Chapitre 10 : Promenade
Le bal se poursuivit jusque tard dans la nuit. Lorsque Sanhild regagna sa chambre, ce fut sans Landarn. Cette dernière surgit quelques instants plus tard, le sourire aux lèvres :
- J'ai profité de la fête pour fouiner un peu dans le château et discuter avec quelques domestiques. Je pense que nous devrions nous concentrer sur les bureaux respectifs de nos hôtes.
À la lueur d'une chandelle, Sanhild était occupée à enlever ses trop nombreux jupons. La première chose qu'elle avait fait en rentrant était de desserrer ce corset qu'elle jugeait ridicule. Le bal lui avait mis les nerfs à rude épreuve. A la réflexion, même sa mission avec le détestable vieillard avait été moins pénible. Se trouver ainsi en lumière, avec l'impression que chacun guettait ses moindres gestes, lui drainait toute son énergie.
- Penses-tu que l'on pourrait s'y introduire afin d'y trouver quelques documents compromettants ? demanda-t-elle pourtant en s'asseyant enfin, après avoir passé une simple chemise de nuit.
Dépourvue de cheminée, la chambre troglodyte restait froide en toute saison. Aussi, Sanhild s'emmitoufla dans sa lourde cape et replia ses jambes contre elle.
- Je peux utiliser ma tenue pour passer inaperçue durant la nuit, suggéra Landarn qui s'apprêtait également pour dormir.
Elle faisait référence à l'ensemble noir qui permettait aux Officieuses de se glisser n'importe où en se mêlant aux ombres.
- Mais, continua-t-elle, peut-être, toi, peux-tu te lier suffisamment à nos hôtes pour qu'ils t'en donnent un accès plus légitime ?
Sanhild soupira, perplexe :
- Très honnêtement, je n'en sais rien. Avec Cierhan, je pense que ce serait facile si l'on m'en laisse le temps et que je trouve une bonne excuse : il parait vouloir me plaire à tout prix ! Mais pour les autres... j'en doute fortement !
- Un sur trois, ce sera déjà pas mal. Larinda n'a qu'un boudoir afin d'y recevoir ses amies.
- Il faut tout de même compter avec elle : j'ai découvert qu'elle était fiancée.
- Vraiment ? Dans ce cas, il faut en apprendre davantage sur l'heureux élu !
- Pour le moment, je n'arrive pas à porter de réels soupçons sur nos hôtes. Quand je vois l'état de santé du père, je crains qu'il ne soit poussé par l'un de ses fils à céder le pouvoir.
- Dans ce cas, Aodan est l'héritier légitime et le premier suspect.
- Oui, mais cela ne suffit pas à faire de lui un opposant à la reine. D'autant que je ne comprends pas comment l'on peut décemment penser se rebeller contre le pouvoir de notre souveraine alors que l'on en est dépendant pour ne pas se trouver enseveli sous la neige.
- Il est vrai que, sans elle, la forteresse se verrait coupée de toute vie extérieure... Allons ! Nous ferions mieux d'aller dormir, il se fait tard !
Landarn souffla la chandelle. Sanhild haussa les épaules et préféra aller s'allonger dans sa couche.
- Peut-être en saurais-je plus demain en me promenant avec Cierhan ? conclut-elle en tirant le lourd rideau de velours qui occultait son lit.
***
- Bienvenue dans nos humbles jardins, ma dame !
Le jeune noble poussa une petite porte de bois ouvragé et Sanhild le suivit, baissant la tête pour passer dans l'ouverture. Une brise glacée la saisit alors qu'un étrange spectacle s'offrait à ses yeux.
Il s'agissait d'une salle immense à ciel ouvert, éclairée par le doux soleil d'hiver. La végétation luxuriante et colorée courait le long des murs de pierre qui la protégeaient de la neige. L'étendue blanche, étincelante, n'avait de prise qu'au centre du jardin et donnait une atmosphère irréelle au parc. Une source jaillissait de la muraille et laissait son eau vive se répandre dans des bassins aux pourtours décorés de mosaïques colorées.
Bien qu'élevée dans l'Ouest, l'Officieuse n'avait jamais rien vu de tel. Des arbres aux branches dépourvues de feuilles se balançaient sous la brise. Tout n'était pourtant pas dénudé : de multiples plantes poussaient en massifs et les fleurs qui supportaient le froid vif embaumaient l'atmosphère. Le jardin devait recenser des centaines d'espèces et, si la plupart se faisaient discrètes sous le gel, celles qui restaient, suffisaient à donner au lieu des allures de paradis.
Cierhan observait Sanhild sans pouvoir dissimuler un petit sourire de fierté satisfaite. Lui prenant le bras avec douceur, il mena la jeune femme jusqu'à un banc de pierre autour duquel se développait du jasmin d'hiver. La plante aux multiples petites fleurs jaune dégageait de délicates effluves.
