Chapitre 23 : Renouveau
- Je suis si heureuse ! s'exclama Larinda en battant des mains. Mon père va tellement mieux ! Les mesures prises par mon frère semblent efficaces !
Ils s'étaient réunis dans le petit salon pour partager un jeu de société. Bregan avait insisté pour parier et se faisait un malin plaisir à gagner contre tous. Cierhan serrait les dents à chaque fois que son frère lui extorquait de l'argent, mais Larinda payait sans se formaliser, trop occupée à bavarder.
Sanhild s'agaçait de voir l'argent des Officieuses partir en fumée, mais c'était là le seul moyen qu'elle avait trouvé pour approcher Bregan. Malheureusement, ce dernier ne paraissait pas décidé à discuter et se contentait de distribuer les cartes d'un air triomphant.
Sanhild sourit de bon cœur, heureuse de voir que Larinda se réjouissait pour son père. Cierhan aussi opinait du chef. Bien qu'il garde plus de mesure que sa sœur, il paraissait partager sa joie avec sincérité. Quant à l'Officieuse, elle en conclut que l'empoisonneur allait sans doute tenter de passer à un autre type d'offensive.
La question qui se posait était donc de savoir si elle devait ou non continuer à se préoccuper de ces querelles familiales. Il lui restait le bureau d'Aodan à fouiller et, sans Landarn, elle se mettrait en grand danger d'être surprise.
Bregan reprit les cartes et les mélangea sans qu'elle n'y prenne garde, ses pensées continuant à vagabonder.
Puisqu'Aodan avait fait ce qu'il fallait pour garder son père en vie, elle était tentée de le déclarer non coupable. Thoran était fidèle à la reine, le traître avait donc tout intérêt à se débarrasser de lui. Le seul, pour le moment, qui ne s'était pas montré tout à fait franc était Cierhan, mais il semblait partager la joie de Larinda en voyant le rétablissement de leur père.
Le fiancé de cette dernière paraissait le plus désireux de parler d'argent et de pouvoir à travers son mariage, mais il lui aurait fallu se débarrasser non seulement du père, mais aussi des frères avant de pouvoir prétendre à l'héritage. Il était tout de même peu probable qu'il cherche un tel moyen de s'enrichir. Non, sans doute n'était-il intéressé que par la dot de Larinda.
Si elle mettait toutes ces réflexions bout à bout, l'Officieuse en venait à la conclusion qu'il aurait été peut-être plus intéressant de laisser mourir Thoran. Au moins aurait-elle vu qui accédait au pouvoir. Avec un peu de chance, ce dernier aurait bien été le traître et il se serait dévoilé en se pensant en sécurité. Sanhild réprima un soupir. Avec des si... on mettrait Ranoria en barrique !
L'autre solution consistait à se débarrasser de Cierhan, le plus suspect de la fratrie. Mais alors, rien ne lui prouverait qu'il ne resterait pas un félon qui ensuite se méfierait encore plus. C'était rageant, mais elle allait devoir continuer à enquêter et à s'attirer les bonnes grâces du plus jeune fils.
- Il faudrait fêter cette bonne nouvelle ! s'exclama ce dernier, la coupant dans ses réflexions.
Bregan, qui s'agaçait des bavardages intempestifs, maugréa :
- Absurde ! Que Père se porte mieux prouve seulement que l'empoisonneur n'a plus le loisir d'agir, pas que ce wrag puant a été arrêté ! Je n'ai pas envie que tu nous imposes une de tes soirées grotesques et que la moitié des invités se retrouve intoxiquée par un fou furieux !
Cierhan lâcha un petit rire méprisant :
- Je n'ai que faire de tes envies ! J'ai autant que toi le droit d'organiser des divertissements, ici ! Je suis certain que dame Sannarhia et notre sœur se feront une joie de nous chanter quelques airs pour nous divertir !
Il décocha un sourire charmeur à Sanhild qui se sentit forcée de le lui rendre, quoique, pour une fois, elle se sente davantage encline à suivre l'avis de Bregan. Ce dernier roula des yeux et se leva :
- Tu es puéril ! Fais ce que tu veux, après tout ! Je m'en lave les mains !
Sur ces paroles acerbes, il ramassa l'argent qu'il avait gagné, et quitta les lieux en grommelant.
- Parfait ! s'exclama Cierhan, ravi, comme si jamais Bregan ne lui avait opposé la moindre résistance. Je me charge de tout organiser ! Cela nous fera le plus grand bien et nous oublierons ces tristes moments !
- Il me semble que votre frère Aodan a fermé la forteresse, fit remarquer Sanhild à brûle-pourpoint.
Le visage du jeune homme se tendit un instant mais ne se départit pas de son sourire.
