Chapitre 27 : Fête hivernale
Entendre ce prénom que personne n'avait prononcé depuis plus de dix ans fit l'effet d'un coup de poignard à Sanhild. Ses mains laissèrent échapper l'ouvrage et elle dut faire un effort pour ne pas réagir plus violemment.
Quand elle osa lever les yeux vers Aodan, celui-ci l'observait, fasciné, incapable semblait-il de comprendre qu'il la mettait au supplice.
Sanhild fit un effort démesuré pour ne pas paniquer et trouver une explication cohérente. Pour commencer, elle devait reconnaitre qu'il avait raison. La réaction qu'elle avait eu était trop sincère pour qu'elle s'en dédise.
- Oui...
Elle n'en avait pas plus dit qu'il se levait et venait face à elle dans un mouvement irréfléchi. Elle crut qu'il allait la prendre dans ses bras et elle se figea.
Aodan dut s'apercevoir qu'elle était mal à l'aise car il rougit aussitôt et reprit sa place en bafouillant :
- Je... Pardonnez ma réaction quelque peu démesurée... Je vous ai crue morte.
Il releva les yeux vers elle et elle y lut une infinie tristesse. Et de la colère, aussi. Peut-être se sentait-il blessé qu'elle ait simulé sa disparition.
Ils n'étaient que des enfants. Elle ignorait qu'il avait pu se souvenir d'elle. Elle n'avait que six ans quand ils s'étaient rencontrés. Il en avait quatre de plus. Il avait passé de longs mois dans les sources chaudes près de chez elle. Elle ignorait la raison de sa venue, à l'époque mais, à présent, elle savait que les termes aidaient à soulager certaines maladies.
Il lui racontait des histoires. Des contes qu'il tentait de rendre effrayants. Il se moquait d'elle, toujours gentiment, quand elle protestait. Elle l'appelait "le grand prince charmant". Sanhild ne savait même pas si elle avait connu son vrai prénom un jour...
- J'ignorais que vous puissiez vous souvenir de moi, murmura-t-elle en essayant de chasser ses souvenirs pour se concentrer sur son mensonge à improviser.
- Je n'ai jamais oublié, reprit-il sur le même ton. Chaque année, j'ai espéré que mon père me renvoie en... aux sources chaudes. Trois ans se sont écoulés. Puis j'ai appris que votre village avait été attaqué. Et qu'il n'y avait aucun survivant.
Cette simple évocation suffit à faire monter les larmes aux yeux de Sanhild. Le début de l'hiver. Les wrags n'auraient pas dû sortir si tôt. Ils avaient débordé les défenses encore en cours de construction. Les villageois n'avaient eu aucune chance.
- J'ai entendu les cloches d'alarme, commença Sanhild malgré elle. Je me suis terrée dans les caves. J'ai attendu que ma famille me rejoigne. Elle n'est jamais venue.
Elle essuya ses yeux et tenta de se reprendre un peu. Aodan semblait aussi bouleversé qu'elle et n'osa pas l'interrompre.
- J'ai entendu. Les hurlements, les griffes qui grattaient la trappe. Puis, longtemps après, plus rien. Le silence. Un silence de mort. J'aurais donné n'importe quoi pour qu'un seul petit bruit signale la vie. Mais, rien. Rien.
Elle étouffa un nouveau sanglot et Aodan se releva pour s'accroupir devant elle. Il parut hésiter à nouveau, mais cette fois il ne fuit pas et posa les mains sur les siennes.
- Je suis désolé. Vous n'êtes pas obligée de me raconter. J'étais juste surpris...
Il se força à sourire, mais cela suffit à réchauffer un peu le cœur de Sanhild.
- ... et agréablement surpris de vous savoir en vie. Même si je ne comprends pas bien comment cela est possible.
Autant de sollicitude aida la jeune femme à se reprendre quelque peu et elle réussit à esquisser un semblant de sourire elle aussi. Aodan se redressa et alla reprendre sa place, non sans avoir rougi de la liberté qu'il avait prise.
- Je ne vous en veux pas... reprit-elle doucement. Vous ne pouviez pas deviner. Quand je me suis décidée à sortir de ma cachette, quelques jours plus tard, poussée par la faim, j'ai eu la chance d'être trouvée par une patrouille de la reine. J'étais la seule survivante.
Là venait le mensonge que, fort heureusement elle était à présent en mesure d'énoncer.