- Je dois reconnaitre que votre jardin est sans pareil ! s'émerveilla Sanhild en s'asseyant.
Elle laissait son regard courir sur les fleurs, charmée. Si elle ne connaissait pas le nom de la plupart d'entre elles, elle identifia néanmoins des hellébores, aux couleurs variées, mais à la sève toxique, ainsi qu'un buisson de viorne tin, réputé pour ses fruits tout aussi dangereux. Elle saurait à présent où se fournir en poison si nécessaire.
- Surtout, n'y touchez pas, s'exclama Cierhan en la voyant s'attarder sur les fleurs. Celles-ci sont magnifiques, mais dangereuses ! Je serais navré qu'il vous arrivât malheur !
Son regard inquiet semblait sincère et Sanhild se permit un petit rire faussement innocent :
- Oh ! Quel dommage ! Elles sont si belles ! Mais, c'est entendu, je me fierai à vous !
Il s'était assis tout près d'elle et lui décocha un de ses sourires charmeurs. Troublée, la jeune femme préféra continuer à observer les jardins. À la vérité, elle ignorait comment réagir. Elle essayait d'imaginer ce que Larinda aurait dit en pareilles circonstances, mais aucune idée ne lui venait.
- Sannarhia... C'est un bien joli prénom, reprit Cierhan qui était beaucoup plus à l'aise pour mener une conversation légère. Savez-vous ce qu'il signifie ?
Sanhild se força à sourire. Mais quelle question ! Elle n'avait bien évidemment pas embrassé son personnage au point d'avoir étudié l'étymologie de son prénom !
- Ma mère... commença-t-elle en improvisant par la force de l'habitude.
Vite, inventer une justification plausible...
- Ma mère me disait qu'elle avait trouvé l'inspiration en se promenant dans un jardin...
- Oh ! Mais voilà qui s'explique aisément ! Sans aucun doute un nom de fleur, pour la plus jolie des roses !
Sanhild laissa échapper un petit rire. Elle ne savait si elle devait se sentir flattée de tant de compliments ou amusée du trop plein d'enthousiasme dont faisait preuve le jeune homme. Elle peinait tout de même à croire qu'il pouvait la trouver si plaisante en la connaissant si peu. De toute manière, elle se devait de garder la tête froide et une certaine réserve.
Mais Cierhan ne l'entendait pas de cette oreille.
- Vous semblez vous moquer, remarqua-t-il avec un regard peiné. Sans doute me trouvez-vous trop entreprenant ?
Mieux valait garder le silence. Il n'était pas question de l'éconduire alors qu'il pouvait peut-être se révéler un aussi bon indicateur. D'un autre côté, malgré toute sa gentillesse, le jeune homme n'avait encore été d'aucune utilité pour l'enquête. Pourtant, Sanhild devait reconnaitre que sa compagnie n'était pas désagréable. Elle esquissa un nouveau sourire embarrassé : cette façon qu'il avait de la couver du regard n'aidait pas la jeune femme à réfléchir.
- Mais, qu'y puis-je ? poursuivit-il en lui prenant la main. Bientôt, vous rentrerez chez vous et vous m'oublierez !
À ce contact, Sanhild avait eu pour premier réflexe de se lever pour remettre un peu de distance entre eux. Personne ne se permettait ce genre de familiarité avec elle. Cependant, il la regardait d'un air si blessé qu'elle n'osa pas bouger tout de suite.
- Messire Cierhan, vous me flattez...
Elle reprit sa main au prétexte de lisser sa robe autour d'elle. Le jeune homme allait un peu vite en besogne, inutile d'être une habituée des jeux de l'amour pour s'en apercevoir.
- Mais, continua-t-elle en espérant ne pas le froisser, je ne suis pas encore rentrée chez moi et, si vous et votre famille tolérez encore ma présence, je serai ravie de passer assez de temps auprès de vous pour trouver des motifs de ne point vous oublier.
Il eut un petit soupir dépité mais acquiesça de bonne grâce :
- Cela me ferait grand plaisir, ma dame ! Que diriez-vous alors de participer à la partie de chasse de demain ?
Sanhild ne put s'empêcher de froncer les sourcils, inquiète :
- N'avez-vous pas entendu le hurlement du wrag, hier ?
- Si, mais Bregan et moi sommes allés en reconnaissance tôt ce matin, et nous pensons qu'il ne s'agit que d'un mâle solitaire. Il est probablement déjà retourné au cœur de la forêt. N'ayez crainte ! Nous chassons en lisière !