- Je n'ai pas dit qu'il fallait inviter tout le royaume ! Mais, il reste ici suffisamment de monde pour que, une fois tous réunis, nous profitions d'une belle soirée !
Larinda ne disait rien, ne paraissant ni très enthousiaste, ni opposée à son frère. Sanhild y vit l'occasion de, peut-être, reprendre la conversation qui avait été interrompue :
- Comme vous le disiez, cette forteresse est tellement enclavée...
Comme s'il n'attendait que cet instant pour retentir, un hurlement de wrag, au dehors, l'interrompit. Puis un second lui répondit longuement. Ainsi, il ne s'agissait plus que d'un jeune solitaire. Ils étaient là. Sanhild passa sa main sur son bras pour en chasser la chair de poule.
- Et c'est d'autant plus vrai avec ces sales bêtes, reprit Cierhan après avoir, lui aussi, observé un silence craintif.
- Je pensais que les efforts de notre reine suffisaient à rendre les routes praticables, avança l'Officieuse en s'efforçant de garder son calme.
C'était faux, bien entendu. Elle avait assez vécu dans l'Ouest pour savoir que la neige fondue permettait de circuler, mais n'arrêtait en rien les wrags. Cela donnait simplement la possibilité aux chariots de se déplacer au besoin. Rien n'empêchait les animaux ou les brigands de s'y attaquer. Parfois, aussi, la souveraine envoyait quelques soldats soutenir les villages pris d'assaut par les wrags. Avec l'imprévisibilité de ces derniers, les renforts arrivaient toujours trop tard. Mais au moins les survivants avaient de l'aide pour reconstruire. Quand il y avait des survivants.
Cierhan ricana, mais il ne répondit rien. De toute évidence, son respect pour la reine était quelque peu limité, mais le jeune homme ne dirait rien de plus qui puisse le trahir. Sanhild commençait vraiment à se dire qu'il était plus malin qu'il n'en avait l'air et qu'elle allait devoir se montrer plus subtile pour en apprendre plus.
- Assez parlé de ces horreurs, s'exclama Cierhan en retrouvant son éternel sourire. Dites-moi, dame Sannarhia, me réserverez-vous votre première danse ?
Il tenait donc à organiser un bal. Obligée de jouer son personnage, Sanhild acquiesça avec chaleur. Larinda commençait à assimiler l'idée que son père allait mieux et les réjouissances proposées par son frère ne tardèrent pas à lui délier la langue. Bientôt, le petit salon retentit des projets d'organisation de Cierhan et de sa sœur. Lassée, Sanhild ne tarda pas à prendre congé.
Le repas suivant vit Thoran sortir de ses appartements et prendre place en bout de table au milieu de ses enfants. Tous les invités encore présents se félicitèrent de le voir remis et, malgré son air encore épuisé, il les remercia avec gentillesse. Cierhan se réjouissait à haute voix d'avoir obtenu la permission de son père d'organiser la fête, malgré les refus de ses ainés. Larinda, comme toujours, ne tarda pas à monopoliser la parole, expliquant à qui voulait l'entendre que ce bal-ci prendrait place dans le grand salon car il ne restait qu'une quinzaine d'invités à la forteresse.
Aodan gardait son air fermé et Bregan paraissait carrément bouder, mais les deux frères étaient, semblait-il, résolus à se taire.
Pourtant, lorsque le repas fut débarrassé et que les dames se levèrent pour se rendre au salon, Bregan s'approcha de Sanhild, les sourcils froncés. Cette dernière l'interrogea du regard, surprise qu'il lui adresse la parole, ce qui était rare lorsqu'il ne cherchait pas à se moquer.
- Dame Sannarhia... Puis-je vous demander de me réserver une danse ?
Il y avait si peu de chaleur dans ces mots que Sanhild se demanda si elle avait bien compris. Le jeune noble s'imposait-il d'agir de la sorte par quelque convention sociale lui ayant échappé ? Sans doute, à voir son air renfrogné. C'était à n'y rien comprendre !
- Avec plaisir, messire Bregan, répondit-elle pourtant, avec un sourire forcé.
Inutile de jouer la comédie à outrance : il ne l'appréciait pas, c'était évident et, même en tant que Sannarhia, elle n'avait aucune raison de le trouver sympathique. Il n'avait fait que se montrer vulgaire, alors, pourquoi cette subite envie de danser avec elle ?
Elle trouva la réponse à sa question lorsqu'elle s'éloignait en compagnie de Larinda. Bregan venait de lui jeter un regard à la dérobée. Un coup d'œil qui dissimulait mal sa méfiance. La valse n'intéressait pas le jeune homme. Il raisonnait sans doute comme elle : ce tête-à-tête était un prétexte pour lui parler. Mais à quel propos ? L'Officieuse dut faire appel à toute sa maîtrise d'elle-même. Se pouvait-il qu'il la soupçonne ? S'était-elle trahie ?