- J'ai ensuite été recueillie par ma famille actuelle qui m'a choisie comme héritière légitime. Je vous serais reconnaissante de ne point divulguer mon passé. Cela causerait beaucoup de tort à mes bienfaiteurs.
- Bien entendu, je me tairai ! promit aussitôt Aodan.
Sanhild respira plus librement lorsqu'elle comprit qu'il l'avait crue.
- C'est à moi d'être désolée, poursuivit-elle, cette fois avec sincérité. J'ignorais que vous puissiez encore penser à moi et j'ai supposé que, n'ayant plus aucune famille, je ne manquerai à personne.
Il haussa les épaules.
- Ce n'est rien... Disons que j'avais de si bons souvenirs de notre amitié... Je me rappelais une petite fille toujours souriante qui me prenait pour un prince charmant ! Cela devait flatter mon orgueil !
A voir son expression, il avait dû être bien plus peiné par son prétendu décès qu'il ne voulait bien l'avouer. Si elle calculait juste, alors il avait treize ans quand elle avait disparu. Un âge auquel il avait pu comprendre toute l'ampleur du désastre d'un village ravagé par les wrags. Elle-même se souvenait à peine de lui, elle devait le reconnaitre. Elle gardait l'image d'un "grand" qui se montrait gentil et taquin avec elle. Difficile d'imaginer ce dernier qualificatif s'appliquer à Aodan devenu adulte.
- J'admire d'autant plus votre capacité à vous opposer à ces monstres, remarqua-t-il après un instant de silence. Mais je comprends mieux vos avertissements. Si vous venez d'un de ces villages qui combattent chaque hiver, alors vous savez mieux que quiconque les risques pris devant ces créatures.
Sanhild hocha la tête. Oui. Elle savait qu'on ne pouvait en venir à bout seul. Qu'ils ne craignaient pas le feu plus que la neige. Qu'on ne pouvait que les retenir avec des fossés et des palissades, le temps d'atteindre les caves blindées creusées exprès pour ces circonstances. Et elle savait, mieux que quiconque, que qui ne s'enfermait pas à temps, y laissait la vie.
Le silence s'installa à nouveau après ces derniers mots. Quand Sanhild osa enfin lever les yeux vers Aodan, elle fut surprise de voir qu'il paraissait plus heureux qu'à l'ordinaire. Etrange comme les souvenirs pouvaient différer. Si lui n'avait pas insisté sur le fait qu'ils se connaissaient, jamais elle n'aurait fait le rapprochement. Elle ne se rappelait ni de son nom, ni de son visage, avant ce jour. A peine de leurs rires innocents. Elle était même incapable de dire si, enfant, elle avait souhaité le revoir après leur rencontre. Peut-être bien...
A l'époque, elle était entourée d'une multitude de frères, de sœurs, d'amis. Elle avait des parents bienveillants. Elle serra les dents pour empêcher ces souvenirs de refaire surface. Elle s'était interdit d'y penser. Elle avait tourné la page.
Cette réalité lui rappela qu'elle n'avait ni le droit de s'effondrer comme elle venait de le faire, ni celui de se sentir soulagée par l'empathie du jeune homme. Cette évidence la fit se lever brusquement :
- Je vous prierais de ne plus aborder ce sujet, messire Aodan. Continuez à m'appeler San... haria.
Elle dut se mordre la langue et s'empourpra : elle avait failli dire "Sanhild" et se trahir encore plus qu'il n'était nécessaire. Il était vraiment temps qu'elle se reprenne et mette un terme à cette comédie.
Aodan acquiesça, visiblement contrarié par la distance glaciale qu'elle mettait soudain entre eux, mais il hocha la tête poliment :
- Vous avez ma parole, je vous l'ai déjà dit.
L'attitude de la jeune femme le peinait, à en croire son regard blessé. Mais sans doute choisit-il de respecter la volonté de son ancienne amie car il n'insista pas et reprit sa lecture en silence.
Sanhild sortit de la bibliothèque, la gorge nouée. Pourquoi Landarn n'était-elle plus là ? Cette dernière aurait su la secouer pour qu'elle remette les pieds sur terre !
