Chapitre 24 : Danse
Lorsque Sanhild se présenta au bal organisé par Cierhan dans le grand salon, elle put constater que la bonne humeur était revenue dans la forteresse. Il n'y avait pas plus d'une vingtaine de personnes, mais les conversations allaient bon train. La musique d'ambiance ajoutait une touche de gaieté et l'odeur des pâtisseries du buffet mettait l'eau à la bouche.
La jeune femme avait tâché de suivre les habituels conseils de Landarn pour s'habiller de façon avantageuse. Elle arborait une de ces encombrantes robes au tissu chamarré qui plaisait tant aux demoiselles de la cour et mettait en valeur sa silhouette. Que n'aurait-elle donné pour revêtir plutôt ses habits d'entrainement ! Avec cette tenue, il lui semblait être enfermée dans une cage. Une fort jolie cage, certes, faite de velours et de dentelle délicate, mais une cage malgré tout.
En attendant, elle se devait de sourire avec cet éternel mélange de naïveté et de charme qui semblait achever de séduire cet idiot de Cierhan. A voir le regard que certains invités posèrent sur elle, elle s'en était plutôt bien tirée sans Landarn. Apparemment, sa tenue suffisait à compenser la banalité de son physique. Il suffisait d'un joli décolleté, comme disait son amie...
Elle alla tout de même saluer Thoran en premier, comme le protocole l'exigeait, et il lui rendit la politesse avec un sourire fatigué. Le seigneur avait bien meilleure allure que lorsqu'elle l'avait vu alité, mais il n'était pas pour autant en grande forme. Il fallait espérer que l'empoisonneur ne trouve pas d'autre moyen de s'en prendre à lui. Après réflexion, s'il mourait, la forteresse serait en deuil et les conventions imposeraient que Sanhild se retire. Il fallait donc qu'il survive, au moins encore un peu.
Aodan fut le second à s'approcher d'elle et à lui souhaiter une bonne soirée. Comme à son habitude, le jeune homme arborait un visage austère et se contenta des salutations d'usage. Aussi, lorsque la musique débuta, Cierhan ne tarda pas à faire son apparition et occulter son aîné. Ce genre de situation donnait toujours l'avantage au plus jeune des frères. Paré d'un de ses costumes subtilement colorés, son aisance naturelle en société attirait l'attention. Sanhild surprit le regard de jalousie de deux demoiselles qu'elle ne connaissait pas et se demanda si, auprès d'elles aussi, Cierhan jouait les amoureux transis.
- Ma dame, vous êtes plus exquise à chacune de nos rencontres !
Sourire. Surtout, ne pas arrêter de sourire. Il attendait sa première danse, comme Sanhild le lui avait promis, et elle lui donna son bras pour l'accompagner. Depuis le dernier bal, Cierhan avait gagné en audace. Sa main sur la taille de la jeune femme se fit plus pressante et cette dernière dut encore une fois se faire violence pour continuer à jouer son rôle.
Elle devait reconnaitre qu'elle commençait à s'habituer. A voir l'expression charmée de Cierhan, peut-être suffirait-il d'aller boire un letha dans ses appartements pour avoir enfin le fin mot de l'histoire. En effet, ce ne serait pas durant cette danse qu'elle soutirerait de nouvelles informations : l'air entrainant ne permettait pas la discussion et l'Officieuse fut contrainte de se concentrer sur ses pas.
La valse se termina bientôt, laissant Sanhild frustrée. Elle venait de rater une belle occasion d'en savoir plus car, plus elle réfléchissait, plus elle suspectait le jeune homme de manigances peu recommandables. Tout concordait. Ses liens avec Gredor qu'il cachait, ses velléités contre son aîné... Il pouvait vouloir un allié en la personne de son futur beau-frère afin de renverser Aodan si ce dernier accédait au pouvoir. De là à ce qu'il soit le traître... Il éludait le sujet de la reine ou bien n'en disait rien de positif.
Prise dans ses pensées, elle ne s'aperçut pas que l'on s'approchait d'elle.
- J'ignorais que mon frère vous avait réservé votre première danse, remarqua Aodan d'un ton détaché alors que Cierhan s'éloignait.
Surprise par cette remarque, Sanhild sourit :
- En effet, et je ne voyais aucune raison de l'offenser en la lui refusant...
- Non, bien entendu.
Le ton était froid et Aodan sembla hésiter à ajouter quelques mots. Puis il se détourna bientôt pour aller converser avec d'autres invités. Sanhild se demanda quel but avait eu la remarque du jeune homme. Sans doute était-il surpris qu'elle ait pu se rapprocher de Cierhan alors que son aîné l'avait décrit en des termes peu reluisants. Elle ne devait pas oublier qu'elle jouait sur deux tableaux avec des rôles quelques peu différents. En présence des deux frères, elle devait veiller à ne pas se trahir et éviter de faire étalage des liens fallacieux qu'elle créait.
