Chapitre 11 : Investigations

Elles se rendirent dans la salle à manger où la table était dressée sous une grande nappe blanche et sur laquelle le déjeuner venait d'être servi. Une immense cheminée réchauffait les lieux, ses flammes ronflantes ajoutant leur lumière aux multiples bougies qui servaient de seul éclairage sous terre. Quelques autres invités demeuraient encore au château et les convives étaient une quinzaine à se faire servir par les deux serviteurs qui amenaient les plats fumants.

Landarn, déjà assise, échangea un bref regard avec Sanhild pour lui faire savoir qu'elle attendait avec impatience un compte rendu détaillé sur le rendez-vous du jardin. Les dernières arrivées prirent place autour de la table, tandis que le fils ainé excusait Thoran et Cierhan qui ne devaient pas leur faire l'honneur de se joindre à eux.

Le repas commença dans une ambiance légère. Sanhild était placée près des enfants du seigneur, par égard pour son prétendu rang. Larinda ne tarda pas à monopoliser la conversation, retraçant les meilleurs moments du bal de la veille. La nouvelle de ses fiançailles avait couru et certains invités la félicitèrent pour ce bon parti. Le jeune homme était, disait-on, de bonne famille et fort distingué.

Aodan se taisait. Assis à côté de Sanhild, elle s'aperçut qu'il ne paraissait pas apprécier le sujet de discussion.

- N'êtes-vous pas satisfait pour votre sœur ? lui demanda-t-elle à mi-voix afin d'éviter qu'il ne soit obligé de répondre de ses pensées devant l'assemblée.

Il parut surpris qu'elle lui adresse la parole, mais il secoua la tête :

- J'espère que ce mariage fera son bonheur, voilà tout. Il est difficile d'en juger alors même que les principaux intéressés ne se sont jamais vus.

- Quelle importance ? les coupa Bregan qui, malgré la discrétion de Sanhild, avait écouté la conversation. Cierhan a raison : il a de la fortune et la capacité à la gérer, c'est l'essentiel. Les histoires d'amour, c'est bon pour les bonnes femmes !

Sanhild avait l'impression d'entendre Landarn ! Les deux se seraient peut-être bien entendus à échanger des banalités aussi caricaturales.

- Un homme ne peut-il rêver d'amour ? demanda Sanhild malgré elle, agacée par le comportement de mufle du jeune homme.

Il lui retourna un sourire carnassier :

- Ahah ! Cela dépend ce que vous entendez par amour ! Nous ne concevons sans doute pas ce dernier de la même manière, ma dame ! Je préfère ne pas en dire plus, au risque que vous trouviez mes paroles déplacées !

Il ricana en se resservant du vin et désigna Aodan qui gardait un visage sévère devant les frasques de son cadet.

- Possible, poursuivit-il avec morgue, que mon frère soit de votre avis. Monseigneur est pour un bel amour fidèle... qu'il ne trouvera jamais, tant les femmes sont inconstantes !

Aodan ne répondit rien et se contenta de hausser les épaules sans plus se préoccuper de lui. Aussi, Bregan reporta son attention sur Sanhild qui commençait à peiner à garder son masque de gentille idiote. En réalité, elle n'avait pas d'avis tranché sur la question de l'amour, du mariage ou de la fidélité. Tout cela ne la concernait pas et ne la concernerait sans aucun doute jamais. Elle éprouvait un peu de tristesse pour Larinda mais, au fond, ce n'étaient pas ses affaires. De retour au Jardin de l'Ordre, elle oublierait rapidement sa mission et ceux qu'elle y avait croisés.

Mais Bregan avait un air condescendant qui l'exaspérait de plus en plus. Il la regardait comme une inférieure, simplement parce qu'elle était une femme. Élevée avec ses frères, puis accueillie dans le corps d'élite des Officieuses, Sanhild n'avait encore jamais eu affaire à quelqu'un d'aussi détestable. Elle entendait être respectée comme elle l'avait toujours été. Malheureusement, Sannarhia n'avait que le droit de rester à sa place sans élever la voix.

- Qu'en dites-vous, ma dame ? continuait-il, railleur. Ne ferait-il pas un mari merveilleux ? Vos parents seraient ravis, sans aucun doute !

- Bregan.

Le ton d'Aodan était sec. Presque un grondement sourd, qui pourtant réduisit immédiatement au silence son cadet. Ce simple échange permit à Sanhild de mesurer le lien qui régnait entre les deux frères. Aodan était discret mais, pour le moment, c'était lui qui imposait sa loi. Seuls ses poings serrés sur la nappe trahissaient sa colère devant l'impolitesse de son cadet. De l'autre côté de la table, il devait être impossible de deviner sa réaction tant son visage gardait un calme impassible.