Sanhild se résolut à taire ses peurs et reprit son sourire niais de circonstance. Pourtant, elle doutait qu'avec un tel prédateur dans les parages, il y ait encore le moindre gibier à poursuivre. La simple idée de quitter le château lui donnait des frissons et Cierhan dut s'en percevoir, car il poursuivit :
- Une partie des bois est limitée par l'enceinte, je vous promets que nous ne risquerons rien. Nous nous contenterons de petits animaux afin de ne pas nous enfoncer dans la forêt.
Sanhild n'avait rien contre la chasse en elle-même. Enfant, elle l'avait souvent pratiquée avec sa famille et maniait l'arc afin de participer aux repas communs. Mais, à l'époque, personne n'aurait eu l'idée saugrenue de sortir alors qu'un wrag s'était manifesté. La jeune femme ressentait une envie irrépressible de refuser cette invitation insensée !
- Il parait qu'à la capitale, les chasses sont fort plaisantes, reprit Cierhan, pensant sans doute qu'il l'avait convaincue.
Sanhild n'était pas censée connaitre Ranoria et sa cour et ne pouvait répondre à ce sujet. En, revanche, elle vit là une occasion d'évoquer la reine et les pensées que pouvait entretenir le jeune homme à ce sujet.
- On dit que notre souveraine a du goût pour organiser des divertissements, renchérit-elle. Vous y êtes-vous déjà rendu ?
Mais avant que Cierhan ne puisse répondre, un bruit de pas légers se rapprocha et Larinda se présenta à eux.
- Vous voilà ! Navrée de vous déranger, mais père te demande, mon frère. Et le repas sera bientôt servi, mon amie, ajouta-t-elle à l'adresse de Sanhild.
Cierhan lança un long regard à l'Officieuse, que cette dernière ne sut interpréter :
- Je vous prie de bien vouloir m'excuser. Nous continuerons cette conversation durant la chasse, si vous le voulez bien ?
Sanhild n'avait plus qu'à accepter et, bientôt, elle se retrouva seule avec Larinda qui jetait des coups d'œil méfiants aux plantes qui les entouraient. L'Officieuse se rappela que la jeune femme avait peur des petites bêtes qui pouvaient s'y cacher.
Un mouvement dans les buissons parut soudain lui donner raison. Sanhild fronça les sourcils. L'impression d'être épiée la saisit, mais elle la chassa lorsqu'un minuscule écureuil bleu détalla dans les fourrés.
- Serez-vous de la partie de chasse, demain ? demanda l'Officieuse à la jeune femme. Votre frère m'a proposé de me joindre à lui.
- Oh non, certainement pas ! S'agiter ainsi n'a vraiment aucun sens commun ! Et ces pauvres bêtes ! Ne me dites pas que vous songez à participer !
- Pour être tout à fait honnête, avoua Sanhild en se levant, c'est la présence de wrags qui m'inquiète.
- Oh ! Comme vous avez raison ! Ces monstres sont à eux seuls une excellente raison pour décliner l'invitation ! Croyez-moi, ce cher Cierhan ne vous en tiendra pas rigueur !
Sanhild se devait de réfléchir encore. Elle emboita le pas à Larinda qui ne semblait pas désireuse de rester plus longtemps dans ce jardin pourtant enchanteur.
- J'espère que mon fiancé ne sera pas un adepte de ces affreux divertissements barbares ! s'exclama Larinda en faisant référence à la chasse.
- Pourtant, il faut bien se nourrir, remarqua Sanhild qui ne comprenait pas vraiment ce qui répugnait tant à sa prétendue amie.
Si tuer des êtres humains lui paraissait normal, autant dire que chasser faisait partie de sa vie depuis toujours et ne risquait pas d'émouvoir l'Officieuse. Non pas qu'elle prenne du plaisir à ôter la vie d'un être vivant, mais elle estimait faire ce qui était nécessaire.
- Que savez-vous de votre fiancé ? continua-telle en espérant avancer un peu dans son enquête.
- Fort peu de choses, en vérité... Je me languis de le rencontrer ! Cierhan dit qu'il ne peut qu'être un homme de goût, puisqu'il a été charmé par mon portrait.
Elle eut un sourire incertain. Le cœur n'y était pas vraiment. Sous ses airs de jeune ingénue ravie de sa situation, Larinda n'était peut-être pas si heureuse que cela, de ne représenter qu'un pion dans le jeu de sa famille.
- Votre père doit être bien aise d'avoir un potentiel héritier de plus afin de protéger ses terres.
Larinda haussa les épaules. Le sujet ne trouva aucun écho chez elle. Soit la politique lui était vraiment étrangère, soit la jeune femme cachait très bien son jeu.
- Nous ferions mieux de nous dépêcher, se contenta-t-elle de réponde en souriant. Je n'ai aucune envie de manger froid !
Sanhild opina, non sans jeter un regard en arrière avant de quitter le jardin. L'impression d'être épiée n'avait pas cessé de se faire sentir.
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