La danse suivante fut proposée par un invité qu'elle n'avait fait que croiser aux repas et elle n'eut pas davantage l'occasion de discuter. Puis le rythme des valses ralentit sensiblement.
- Dame Sannarhia, s'exclama-t-on sèchement dans son dos.
Cette amabilité... Elle l'aurait reconnue entre mille. Bregan venait de faire son entrée et exigeait sa danse avec une froideur qui frisait l'impolitesse.
- Je vous délie de votre engagement, si ce dernier ne vous convient plus guère, fit-elle remarquer avec hauteur.
Après tout, elle doutait que Sannarhia prenne la peine de danser avec un homme aussi peu avenant. Mais Bregan ne comptait pas se laisser manipuler aussi facilement et il lui rendit un sourire rusé :
- Point du tout, je suis ravi, bien au contraire. Je suis persuadé qu'il est grand temps que j'apprenne à mieux vous connaitre.
Puis, sans plus lui laisser le choix, il lui saisit le bras d'une poigne de fer et la mena sur la piste de danse. Sanhild eut de la peine à ne pas laisser l'inquiétude la submerger. Qu'avait-il donc derrière la tête ? Se pouvait-il qu'il l'ait démasquée ? Si c'était le cas...
L'air débuta, sans que Bregan ne décide de parler. Il observait sa cavalière avec insistance. Forte de ses années d'entrainement, Sanhild se composa un regard mi ennuyé, mi naïf qui devait convenir à Sannarhia.
- Voilà un bien long séjour parmi nous, ma dame, finit-il par remarquer.
- Vos frères et votre sœur se sont montrés fort accueillants et je les en remercie.
Cherchait-il à la chasser ? Mais dans quel but ?
- Tant accueillants que vous semblez à présent prendre part à d'importantes décisions.
Voilà qui devenait inquiétant. Avait-il eu vent des conversations avec Aodan dans la bibliothèque ? Ou bien prêchait-il le faux pour savoir le vrai et ne faisait-il que des suppositions sans réelle preuve ?
Habituée à jouer la comédie, Sanhild se composa l'air le plus étonné et innocent qu'elle put :
- Vraiment ? Si tel est le cas, alors vous m'en voyez la première surprise !
Bregan paraissait réfréner une colère qui montait doucement. Tant mieux, ce genre de sentiment n'était que rarement bon conseiller. Il voulait parler ? Parfait. A elle d'en tirer tout le bénéfice possible.
- Ne jouez pas les naïves, s'agaça-t-il. Vous influencez mon frère, Aodan. Vous posez des questions indiscrètes, vous le poussez à fermer la forteresse, vous vous mêlez des problèmes de santé de mon père...
- Vous me donnez plus d'importance que je n'en ai, se mit à rire Sanhild, comme si ces accusations étaient ridicules. Il est vrai que j'apprécie les discussions que je peux avoir avec votre frère, mais autant que celles que j'ai avec sire Cierhan ou votre sœur...
Bregan n'était pas stupide, ou peut-être en savait-il beaucoup trop pour se laisser abuser si facilement. Sa poigne se referma davantage sur les doigts de Sanhild. Si elle n'avait été qu'une simple dame de cour, nul doute qu'elle aurait crié alors qu'il lui broyait à demi la main.
- Je vous conseille vivement de vous occuper davantage de vos affaires, ma dame. Vous jouez à un jeu dangereux auquel vous ne pourrez que perdre.
Impossible pour Sannarhia de laisser passer l'affront et Sanhild se composa l'air le plus outré possible :
- Je ne comprends décidément pas où vous voulez en venir. Vous semblez vouloir m'insulter, mais j'ignore à quel propos !
- Alors, reprit-il dans un grondement sourd, je vais être plus clair. Je vous accuse d'avoir cherché à séduire mon frère Aodan afin de faire main basse sur un héritage qui paraissait à portée de main. Seulement, je suis au regret de vous dire que vous faites fausse route. Aodan n'est pas si stupide et, quand bien même il le serait, je doute qu'il vive assez longtemps pour profiter de son nouveau titre.
L'air stupéfait qui se peignit sur le visage de l'Officieuse était cette fois sincère.
- Je vous demande pardon ? demanda-t-elle d'une voix étranglée.
Qu'était-il en train de lui avouer ? Qu'il avait prévu de se débarrasser de son aîné ? Vraiment ? Était-il finalement complètement idiot ? A l'idée qu'il puisse s'en prendre à Aodan, la jeune femme ressentit une pointe de colère irraisonnée et son regard se durcit.
