Chapitre 21 : Ambition

Les repas étaient souvent pris en commun avec quelques invités et certains membres de la famille seigneuriale. Cierhan n'hésitait plus à s'asseoir près de Sanhild afin de lui glisser quelques compliments. 

- Le dîner vous a-t-il plu, ma chère ? lui demanda-t-il le soir en s'empressant près d'elle afin de tirer sa chaise pour qu'elle se lève.

- Ce fut un délice, comme toujours !

Les convives se dirigeaient vers le salon. Posant une main sur sa taille, Cierhan entraina l'Officieuse qui serra les dents, agacée : le jeune homme commençait à se permettre quelques familiarités avec elle. C'était certes un bon signe sur le degré de confiance qu'il lui accordait, mais cela devenait agaçant.

Pour provoquer une nouvelle rencontre avec Cierhan, il suffit donc à Sanhild de lui sourire deux ou trois fois lorsqu'elle le croisa au détour d'un couloir. Bientôt, il lui fit remettre un billet par l'intermédiaire de Landarn, l'invitant pour une nouvelle promenade aux jardins.

- Mais souris donc, la houspilla la prétendue suivante en resserrant le corset de Sanhild plus que jamais. Tu as l'air encore plus malheureuse que lorsque le carrosse nous a amenées ici !

Sanhild fit la moue : elle jouait à un jeu dangereux avec Cierhan et elle le savait. A mesure qu'elle laissait leurs liens se resserrer, le jeune homme devenait plus entreprenant. Il paraissait persuadé qu'il était irrésistible. A sa décharge, Sanhild n'avait rien fait pour le dissuader de s'enhardir.

Or, elle n'avait aucune envie qu'il dépasse certaines limites car elle ne savait comment réagir. Sannarhia se devait de rester souriante et naïve, mais Sanhild n'en pouvait plus de ce petit jeu. Elle craignait que, tôt ou tard, elle lui attrape une main un peu trop baladeuse et lui casse un ou deux doigts pour se faire comprendre. Mais lui faire comprendre quoi, au juste ? Qu'elle était loin d'être la douce ingénue qu'elle jouait, depuis des jours, en sa présence ? Autant saboter sa mission !

Cierhan assumait de la courtiser alors qu'il était fiancé de son propre chef, elle se doutait donc qu'il la voulait comme maîtresse. Comment, avec l'esprit encombré par cette perspective qui ne l'enchantait guère, pouvait-elle échafauder un plan pour connaitre les relations du jeune homme avec la reine ? Landarn ne comprenait pas où était le problème. Sanhild ignorait la teneur des précédentes missions de son amie, mais elle se doutait que cette dernière devait se montrer beaucoup plus familière qu'elle avec les jeux de séduction. C'était un aspect de son métier que Sanhild n'appréciait guère. Les minauderies la frustraient quand le manque d'action lui pesait.

Cierhan ne cessait manifestement jamais de sourire, du moins pas en sa présence. Lorsqu'il la vit paraitre aux jardins, il s'inclina bien bas en une révérence cérémonieuse et lui prit le bras sans tarder.

- Que vous ayez accepté mon invitation me comble de joie !

La fin d'après-midi, avec son soleil déclinant caché par de tristes nuées grises, laissait les ombres s'allonger sur le sol. Un vent glacé soufflait dans les allées, faisant s'envoler les rares feuilles qui avaient survécu à l'hiver. La neige paraissait cendrée dans ce morne décor et même les fleurs, ployant sous la bise, semblaient avoir perdu de leur éclat. 

La jeune femme laissa courir ses doigts sur son poignard dissimulé dans ses jupes. Cette atmosphère sinistre n'était pas pour l'apaiser. Le jardin blanc ressemblait à une composition mortuaire, figée dans le temps. Les hauts murs de pierre grise l'écrasaient de leur présence.

Comme Cierhan attendait une réponse, elle finit cependant par se ressaisir.

- Il en va de même pour moi, répondit-elle aimablement en s'empêchant de resserrer les pans de sa cape fourrée.