Sanhild soupira pour elle-même. Elle n'avait guère de raison de penser qu'il fût le traître, mais qu'il le soit lui simplifierait grandement le travail. Devoir se débarrasser de lui en plus du félon lui compliquerait la tâche. Un meurtre maquillé en accident serait facile à accepter pour la famille, mais deux assassinats mèneraient à coup sûr à des questions gênantes.
***
Sanhild avait trouvé Landarn agaçante avec ses remarques mais, à présent que son amie n'était plus là, elle se sentait seule. Aodan avait pour habitude de travailler dans son bureau le soir, ce qui empêchait toute tentative d'y pénétrer sans prendre le risque de l'y trouver ou de le croiser dans les couloirs en guettant son départ. L'enquête piétinait d'autant plus que Cierhan, de son côté, avait mis ses tentatives de séduction au second plan pour passer du temps avec le fiancé de sa sœur.
L'angoisse provoquée par les hurlements des wrags, désormais quotidiens, n'était pas pour apaiser Sanhild. Souvent, la jeune femme se réfugiait dans sa chambre, creusée parmi les plus profondes, afin de profiter du silence. Dès qu'elle en sortait et gagnait les pièces principales pour échanger avec les membres de la famille de Thoran, elle entendait ces maudits hurlements. Malgré le temps passé, rien n'y faisait : son ventre se nouait et elle devait empêcher ses mains de trembler.
- Je suis surpris de vous voir parmi les plus effrayés quand vous avez si brillamment combattu dans la forêt, lui fit remarquer un jour Aodan alors qu'ils lisaient dans la bibliothèque.
Sanhild ne sut que répondre. En effet. Le jeune homme avait raison. Son comportement était paradoxal. Elle était peut-être la seule ici à savoir comment vaincre une de ces bêtes et malgré tout, elle était sans contexte celle qui se trouvait la plus troublée par les manifestations au-dehors. Sans doute parce qu'elle seule savait quelle menace ces animaux à l'intelligence redoutable représentaient.
- En aviez-vous déjà rencontré auparavant ? poursuivit Aodan avec une curiosité mal dissimulée.
Sanhild blêmit. Voilà le genre de question auquel elle ne souhaitait pas répondre. Mais son expression bouleversée devait avoir parlé pour elle. Aodan s'aperçut qu'il la mettait mal à l'aise :
- Pardonnez-moi, je ne voulais pas me montrer indiscret ou faire ressurgir des souvenirs douloureux.
Il n'ignorait pas, au moins, que personne en ce monde ne croisait un wrag sans être contraint de voir les atrocités qui allaient de pair avec cette rencontre.
- Ce n'est rien, se sentit obligée de protester Sanhild. Les entendre hurler joue sur mes nerfs, rien de plus. Je suis ridicule, je le sais...
- Allons, que dites-vous là ? J'ai fait preuve de bien plus de pataflerie lorsque j'ai accepté cette chasse insensée ! Si une personne, ici, a du bon sens, c'est vous ! Il est normal d'avoir peur de ces bêtes et cette forteresse que nous pensons inviolable nous a un peu trop fait perdre le sens des réalités !
Il parut s'apercevoir de sa diatribe quelque peu enflammée et se recula soudain dans son fauteuil pour reporter les yeux sur son livre. Ce que Sanhild prit pour une marque de timidité redonna le sourire à la jeune femme et la poussa à s'exprimer à son tour :
- Merci, du fond du cœur. Parler avec vous est toujours un grand réconfort, en particulier depuis que ma suivante nous a quittés.
Il fronça les sourcils pour se donner une contenance, mais elle vit que ses mots l'avaient touché. Elle aurait aimé pouvoir se dire qu'elle jouait encore la comédie afin d'en tirer quelque information, mais elle devait se rendre à l'évidence : elle était sincère quand elle disait apprécier leurs discussions.
Autant dire qu'elle n'avait plus qu'à espérer qu'il ne soit pas le traître à la couronne. Sanhild se rassura : bientôt, elle en saurait davantage car, le lendemain, aurait lieu le bal où Bregan semblait décidé à la confronter. Si cette discussion n'apportait aucun élément et qu'elle n'était pas soupçonnée, alors elle était bien décidée à prendre le risque de se rendre dans le dernier bureau. Il était temps d'en savoir plus.
*** Pour ceux et celles qui se demanderaient d'où je sors le formidable terme de "pataflerie", il s'agit d'un mot d'ancien français qui signifie "folie, sottise".
Et pour d'autres jolis mots, vous pouvez chercher le lexique de l'ancien français, sur wikisource.org, qui est une vraie mine d'or. ***
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