Chapitre 17 : Poison

Il faisait nuit lorsque Landarn termina de passer la tenue noire des Officieuses. Une chemise et un pantalon de toile et de cuir, des bottes, une ceinture à laquelle pendait un poignard effilé. Elle enroula sa chevelure et la glissa sous le masque qui enserrait sa tête. Seuls ses yeux restaient visibles. Se montrer vêtue de la sorte exposait davantage la jeune femme si elle se faisait voir, mais c'était le seul moyen de pénétrer subrepticement dans la chambre de Thoran pour tâcher d'en savoir plus.

Sanhild, quant à elle, avait revêtu une robe bleu nuit qui lui permettrait d'être un peu plus discrète qu'à l'accoutumée. Mais elle ne pouvait se permettre de se faire prendre comme Officieuse. Si Landarn était découverte, elle devait s'étonner de la duplicité de celle-ci et rester sur place aussi longtemps qu'elle n'était pas soupçonnée à son tour. Dans le cas contraire, elle devait s'enfuir au plus vite, ou se sacrifier, selon les circonstances. Il n'y avait plus qu'à espérer qu'elles n'allaient pas à en arriver là.

Sanhild se glissa en premier dans le couloir plongé dans l'obscurité. Elle avait eu suffisamment de jours pour s'y promener et apprendre à se repérer dans le noir. Sa main le long du mur, elle avança avec assurance. Une première porte fermée, une bifurcation, un autre battant... Elle savait se rendre, sans y voir, dans plusieurs lieux, et les appartements de Thoran en faisaient partie.

Les bruissements à peine perceptibles, plusieurs mètres derrière elle, lui indiquèrent que Landarn la suivait à bonne distance. Elle frappa doucement à la porte de Thoran. Si le seigneur était veillé par un domestique, on viendrait lui ouvrir et elle prétexterait que sa chandelle s'était éteinte et qu'elle s'était perdue en revenant de la bibliothèque. Qu'une dame de sa condition lise tard le soir n'était pas improbable.

Le son du heurtoir résonna longuement dans le couloir désert, mais pas un bruit ne se fit entendre de l'autre côté du battant. Thoran devait être seul, et endormi.

Sanhild recula pour faire place à Landarn et alla se poster plus haut dans le couloir. De loin, elle entendit son amie qui crochetait la serrure comme elle avait déjà sans doute eu à le faire de nombreuses fois depuis qu'elle était Officieuse.

Sanhild, de son côté, guettait la moindre flamme indiquant que quelqu'un arrive de leur côté. L'autre partie du couloir donnait sur des pièces qui, à priori, ne devaient pas être utilisées la nuit. Aucun bruit, aucune lueur. Seulement les battements de son cœur et cette obscurité opaque, presque consistante.

L'attente se prolongea, pesante. Sanhild se mit à compter en silence pour mesurer le temps qui s'écoulait.

Puis, un bruit de pas retentit, de plus en plus proche. Sans lumière. Ce n'était pas bon signe, car Landarn aurait dû arriver par l'autre côté et savait se montrer de toute manière beaucoup plus discrète. Qui pouvait avoir l'idée de se déplacer dans le noir ? Avec quel dessein ?

Sanhild hésita à se renfoncer dans l'une des multiples alcôves qui permettaient d'élargir le couloir par intermittence. Mais, si cela lui permettrait de savoir si l'inconnu se rendait dans la chambre du seigneur, elle savait aussi que Landarn serait surprise. L'autre solution était de réagir comme les deux Officieuses l'avaient prévu : se montrer, prétendre qu'elle s'était perdue et faire assez de bruit pour permettre à son amie de s'échapper sans attirer l'attention. Mais, dans ce cas, elles ignoreraient l'endroit où se rendait réellement l'inconnu.

Puis, Sanhild eut une autre idée.

Les pas se rapprochaient rapidement. Elle s'effaça dans un renfoncement et laissa celui qu'elle supposait être un homme, étant donné le poids de ses bottes sur le sol, lui passer devant. Elle l'entendit s'immobiliser, comme s'il avait senti sa présence et elle-même ne bougea plus, retenant sa respiration.

Le temps parut se suspendre. Se savait-il observé ? Sanhild attendit. Elle était capable de cesser tout mouvement de longues minutes, y compris retenir son souffle sans effort. Se fondre dans le décor. Aussi morte que la pierre qui l'entourait. Aussi inconsistante que si elle n'avait jamais existé. Pas même une ombre dans l'obscurité.

Elle attendit encore.

L'inconnu reprit sa marche. Elle le suivit aussitôt de son pas léger. Ce ne fut que lorsqu'elle fut certaine qu'il s'arrêtait devant la porte de Thoran et qu'un froissement de tissu lui indiqua qu'il posait sa main sur l'huis, qu'elle passa à l'action.

L'homme sentit une main le saisir à la gorge. Une douloureuse pression. Inerte, il glissa sur le sol. Sa tête résonna sur les dalles. Peu discret, mais cela ferait un bon alibi pour justifier son inconscience lorsqu'il se réveillerait.