D'après Landarn mieux valait garder son joli décolleté en valeur et ne pas s'emmitoufler. Malgré un entrainement réputé pour sa rudesse, Sanhild avait l'impression d'être transpercée par de minuscules aiguilles de givre. Par les Six ! maugréa-t-elle en silence. Si elle mourait de la fièvre, elle aurait échoué à sa mission de la manière la plus ridicule qui soit !

- Vous m'en voyez ravi ! reprit le jeune homme avec un sourire désarmant.

Elle ne put s'empêcher de remarquer que, pour quelqu'un dont le père était mourant, Cierhan paraissait en effet fort heureux. Il la couvait du regard et lorsqu'ils s'assirent sur l'un des bancs protégés du vent par un massif, il poussa un soupir d'aise et se rapprocha sensiblement :

- Il me tardait tant de vous retrouver en tête à tête !

Il fallait qu'elle conçoive une façon d'entamer une conversation un peu plus efficiente. Si elle devait encore entendre une suite de compliments sans fin, Sanhild allait vraiment devenir folle !

- Je n'osais vous le demander, minauda-t-elle tout en s'agaçant intérieurement.

Si seulement elle avait eu le loisir de l'interroger à sa manière ! Elle aurait obtenu des aveux en quelques minutes, sans aucun doute. Mais les hurlements à travers le jardin n'auraient peut-être pas été très discrets.

Inconscient de la maîtrise dont se forçait à faire preuve l'Officieuse, le jeune homme lui saisit les mains doucement :

- Mais vous avez froid ! Peut-être préféreriez-vous que nous allions dans mes appartements ?

Au moins ne perdait-il pas le nord ! Prise au dépourvu, Sanhild rougit, ce qui lui valut un sourire enjôleur :

- Je vous inviterai à boire un letha, après notre promenade.

Boire un letha, oui, bien entendu... La prenait-il vraiment pour une idiote ? Dommage qu'il ne lui propose pas de visiter plutôt son bureau ! Mais il fallait reconnaitre qu'il lui donnait là un accès intéressant malgré tout. Aussi, Sanhild prit sur elle, encore une fois, pour hocher la tête avec une niaiserie qui commençait à lui donner la nausée.

Comme elle se taisait pour réfléchir au meilleur moyen de l'interroger avec subtilité, il s'enhardit à poser une main sur sa cuisse :

- Vous êtes vraiment charmante, Sannarhia...

Sanhild serra les dents en se faisant violence pour ne pas lui attraper la main au vol et lui infliger une clef de bras qu'elle jugeait entièrement méritée. Elle avait aussi noté qu'il se permettait à présent de l'appeler par son prénom. Il l'agaçait prodigieusement à la penser à ses pieds et à s'imaginer qu'il pouvait s'autoriser de telles familiarités.

Elle se corrigea mentalement : son exaspération confinait à la stupidité. Voir Cierhan s'enflammer pour elle était précisément le but du rôle qu'elle jouait. Mais l'orgueil de la jeune femme souffrait : elle rêvait de faire ravaler son assurance au noble qui semblait la considérer comme un joli trophée de plus dans sa collection.

Il fallait qu'elle reprenne un peu d'emprise sur elle-même : après tout, il ne faisait rien de bien terrible et ne représentait aucune menace sérieuse. Quand bien même il l'amènerait jusqu'à sa couche dans un élan d'enthousiasme, elle l'aurait étouffé avec un oreiller avant qu'il n'ait compris ce qui lui arrivait !

Rassurée par cette joyeuse conviction, Sanhild reprit la parole, encourageant même Cierhan en posant sa main sur la sienne.

- Cette promenade est la bienvenue par ces tristes temps... Vous devez beaucoup souffrir de la quarantaine imposée par votre frère !

Cierhan, qui avait d'abord sourit devant le rapprochement consenti par la jeune femme, fronça les sourcils, comme piqué au vif, et se recula. Pourtant, il balaya la remarque d'un geste en riant, preuve qu'il avait un bon contrôle de lui-même :

- Allons ! Aodan veut se donner de grands airs et l'impression de diriger mais, au fond... Ne le répétez pas... il n'est bon qu'à obéir à mon père.