Sanhild le remercia d'un sourire et il détourna les yeux. Y avait-elle lu un soupçon d'embarras ? Cela n'avait rien d'étonnant. Bregan ne faisait pas honneur à leur famille en se comportant ainsi. Comme ce dernier se taisait enfin, elle reporta son attention sur Larinda qui donnait force détails sur chacun des invités rencontrés la veille. Il fallait absolument que l'Officieuse trouve le moyen de discuter avec elle pour en apprendre davantage sur cette Erhilda.

Comme pour répondre à son souhait muet, une des convives s'enquit justement de l'absence de cette dernière.

- Non, la fiancée de mon frère a quitté Tremoria hier au soir, juste après le bal, répondit Larinda qui grignotait délicatement son repas et parlait bien plus qu'elle ne mangeait.

Sanhild dut faire appel à toute sa maîtrise d'elle-même pour ne pas s'étrangler. Fiancé ? Se pouvait-il que Cierhan, malgré toute ses attentions envers elle, se trouve déjà engagé auprès d'une autre ? À moins qu'il ne s'agisse de l'un des deux autres frères ? A y réfléchir, si elle en jugeait l'attitude d'Erhilda à son égard et les danses de la soirée, la première solution était la plus probable.

- J'ignorais que votre frère Cierhan était fiancé, glissa-t-elle à Aodan dans l'espoir d'en apprendre plus, ou du moins d'avoir la confirmation de ce qu'elle supposait.

- C'est pourtant le cas, se contenta de répondre ce dernier, peu enclin à la conversation.

Bien qu'elle se soit promis de rester indifférente au plus jeune des frères, Sanhild dut convenir qu'elle se sentait vexée de s'être ainsi laissée bernée.

- Difficile de le deviner quand on le voit butiner d'une demoiselle à l'autre, hein ? ajouta Bregan en ricanant.

Sanhild se garda de répondre. Elle n'avait guère envie d'accorder trop d'attention au jeune homme qui se faisait un malin plaisir à irriter ceux avec lesquels il discutait. Et puis, elle ne pouvait tout à fait lui donner tort : Cierhan n'avait pas été vraiment honnête avec elle. 

L'Officieuse voyait son orgueil quelque peu malmené, mais décida de chasser ce qui ressemblait à de la déception. De toute manière, si le jeune homme avait été réellement éperdu d'amour, à quoi cela les aurait-il avancés ? Elle n'en aurait retiré que des inconvénients en risquant de s'attacher à lui. C'était beaucoup mieux ainsi... et cela démontrait par la même occasion qu'elle se montrait un peu trop naïve et que Cierhan avait toutes les capacités à manipuler son entourage. Il fallait qu'elle se ressaisisse !

Le repas se poursuivit sans nouvelle remarque désobligeante de Bregan. Aodan se montrait toujours aussi avare en paroles, Larinda parlait pour l'ensemble de la tablée. Quant à Sanhild, elle se contentait de sourire en observant les uns et les autres. Il lui fallait absolument s'entretenir avec chacun d'entre eux.

Lorsque les convives quittèrent la table, Larinda se rapprocha de l'Officieuse :

- Que diriez-vous d'aller chanter ? J'ai découvert quelques nouveaux airs qui vous plairaient, j'en suis certaine !

Sanhild n'avait pas particulièrement envie de pousser la chansonnette, mais elle y vit là une occasion de questionner Larinda, aussi bien sur son futur mariage, que sur son rapport à la reine. Larinda battit des mains, comme à son habitude, lorsque sa nouvelle amie accepta de l'accompagner. S'ensuivit un long monologue sur les chants et leurs particularités alors qu'elles traversaient de nouveaux les couloirs humides de la forteresse.

Le boudoir de la jeune femme était arrangé avec goût et Sanhild y reconnut la dernière mode en vigueur à Ranoria. On y retrouvait des fauteuils moelleux aux couleurs pastel, de petits guéridons aux napperons de dentelle et, surtout, une cheminée, certes modeste, mais qui apportait un peu de chaleur à la pièce. Sur le manteau étaient disposés des bibelots en bois qui, quant à eux, rappelaient davantage les décorations typiques de l'Ouest.

