Chapitre 18 : Bibliothèque

Sanhild aurait aimé discuter davantage avec Cierhan afin de mieux connaitre l'attitude du jeune homme face à la maladie de son père. Mais le noble était introuvable. Il était pourtant toujours à la forteresse, d'après les domestiques, mais elle ne le trouva ni dans l'un des salons, ni dans les jardins. Il faudrait donc se passer d'informations venant de sa part.

Bregan se montrait plus renfermé et revêche que jamais. N'ayant aucune raison de lui adresser la parole en tant que dame Sannarhia, Sanhild gardait ses distances. Elle s'était contentée de lui demander s'il allait mieux, le lendemain de leur rencontre dans les couloirs, mais il avait à peine daigné lui répondre. Sans doute était-il toujours vexé d'avoir dû quérir son aide. L'air soucieux qu'il affichait semblait aussi plaider en sa faveur quand il affirmait s'inquiéter pour son père.

Larinda, quant à elle, pleurait au chevet de Thoran. Le reste du temps, elle affichait une figure morose pendant que Sanhild et ses amies tentaient de la faire sourire. La jeune noble paraissait effondrée. Son fiancé qui, pourtant, selon les dires, se trouvait toujours au château n'était, semblait-il, jamais à ces côtés. Avait-il seulement pris la peine de s'intéresser une seule fois à sa promise ?

L'Officieuse décida, en fin d'après-midi, de prendre le chemin de la bibliothèque dans l'espoir d'y débusquer Aodan. Lui non plus ne se montrait guère dans les salons, mais cela n'avait jamais été le cas. Elle savait qu'il passait beaucoup de temps dans son bureau, dans lequel elle ne tarderait pas à tenter de mettre les pieds. En attendant, elle espérait voir le jeune homme au milieu des livres. Tous ici s'accordaient à dire que c'était son lieu de prédilection.

Sanhild ne s'était pas trompée. Lorsqu'elle poussa la porte de la bibliothèque, le noble était assis dans un des fauteuils et lisait un épais recueil. Le puits de lumière nimbait la pièce d'un soleil déclinant et transformait les lieux en un cocon rose et or. Aodan leva les yeux à l'approche de la jeune femme et, cette fois, ne parut pas dérangé, à défaut de montrer un quelconque signe d'enthousiasme.

- Dame Sannarhia.

- Messire Aodan.

Un petit silence s'ensuivit car Sanhild cherchait comment entamer la conversation alors que lui ne semblait pas enclin à s'y soumettre. 

- J'ai appris, pour votre père... Je suis sincèrement navrée, j'espère qu'il se remettra rapidement.

Le visage si souvent impassible d'Aodan se troubla un instant, mais le jeune homme se reprit rapidement :

- Je vous remercie. Nous gardons espoir que ce ne soit que passager.

Son regard accablé disait le contraire et pour la première fois, Sanhild se surprit à espérer que Thoran survive à son empoisonneur. Landarn se serait moquée d'elle, sans doute : la compassion ne devait jamais faire partie de l'attirail des Officieuses. 

Comme Aodan ne faisait pas mine de la congédier, elle s'autorisa à s'asseoir à son tour et jeta un regard sur le volume qu'il tenait entre les mains.

- La justice, principes moraux, lui lut-il en voyant sa curiosité.

Sanhild dut se maîtriser pour cacher sa joie. Voilà un thème parfait pour entamer une discussion sur la reine.

- Il est bien souvent difficile d'allier justice et morale, fit-elle remarquer avec légèreté.

S'il mordait à l'hameçon et acceptait d'en débattre, alors peut-être apprendrait-elle quelque chose.

Aodan hocha la tête :

- Voilà pourtant, il me semble, le but le plus noble que chacun devrait espérer atteindre. Qu'est-ce que la justice sans moralité, ou la moralité sans justice ?

Il ouvrait un vaste débat sur lequel Sanhild, avec ses idées bien arrêtées, avait déjà une opinion toute faite. Opinion qui se résumait à "il faut les deux, c'est mieux". Le sens moral d'une Officieuse était de toute manière bien relatif et soumis à ses obligations. La justice était forcément celle de la reine, aucune autre ne pouvait prévaloir. Mais ce n'était pas en répondant de la sorte qu'elle nourrirait la conversation. Aussi, opta-t-elle pour une question plus nuancée.