***
La fête des clochettes était traditionnellement fixée le dernier jour du premier mois de l'hiver. Après les réjouissances des Six Lunes qui avait lieu durant l'été, c'était la seconde occasion dans le royaume de se retrouver en famille. Cette nuit-là, tout le monde veillait et s'offrait des présents, en particulier aux enfants qui se trouvaient toujours fort gâtés. Les adultes se régalaient de pâtisseries blanches et argentées rappelant la neige.
Chez les Officieuses, il s'agissait toujours d'un jour de relâche, sauf pour celles en mission. Pour Sanhild, il fallut donc poursuivre son travail à Tremoria. La jeune femme s'apprêtait à passer une des plus tristes fêtes des clochettes qu'elle avait connues, lorsque quelqu'un frappa à la porte de sa chambre.
- Dame Sannarhia... salua Aodan lorsqu'elle lui eut ouvert. Je me demandais si vous souhaiteriez vous joindre à nous pour cette nuit.
Le ton était distant, comme à son habitude, mais la proposition en elle-même était généreuse. Sanhild pensait que Thoran et ses enfants auraient préféré passer cette fête ensemble, surtout après les événements qui avaient eu lieu.
- Etes-vous certain... commença la jeune femme, surprise et quelque peu indécise.
Elle ne voulait pas être de trop. Cette fête était traditionnellement réservée à la famille.
- Tout ce qu'il y a de plus certain, sourit brièvement Aodan.
Puis, comme si cet élan d'amabilité était déjà trop ostentatoire, il inclina la tête :
- Nous serons tous ravis de vous accueillir. Nous avons passé l'âge des cadeaux, ne vous inquiétez pas. Mais Larinda a réquisitionné les cuisines et nous a concocté quelques pâtisseries que vous ne pourrez oublier.
A nouveau, il parut se reprendre après ce long discours qui ne lui ressemblait pas.
- Enfin... Voilà. Nous serons dans le petit salon dès que complies sonnera, afin de mettre la bûche au feu. Si le cœur vous en dit...
Sanhild n'eut pas le temps de répondre qu'il s'inclinait à nouveau et prenait congé. La jeune femme se demandait ce qui avait pu lui passer par la tête, puisqu'il ne paraissait pas plus enclin à l'inviter que cela. Se forçait-il, sous la pression de Cierhan ou de sa sœur ? Ou bien n'était-ce qu'une forme de retenue maladroite ? Peu importait. Toute occasion de poursuivre l'enquête était la bienvenue.
Lorsque la nuit tomba, elle revêtit une robe de velours épais et un châle tissé finement en laine d'entlor. Mieux valait s'apprêter afin de faire face à la fraîcheur de la citadelle.
Des carillons tintinnabulèrent quand l'Officieuse passa la porte du salon, ravivant quelques souvenirs enfouis dans les limbes de son enfance.
Seule Larinda, rayonnante, était déjà présente et achevait de donner ses instructions aux domestiques pour placer ses gâteaux. Sanhild supposa que c'était elle qui était à l'origine des décorations de tissu blancs et argentés qui ornaient les murs en de multiples drapés.
Dans la cheminée ronflait un bon feu. Sur le manteau reposaient des petits personnages de bois blanc, typiques de cette période. Chacun représentait un métier et tous suivaient une jeune fille en métal argenté portant fièrement une clochette brillante. Des bougies dans des chandeliers éclairaient la scène, renvoyant mille éclats féériques.
Bregan fit son entrée, les bras chargés de branchages peints en blanc et garnis de grelots qui ajoutèrent à la mélodie ambiante. S'il lança un regard mauvais à Sanhild il n'eut le loisir de faire aucun commentaire car Larinda lui expliqua comment installer cette nouvelle décoration aux angles de la pièce. Le jeune homme s'exécuta de bonne grâce et finit même par quitter son air bourru pour sourire devant l'enthousiasme de sa sœur.
Cierhan, de son côté, arriva avec une brassée de fleurs dont il se servit pour décorer une énorme bûche déjà posée près de l'âtre. La tradition voulait que cette dernière soit mise au feu pour sonner le début de la fête. Le nombre de jours où elle brûlait indiquait ensuite le nombre de mois heureux de l'année à venir. Elle était donc choisie la plus grosse possible afin de s'assurer qu'elle ne soit pas consumée trop rapidement.