Un petit tableau de la reine était accroché au-dessus de la porte, comme la coutume le voulait. Cette tradition était davantage respectée dans le reste du royaume, Sanhild vit donc d'un bon œil la présence du portrait. Elle s'inclina cérémonieusement devant, comme c'était l'usage. Bien entendu, même à la capitale, personne ne se prosternait dix fois par jour devant une peinture, mais marquer sa déférence à la souveraine de temps en temps était le bienvenu. 

Larinda ne parut pas surprise et fit de même, quoiqu'elle se contente d'un simple signe de tête poli. Voilà qui parlait en sa faveur, sans pour autant la disculper.

- Votre famille et vous-même devez être reconnaissantes de l'aide apportée par notre souveraine, malgré le prix que cela coûte, tenta Sanhild d'une voix légère.

Cette approche n'était pas très subtile, mais avait le mérite de souffler un peu le chaud et le froid pour jauger des sentiments de Larinda à ce sujet. Cette dernière se contenta de sourire :

- Je vous avoue n'avoir aucune idée de ce que cela nous vaut, mais je suis bien aise de pouvoir continuer à recevoir des marchands de tissu ou des musiciens, ou, comme ces derniers jours, des invités pour des festivités !

Le discours classique. Il aurait été imprudent d'en prendre le contrepied pour pousser la jeune femme à en dire plus. Cependant, Sanhild poursuivit :

- J'ai eu l'impression que ce n'était pas forcément l'avis de votre frère...

De quel membre de la fratrie parlait-elle ? En réalité, d'aucun, car elle inventait un mensonge éhonté. Elle se garda de le préciser, laissant le soin à Larinda de l'éclairer sur ce point s'il y avait du vrai dans cette affirmation hasardeuse qui, pour l'Officieuse, ne reposait sur rien.

Elle réprima un sourire victorieux quand Larinda mordit à l'hameçon :

- Il est vrai que mon frère n'est pas toujours tendre avec notre souveraine. Je m'étonne qu'il s'en soit ouvert à vous, cela dit, car il sait combien cette animosité peut être mal perçue. Je pense, pour ma part, qu'il ne juge pas à sa juste valeur les bienfaits apportés par la fonte des neiges. Sans notre bien-aimée reine, nous ne serions que des prisonniers des glaces jusqu'au printemps !

- Et soumis à la violence des wrags, ajouta Sanhild en espérant que Larinda se décide à nommer le frère dont elle parlait si la conversation se poursuivait.

- Oui, sans doute, bien qu'ils soient peu nombreux par ici. Nous protégeons le peuple dans une partie de la forteresse lorsque ces gros loups se manifestent et ils se replient vers les villages des terres voisines qui leur offrent sans doute plus de... proies.

Larinda parlait de ces scènes de massacre avec un détachement qui laissa Sanhild pantoise. Qualifier de "gros loups" les wrags était déjà osé en soi, mais imaginer que tous les villageois n'en aient jamais subi la menace paraissait peu probable. Elle tenta de se rappeler de ce qu'elle savait de l'Ouest. Dans son enfance, il lui paraissait que personne ne pouvait échapper à ces prédateurs... mais elle n'était qu'une fillette. Peut-être que toutes les terres de l'Ouest n'étaient pas logées à la même enseigne.

- Votre frère n'a-t-il donc pas conscience de cette chance ? s'étonna-t-elle.

- Je l'ignore... Je ne lis pas dans son esprit ! À présent, assez parlé de ces tristes bêtes et chantons, voulez-vous !

Le reste de l'après-midi se passa à déchiffrer les partitions et s'accorder pour en tirer le meilleur. Larinda avait une très jolie voix et faisait une compagne agréable lorsqu'elle ne partait pas dans de lassants monologues. Sanhild tenta de relancer la discussion sur son fiancé, mais son hôtesse se contenta d'éluder la question.

L'Officieuse ressortit de cette séance de chant en se demandant lequel des frères était en opposition avec la reine. Peut-être la chasse qui devait avoir lieu le lendemain lui apporterait-elle la réponse tant espérée.


*** Je vais participer au nanowrimo, ce qui signifie que, pendant un mois, je vais beaucoup écrire. En revanche, je ne sais pas si je vais avoir beaucoup le temps de me relire... donc j'ignore si je parviendrai à garder ce rythme de publication car, même si mon nano porte sur Officieuse, je ne veux pas publier des brouillons ici. Alors ne vous inquiétez pas si jamais je ne publie pas autant de chapitres qu'avant, je reprendrai mon rythme après le nano. (et si vous participez, n'hésitez pas à venir en discuter avec moi, c'est plus sympa à plusieurs pour se soutenir !) ***

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top