- Toutes les situations sont-elles adaptées à concilier les deux ?

- Je le crois sincèrement.

- Voyons... prenons l'exemple de la justice rendue par la reine quant à la fonte des glaces...

Aodan se renfrogna, mais Sanhild poursuivit, en espérant se montrer assez subtile pour ne pas éveiller de soupçons chez son hôte.

- Ce n'est que justice lorsqu'un village, qui refuse de payer, se retrouve isolé et, pourtant, il me semble que la morale devrait l'interdire.

Le jeune homme serra les dents et ferma son ouvrage pour le poser sur la petite table basse qui le séparait de l'Officieuse. Penché vers cette dernière, il planta son regard dans le sien pour protester :

- Je ne peux que confirmer cette seconde partie de votre phrase. Mais je ne crois pas que l'on puisse appeler « justice » le fait de laisser mourir les gens lorsqu'ils sont trop pauvres !

Aodan ne s'en apercevait sûrement pas, mais il se trouvait sur une pente glissante. Encore quelques mots de trop, et il signerait son arrêt de mort. Sanhild savait qu'elle n'aurait d'autre choix que d'agir, bien que le point de vue du jeune homme soit en partie compréhensible. Mais la reine n'avait nul besoin de dissidents remettant en question ses décisions. Si la souveraine agissait de la sorte, c'était sans doute qu'elle avait d'excellentes raisons et, ni Aodan, ni Sanhild, n'avaient à en juger.

Ne restait qu'à pousser le jeune noble à la faute. Sanhild fit mine de réfléchir à haute voix :

- Sans doute... Vous allez trouver mes idées bien rebelles, mais... sans doute faudrait-il s'opposer à cette tyrannie injuste.

Contre toute attente, Aodan lâcha un petit rire :

- S'opposer à notre reine ! Vous plaisantez, je l'espère ! Voyons, ma dame, vous n'êtes pas sérieuse et, surtout, vous vous montrez imprudente ! Je ne suis certes pas un fervent défenseur de notre souveraine, alors je ne vous en tiendrai pas rigueur. Mais vous devriez garder vos idées de justice pour vous, sans cela vous risquez d'en payer le prix.

C'était un bel échec pour ce qui était de le faire avouer. En revanche, il n'était donc pas si innocent qu'il le paraissait des pratiques de Siehildra pour maintenir la paix dans le royaume. Étonnant : la plupart des gens semblaient louer la souveraine sans se poser de question. Mais il était vrai que l'esprit rebelle des seigneurs de l'Ouest n'était plus à démontrer. Aodan n'avait sans doute pas été élevé dans une dévotion aveugle envers la reine.

Comme elle ne disait rien et se contentait d'afficher le petit sourire contrit de celle qui a dit une bêtise, il reprit plus calmement :

- Non, notre souveraine a sans doute une façon de faire discutable, mais j'imagine qu'elle a besoin d'asseoir son pouvoir d'une manière ou d'une autre, sans quoi les petits seigneurs de l'Ouest se sentiraient pousser des ailes... si vous voyez ce que je veux dire. Le résultat est, certes, injuste, mais il est efficace et je le comprends parfaitement.

Exactement ce que Sanhild pensait et elle en fut d'autant plus surprise. Il soupira :

- Jusqu'à présent, mon père a toujours payé l'impôt et nos routes sont restées vierges de toute neige. Le contrat a été tenu et je n'ai guère à m'en plaindre. Les Six m'en soient témoins, je ne peux qu'être reconnaissant envers notre souveraine.

Sanhild hocha la tête, heureuse d'un tel discours. S'il était sincère, alors le jeune homme était disculpé et elle devait reconnaitre qu'elle s'en réjouissait. Depuis qu'elle le connaissait, si ce n'étaient ses manières un peu sèches et parfois maladroites, il paraissait honnête et c'était appréciable. Mais elle ne devait pas écarter le fait qu'il pouvait aussi lui mentir sciemment. Il lui servait là le couplet parfait de celui qui aurait deviné qu'elle était une Officieuse en mission.

Il y eut un instant de silence pendant lequel Sanhild chercha une nouvelle façon d'orienter la conversation pour tenter de savoir ce que Bregan et Cierhan pouvaient, eux, penser de la souveraine. Mais Aodan la prit de court lorsqu'il relança lui-même la discussion :

- Je vous croise souvent ici. Aimez-vous beaucoup lire ?