Sur la porte, Sanhild frappa quatre coups brefs, selon un rythme précis, pour prévenir Landarn. Cette dernière apparut aussitôt. Une faible lueur brillait dans l'antichambre de Thoran. Elle plissa les yeux, vit la silhouette étendue au sol.

- Il approchait sans lumière, expliqua brièvement Sanhild à l'oreille de son amie.

Landarn soupira et saisit l'homme sous les bras pour le tirer à l'intérieur. Elle repoussa la porte doucement et Sanhild retourna à son poste d'observation, frustrée par la tournure des événements. Elle détestait devoir patienter, au second plan, pendant que Landarn agissait.

Ce ne fut que quelques longues minutes plus tard qu'elle entendit le pas presque imperceptible de son amie la rejoindre.

- Thoran empoisonné, mourant, chuchota cette dernière. L'homme assommé : Bregan. L'ai drogué, l'ai laissé devant la porte, te laisse l'interroger.

Le second fils ! Par les Six ! Que faisait-il là, dans le noir ? La conclusion la plus simple à tirer voulait qu'il soit l'empoisonneur. Un honnête homme aurait pris une chandelle pour rendre visite à son père et aurait évité une heure aussi tardive. 

Sanhild entendit Landarn repartir et inspira un grand coup pour se préparer à jouer son rôle. Puis elle alluma sa chandelle et se rendit là où le noble avait été à nouveau déplacé. Il ronflait, à présent, vautré sur le sol.

- Oh ! Par les Six ! Messire Bregan !

La voix de dame Sannarhia montait dans les aigus. La pauvre demoiselle était horrifiée de voir ainsi son hôte inconscient. Elle posa la bougie avec précaution et le secoua délicatement. Puis, comme il ne réagissait pas, elle accentua un peu le geste, peu encline à se montrer patiente. Il fallait qu'il se réveille avant que quelqu'un d'autre n'arrive pour poser des questions. Surtout, elle devait profiter du temps pendant lequel la drogue administrée par Landarn ferait effet.

Bregan marmonna et finit par s'asseoir à grand peine avec l'aide bienveillante de Sannarhia. L'air hagard, il peinait à reprendre ses esprits.

- Messire Bregan ! Mais que vous est-il arrivé ?

- Gnnnnn... Boum...

Parfait. La drogue se montrait efficace.

- Ohhhh, se lamenta la jeune femme. Mais que veniez-vous faire dans cette partie du château ?

- Gnnnnn... Boum... Maaaal...

- Oui, j'ai bien compris, mais...

- Voir Père... veux voir Père...

- Pourquoi cela ?

- Père malade... très malade...

Il roulait des yeux ahuris sans parvenir à comprendre ce qu'il se passait. On disait que l'effet de cette drogue était semblable à un alcool très puissant. Si Sanhild avait de la chance, il était même possible que le jeune homme ait tout oublié de cette conversation une fois remis. Il pourrait même supposer avoir trop bu. Du moins, s'il se rappelait avoir parlé avec elle, c'était ce qu'elle prétendrait.

- Pourquoi vouloir aller à son chevet en pleine nuit, s'il est malade ?

- Gnnnnn...

Avait-il, oui ou non, l'intention d'achever son géniteur ? Elle le pressa, insistante :

- Bregan ? Pourquoi aller voir votre père ?

- Père mourir...

Était-ce une crainte ou un souhait ? Il se passa une main pataude dans les cheveux et la dévisagea, tentant de rassembler ses pensées.

- Pourquoi... que... vous... ici ?

Hum. Ce n'était pas bon signe. Voilà qu'il reprenait ses esprits. Landarn avait dû sous-estimer la dose pour un gabarit aussi costaud. Il était dommage qu'elles aient eu affaire au frère le plus musclé des trois.

- Je vous ai vu inconscient au sol, répondit-elle gentiment. Pourquoi avoir voulu vous déplacer sans lumière ?

- Je... souvent... je suis souvent dans le noir... je connais bien les lieux.

Ses phrases devenaient de plus en plus compréhensibles et de moins en moins hachées. Elle risquait de l'alerter si elle insistait trop. Comment s'y prendre ?

Soudain, un son de clochette filtra de derrière la porte : Thoran réclamait un domestique.

Bregan essaya aussitôt de se relever, mais il était encore trop faible pour y arriver seul.

- Pardonnez-moi... ma dame... mais je vais... devoir... votre aide...

Sanhild s'empressa d'accéder à sa demande, tout en se gardant bien de trop le soutenir. Après tout, elle était censée n'être qu'une petite chose fragile. Dès qu'il put, il s'appuya contre le mur, chancelant. Demander de l'aide devait le mortifier.

- Je ne m'explique pas cet accès de faiblesse... marmonna-t-il.

Il revenait vraiment vite à lui. Il fallait espérer qu'elle ne s'était pas trahie en l'interrogeant. Surtout, garder son rôle intact.

- Si je peux me permettre, vous paraissiez sous l'emprise de la boisson, messire. Votre crâne a heurté violemment le sol.

- Hum... C'est donc cela... accepta-t-il en tâtant l'arrière de sa tête.