Aodan arriva en dernier avec son père et le jeune noble rejoignit Cierhan pour orner également la bûche avec des rubans blancs et argentés. Le regard d'agressivité contenue que les deux frères échangèrent n'échappa pas à Sanhild. Cette dernière n'ignorait pas que cette décoration devait être l'apanage de l'aîné de la fratrie. Cierhan prenait un rôle qui ne lui revenait pas... D'un autre côté, comme il utilisait les fleurs du jardin qu'il affectionnait tant, ce n'était pas si étonnant. Et puis, seuls les enfants se disputaient autour de ce genre d'activité ! Des adultes n'auraient pas dû y accorder autant d'importance...
Aussi, ils finirent leurs décorations sans plus se regarder et tous se rassemblèrent pour mettre au feu la bûche.
- Puissent les Six nous protéger durant cette nouvelle année ! clama Thoran d'un ton emphatique alors que les étincelles jaillissaient.
Le brasier prit de l'ampleur, donnant une nouvelle chaleur à la pièce. Les festivités pouvaient commencer !
- Nous feriez-vous le plaisir d'entonner l'air des clochettes ? demanda Cierhan avec un sourire charmeur à destination de Sanhild.
Comme Larinda s'enthousiasmait à cette idée et se mettait au dulcimer, l'Officieuse n'eut d'autre choix que d'accepter et commença à chanter doucement :
A l'heure où dort la forêt sombre,
Sous le vent ploient les arbres noirs
Quand une nuit infinie tombe,
Chacun embrasse le désespoir.
La légende racontait qu'un jour, les Six Lunes s'étaient disputées, causant le premier hiver. La plus jeune avait envoyé des clochettes d'argent enchantées, de par le monde, pour retrouver ses sœurs. Cette chanson narrait leurs retrouvailles.
Les Sœurs déchainent leur colère.
Et le monde en paiera le prix
Nul sacrifice, nulle prière
Rien ne pourra sauver la vie.
Les couplets à la mélodie mélancolique se voyaient coupés par un refrain joyeux, qu'ils reprirent tous en cœur, les frères mettant de côté leurs différents :
Oyez ! Oyez ! Entends-je des clochettes ?
Carillonner doucement ?
Oyez ! Oyez ! Voici le jour de fête !
Accourez petits et grands !
A nouveau, Sanhild poursuivit seule avec Larinda en écho. L'Officieuse devait reconnaître que se remémorer les chants de son enfance lui plaisait. Un peu de douceur était appréciable après les derniers événements.
Car la plus jeune Lueur, émue
Ne put supporter l'obscurité
Aussi résolut-elle, éperdue,
De calmer l'ire de ses ainées.
De ses mains fines elle façonna
Mille clochettes argentées
Par les montagnes les envoya
Quérir ses sœurs, les apaiser.
A nouveau, chacun donna de la voix pour entonner le refrain. L'ambiance se détendait et même les frères avaient cessé de se regarder avec agressivité.
Oyez ! Oyez ! Oui, ce sont les clochettes !
Qui carillonnent doucement !
Oyez ! Oyez ! Voici le jour de fête !
Accourez petits et grands !
Chaque tintement retentit
Comme une promesse de printemps
Chacun en son cœur se réjouit
L'hiver cesserait, à présent.
Car les Lueurs, attendries
Reprirent leur place dans le ciel
Pour protéger durant la nuit
Le sommeil des mortels.
Oyez ! Oyez ! Oui, ce sont les clochettes !
Qui carillonnent vivement !
Oyez ! Oyez ! Voici le jour de fête !
Accourez petits et grands !
Le dernier refrain s'éteignait lorsqu'un domestique entra dans le salon.
- Monseigneur, un traîneau est devant les portes. Un vieil homme demande l'hospitalité.
Thoran leva les sourcils, surpris. Avec le blizzard qui s'était levé, personne n'aurait eu l'idée saugrenue de voyager. Et c'était sans compter les wrags qui persistaient à hurler leur faim.
- Faites-le entrer, ordonna le seigneur en se levant. Il ne sera pas dit que nous laissons les gens mourir devant nos murailles.
* La seconde partie de ce chapitre est le premier épisode d'une série de mini chapitres pour Noël, ici appelé la fête des clochettes. Vous aurez ainsi un mini chapitre demain et tous les jours jusqu'au 28. Le 29, nous reprendrons l'histoire avec la suite des chapitres habituels.
J'espère que cette petite parenthèse enchantée vous plaira ! Passez un joyeux Noël ! :D *
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