Au moins avait-il repris ses distances, ce qui soulagea l'Officieuse. Le sourire moqueur du jeune noble se voulait badin mais Sanhild crut y déceler une agressivité qu'elle ne lui connaissait pas. Aodan avait déjà évoqué leur mésentente, alors autant exploiter cette faille.

- Je le pensais pourtant très compétent, à voir la façon dont il dirige toute la fratrie. Pardonnez-moi... mais il parait être un peu comme un père, pour vous !

Cette fois, elle eut la satisfaction de voir clairement la mâchoire de Cierhan se contracter et un tic nerveux apparaitre. Pourtant, il prit encore sur lui pour sourire aimablement :

- Oui, un père... de par ses idées vieillottes et ses envies d'immobilisme. Il ne tentera jamais rien pour évoluer et se contentera d'attendre en restant sagement à sa place...

Il se tut, de l'air de celui qui prend conscience qu'il devient un peu trop bavard. Sanhild en savait assez de leurs querelles et vexer Cierhan n'amènerait rien de plus. Il était temps de changer d'approche. Aussi, elle se composa un regard énamouré pour s'exclamer avec admiration :

- Alors que vous, vous avez de grandes idées, j'en suis certaine ! Cela se voit dans vos yeux !

Sanhild dissimula un sourire de triomphe lorsque Cierhan releva le menton, sensible à la flatterie.

- Oh, oui ! s'exclama-t-il, les yeux brillants. Nos terres méritent mieux que cette politique sclérosée !

Ainsi donc, le jeune noble s'intéressait bien plus aux affaires de la seigneurie qu'il n'en avait l'air au premier abord ! Sanhild lui décocha un regard plein d'une adoration feinte dégoulinante d'amour :

- J'imagine que vous avez de merveilleuses idées afin de rendre sa grandeur à Tremoria !

- Oh, vous savez, cette forteresse est tellement enclavée... Je pensais à...

Un crissement de gravier : sans crier gare, Bregan surgit au beau milieu de l'allée, l'air visiblement furieux.

- Cierhan ! Par la lueur des Six ! Père te demande !

Puis, avisant Sanhild à laquelle il lança un regard mauvais, il ajouta à l'attention de son frère :

- Courir le guilledou alors que Père se meurt ! N'as-tu donc aucune décence ?

Sans attendre de réponse, il tourna les talons et repartit en vociférant. Sanhild aurait volontiers découpé Bregan en petites rondelles pour avoir brisé cet instant où elle voyait enfin Cierhan se dévoiler un peu. Fallait-il qu'ils soient sans cesse interrompus ? Comment allait-elle faire pour reprendre ensuite cette discussion de façon subtile ? Combien de sourires niais allait-elle encore devoir accorder ? Et elle préférait ne pas penser aux mains un peu trop entreprenantes du jeune homme !

D'ailleurs, malgré ses manières rustres, Sanhild ne pouvait donner tort à Bregan. Cierhan n'avait vraiment aucun sens de la bienséance. L'attitude du jeune homme s'approchait davantage de celle du peuple dans les tavernes que de celle des nobles soumis à de strictes règles en matière de courtoisie.

Cependant, Cierhan semblait d'un tout autre avis, car il s'inclina devant Sanhild avec un air navré :

- Je vous prie de bien vouloir pardonner mon frère. Les tristes événements paraissent le chagriner plus que nécessaire. Car je suis persuadé que notre père se remettra promptement ! Je dois cependant vous abandonner, pour cette fois. J'espère que nous aurons l'occasion de poursuivre cette aimable conversation.

Sanhild l'assura qu'elle ne demandait pas mieux. Et pour cause ! Jamais elle ne s'était montrée aussi sincère ! Elle avait hâte de le relancer sur cette question de forteresse enclavée car, qui disait isolement, disait neige et lien avec la reine. Et, surtout... à quelles pensées avait-il fait allusion ?


*** Bon, je ne suis pas certaine qu'apporter des correction et faire la relecture d'un chapitre à 23h soit la meilleure idée que j'ai eu... J'espère que le tout n'est pas trop confus ! Bonne lecture quand même, et dites-moi si je raconte n'importe quoi ! -__- ***

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top