplement jaloux ?
- Mais, poursuivit-il vivement, je me dois de vous avertir.
Vraiment ? Elle le dévisagea à nouveau, ne voulant pas perdre une miette de ses expressions. Allait-il lui dire la vérité ? Pensait-il lui tenir le même discours que Bregan durant le bal ?
- Mon frère, sous des dehors aimables et réservés, n'est sans doute pas celui que vous croyez. Vous ne pouvez qu'avoir remarqué son accès de violence à l'instant. Puisque vous semblez tant vous préoccuper de notre sort, je vais vous dire la vérité : Aodan a permis de protéger notre père, certes, et ses mesures se sont révélées utiles. Mais rien ne prouve qu'il ne s'est pas ainsi disculpé pour mieux le faire assassiner par la suite. Le pouvoir semble monter à la tête de mon frère plus vite que la succession ne se présente... Aodan me déteste depuis qu'il a compris que, si ce n'est lui, ce sera moi qui hériterai.
- Je ne le pensais pas à même de prendre le pouvoir, remarqua Sanhild en espérant ne pas commettre une nouvelle erreur.
- Vous voilà étrangement informée, riposta Cierhan en levant les sourcils. Je n'en dirai pas davantage, cependant. Je ne partage certes pas les opinions d'Aodan, mais il reste mon frère, quoiqu'il en pense. J'estime lui devoir mon respect, c'est une question d'honneur. Du moins, tant que je ne peux prouver qu'il a failli à son devoir de fils.
A voir son expression, il était bien décidé à faire le nécessaire pour que la vérité éclate au grand jour. Il refusait d'expliquer les raisons pour lesquelles Aodan céderait l'héritage. Mais ce "étrangement" était-il une façon de nier l'affirmation ou bien de s'étonner que la jeune femme possède cette dernière ? Si Aodan était réellement malade, il pouvait en effet hâter sa prise de pouvoir afin d'éviter que ce ne soit Cierhan qui s'empare de l'héritage. Surtout que celui-ci, avec son mariage, avançait ses pions. L'aîné avait pu estimer qu'il fallait hâter la succession de façon radicale.
- A présent, si vous voulez bien m'excuser...
Sans attendre de réponse, il s'éloigna d'un pas rapide. Sanhild resta hébétée quelques instants, un mauvais pressentiment s'immisçant sournoisement en elle. Que devait-elle tirer de toutes ces informations contradictoires ? Il était tentant d'aller éclaircir la situation auprès d'Aodan, mais elle ne pouvait se permettre de lui donner ainsi la préférence. S'il était réellement coupable, alors ce serait se jeter dans la gueule du wrag et elle avait déjà bien assez pris de risque avec lui pour ne pas en rajouter.
Non, ce qu'elle devait faire, à présent, c'était fouiller le bureau du jeune homme. En espérant trouver quelque chose qui le disculpe. Elle se corrigea mentalement : peu importait qui était ou non coupable. Il lui fallait trouver ce traître et l'abattre sans plus tarder.
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