- Je ne me répèterai pas, reprit Bregan en plantant ses yeux dans les siens. J'ai bien vu vos manigances. Vos rapprochements avec mon frère Cierhan qui, étonnamment, se sont délités lorsque vous avez compris qu'il était fiancé. Alors, vous avez jeté votre dévolu sur Aodan qui s'est laissé berner...
Il était observateur, s'il avait remarqué qu'elle avait pris, malgré elle, une certaine distance depuis qu'il avait été question du mariage de Cierhan. A moins que ce dernier ne se soit plaint auprès de son frère. Mais, au moins, Bregan n'avait pas compris qui elle était vraiment et la prenait pour une simple intrigante. Tout de même, le jeune noble allait trop loin. Même la gentille Sannarhia ne pouvait le laisser s'exprimer de la sorte sans réagir. Cessant de danser, elle arracha sa main à la sienne et fit un pas en arrière.
- Messire, vous êtes insultant. Si vous craignez pour votre héritage, rassur...
Il la coupa avec un éclat de rire sarcastique, le regard mauvais :
- Mon héritage ? Mais je n'y ai aucun droit ! Je ne suis qu'un bâtard, voyez-vous, même si peu de monde est averti de cela... Je n'en ai aucune honte. Non, c'est probablement Cierhan qui aura les terres lorsque mon père décèdera. D'autant que lui sera bientôt marié !
- Vous enterrez bien vite votre frère Aodan ! ne put s'empêcher de s'exclamer Sanhild, bien que se montrer curieuse ne joue pas en sa faveur.
En même temps, elle n'avait que peu d'occasion d'essayer de faire parler Bregan et elle commençait à manquer de temps. S'il venait à faire part de ses soupçons à ses frères, alors elle ne tarderait pas à se voir priée de quitter Tremoria. Un échec n'était pas envisageable.
Il rit à nouveau, sans joie aucune :
- Je vous l'ai dit, vous avez fait le mauvais choix ! Maintenant, suivez mon conseil et cessez de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas !
Puis, comme la musique se terminait, il l'abandonna sur place sans lui accorder un mot de plus.
Sanhild avait beau être habituée à garder son sang-froid, elle avait trop appris dans cette conversation et Bregan s'était montré trop agressif, pour qu'elle ne laisse rien transparaître. Ce fut le moment qu'Aodan choisit pour revenir vers elle.
- J'espère que mon frère n'a rien fait qui puisse vous déplaire.
L'air soucieux du jeune homme laissait entendre qu'il n'avait rien perdu de la scène. Sans doute n'en avait-il entendu aucun mot, en revanche, puisqu'il ne se trouvait pas sur la piste de danse. Sanhild tenta de trier rapidement les informations dont elle disposait à présent pour évoquer celles qui lui paraissait les plus adéquates.
- Non, votre frère s'inquiétait seulement que je puisse tenter de vous séduire par intérêt, finit-elle par avouer.
Elle sentit ses joues s'empourprer à cette idée. C'était ridicule, bien entendu, elle n'avait jamais agi avec lui comme avec Cierhan. Et quand bien même elle aurait tenté le même stratagème pour obtenir des informations, elle imaginait mal Aodan s'y montrer sensible. Mais à voir le regard interloqué de ce dernier et le rouge qui monta au visage du jeune homme, peut-être n'était-ce pas si absurde que cela. Ils étaient à présents tous deux gênés et elle se demanda ce qu'il lui avait pris de s'exprimer à ce propos.
- Je ne vois pas en quoi cela pourrait le concerner, remarqua finalement Aodan en reprenant son calme habituel.
Sanhild hésita. Devait-elle insister sur la bêtise de cette accusation ou bien supposer qu'Aodan n'était peut-être pas tout à fait indifférent et éviter de briser tout espoir. Si effectivement il l'appréciait plus qu'elle ne le pensait, alors cela pouvait peut-être expliquer qu'il se montre si bavard avec elle. Dans ce cas... Bregan avait raison : elle le séduisait par intérêt et...
Elle se morigéna intérieurement : était-elle devenue complètement stupide ? Bien entendu qu'elle le manipulait, comme elle manipulait tous les autres ici ! Elle était là pour ça ! Plus Aodan s'attacherait à elle, plus ce serait facile, c'était aussi simple que cela.
Aussi, elle se contenta d'un sourire timide qui parut avoir l'effet escompté : le jeune homme se troubla un instant comme s'il cherchait l'attitude à adopter. Puis, reprenant rapidement contenance, il la salua avant de prendre congé.
Sanhild avait réussi à transformer cette potentielle catastrophe en réussite. Pourtant, elle se sentait étrangement mal à l'aise.
Prochaine étape, le bureau d'Aodan et peut-être enfin la réponse à ses questions.
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