Cette fois, il n'avait pas l'air mécontent qu'elle se permette de mettre les pieds dans sa bibliothèque. Sanhild sourit, le temps de décider ce que Sannarhia devait en penser. Son personnage était censé être assez frivole. Cependant, elle sentait qu'en se montrant un peu plus honnête, elle s'attirerait davantage les bonnes grâces du jeune homme. Sannarhia pouvait sans doute intéresser quelqu'un comme Cierhan, mais Aodan avait semblait-t-il, plus d'affinité avec les caractères montrant un peu plus de consistance. Fort bien : Sanhild pouvait jouer les deux rôles, sans compter que celui-ci lui correspondait mieux.

- Sans aller jusqu'à dire qu'il s'agit de mon occupation favorite, je dois reconnaitre que j'aime me plonger dans des ouvrages de qualité.

- Et quel est votre genre de prédilection ?

Question délicate. Si elle inventait de faux centres d'intérêt, il risquait de l'interroger sur ces derniers et elle se trouverait bien en peine pour lui répondre. Mais il y avait des sujets qu'elle ne pouvait se permettre d'aborder et ils constituaient l'essentiel de ses lectures...

- Les livres qui forment l'esprit, plus que les histoires romancées.

- Ainsi, vous aimez apprendre ?

- Autant que je le peux, oui...

Vite, préciser un sujet avant qu'il ne l'interroge davantage.

- Je cherche un traité sur le tir à l'arc, à ce propos. Afin d'améliorer ma visée, puisque, comme vous me l'avez fait remarquer, cette dernière laisse à désirer.

Aodan parut réfléchir un instant. Mais, avant qu'il n'ait le temps de répondre, elle reprit rapidement, afin d'éluder ce qu'elle ressentait comme un interrogatoire :

- Et vous-même, quel genre de livre vous attire ?

- Ceux qui me permettront de mener ces terres en bonne intelligence. Mais, malheureusement, la sagesse ne se trouve pas dans les livres et je crains d'en être quelque peu dépourvu quand il s'agit de décisions si importantes...

- Le plus sage est celui qui s'interroge, pas celui qui pense l'être, fit remarquer Sanhild avec un petit sourire.

Aodan le lui rendit avec discrétion :

- Je souhaite que vous ayez raison.

Puis, une ombre voilant son regard, il ajouta :

- J'espère ne pas avoir à diriger quoi que ce soit avant longtemps.

- Craignez-vous beaucoup pour votre père ?

Cette fois, Aodan eut plus de difficulté à se maîtriser.

- Je... je crains un empoisonnement. Cela fait des semaines que sa santé se détériore sans raison. Si c'est le cas, continua-t-il avec une colère sourde, alors j'ignore qui est le monstre qui ose...

La mâchoire contractée, il serra les poings, avant d'aviser Sanhild qui le regardait avec une inquiétude feinte. Il se reprit aussitôt :

- Je suis désolé, je ne devrais pas vous importuner avec cela. J'imagine que mes craintes ne doivent pas vous encourager à rester parmi nous.

Hum, instant délicat. Il fallait espérer qu'il ne lui sous-entende pas poliment que le savoir-vivre exigeait qu'elle quitte Tremoria. Comme elle tardait à répondre, occupée à chercher une excuse pour rester, il reprit :

- Non pas que je souhaite votre départ. Vous êtes très chère à ma sœur et semblez la soulager en ces instants difficiles.

- Vous me flattez, messire Aodan, répondit-elle avec surprise.

- Non, j'insiste. Votre présence nous est agréable.

Sanhild nota l'usage du « nous » et sourit à nouveau, cette fois avec sincérité.

Elle ne tarda pas à prendre congé de son hôte : il lui fallait se préparer pour la nuit. Avec Landarn, elles avaient décidé de fouiller, pour commencer, le bureau de Cierhan. Ses multiples mensonges ne lui donnaient pas une aura de confiance et Sanhild devait reconnaitre qu'elle lui en voulait quelque peu de s'être laissé berner. S'il était le traitre, cela l'arrangerait bien et elle aurait sans doute moins de scrupule à s'en débarrasser que s'il s'agissait de ses frères ou de sa sœur !

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