Elle lui offrit obligeamment son bras pour l'aider à entrer chez Thoran. Ils passèrent ainsi de l'antichambre à la chambre elle-même, la porte était restée ouverte entre les deux. La chandelle de Sanhild éclaira une pauvre scène. La pâleur de Thoran lui donnait un air de ressemblance avec Aodan encore plus frappant. La sueur emperlait le front du malade. Les joues creusées, il paraissait n'avoir pas mangé depuis des jours. Il tirait sur le cordon de sa clochette mais marmonnait des paroles incohérentes.

Bregan eut un mouvement de recul, choqué, et Sanhild s'efforça de se montrer aussi troublée pour ne pas paraitre insensible. En réalité, elle l'était parfaitement. Elle s'était attendue à une telle vision et son regard courait sur les meubles qui l'entouraient, sur chaque bibelot, sur tout ce qui aurait pu servir d'indice dans ce qui se tramait à la forteresse.

Surtout, elle observait les réactions de Bregan. Au chevet de son père, le jeune homme avait perdu de sa morgue et paraissait bouleversé, bien qu'il n'en fasse pas étalage. Avait-il voulu achever Thoran et jouait-il la comédie ? Possible... Qu'il se glisse ainsi dans le noir était pour le moins étrange. Mais, peut-être était-il réellement habitué à économiser les chandelles. Quant à ce qu'il avait répondu... " Père mourir " pouvait aussi bien représenter une crainte qu'un souhait. Sanhild se maudit pour n'avoir pas mieux mené son interrogatoire.

Bregan finit par la remercier pour son aide, lui indiquant, par là-même, que sa présence n'était plus désirée. Sanhild prit congé et souhaita un prompt rétablissement à son hôte. Se pouvait-il que Bregan soit un meurtrier dans l'âme et en profite pour finir le travail qu'il avait commencé ? Elle ne le saurait que le lendemain matin. 

***

De retour dans sa chambre, Landarn l'attendait. La jeune femme s'était changée et avait revêtu sa robe de nuit. Sans doute sa tenue d'Officieuse attendait-elle sagement dans le double fond de leur coffre. 

- C'est du poison, à n'en pas douter. J'ai fait respirer quelques vapeurs calmantes à Thoran afin qu'il se tienne tranquille pendant que je l'examinais : ses yeux sont rouges, sa salive aussi a changé de couleur et est plus abondante.

Landarn s'installa confortablement dans son lit. Sanhild se changea également, tout en discutant :

- Tu as une idée de la substance utilisée ?

- Scricton, ce serait le venin de serpent le plus efficace pour ce genre de symptômes... ou bien une plante, je pense au gouet.

Sanhild soupira : cela ne les aidait pas vraiment. Les deux pistes englobaient toute la fratrie. Elle passa la brosse dans ses cheveux et les tressa pour la nuit.

- En ce qui concerne les plantes, expliqua-t-elle, Cierhan semble s'y connaitre, il a su me dire lesquelles étaient dangereuses dans les jardins. Et il y a du gouet, j'en suis certaine. Plus quelques autres qui pourraient aussi correspondre aux symptômes que tu décris.

- Tu mises donc sur lui ?

- Non, hélas ! Ce n'est pas si simple ! Bregan a, semble-t-il, un faible pour les serpents. Il y a plusieurs de ces reptiles empaillés dans l'armurerie. Je n'en suis plus sûre, mais je crois y avoir vu un scricton. Même s'il s'était débarrassé du cadavre, il faut de toute façon plusieurs de ces bêtes pour obtenir une dose suffisante. C'est un chasseur assidu et il rôdait de façon étrange près de la chambre de son père.

- Comment cela ?

- Sans lumière, rappelle-toi. Il prétend se repérer dans le noir... J'ignore s'il disait la vérité. Mon interrogatoire m'a juste confirmé qu'il se rendait bien dans la chambre de Thoran. Il a paru touché par l'état de son père mais comment savoir...

- Il me semble un peu trop bavard et... franc, si je puis dire, pour fomenter un complot, objecta Landarn en baillant.

- Et moi je parais un peu trop faible et gentille pour être ce que je suis. Nous savons bien que les faux-semblants existent.

- Donc, ces deux-là sont nos principaux suspects.

- Non. Il reste Aodan. Il se targue de s'y connaitre en poisons. Ce ne serait pas très malin de m'en avoir parlé s'il pensait tuer son père de la sorte mais, sait-on jamais... Beaucoup me disent le fond de leur pensée en me croyant trop stupide pour en tirer de quelconques conclusions ! Je pense l'avoir piqué au vif quand j'ai prétendu qu'il ne pouvait guère s'y intéresser. Et puis, il ne faut pas oublier qu'il est le principal héritier. Ajoute à cela ses ressentiments envers la reine et on tient là notre parfait coupable !

Landarn acquiesça tandis que Sanhild soufflait la chandelle :

- Dans ce cas, il est temps de fouiller les bureaux. Nous pourrons peut-être trancher. Nous verrons la nuit prochaine.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top