Chapitre 8

- Tu peux me lâcher, je ne vais pas m'enfuir..., je râle en secouant le bras pour me dégager.

- On ne va pas à l'infirmerie, me répond-il sans desserrer sa poigne.

- Sans blague ?! je réponds dans un rictus. J'ai bien compris. Suffit de voir à ton attitude que c'est pas mon état de santé qui te préoccupe...

Voyant qu'il s'apprête à contester, j'ajoute :

- Ça n'a pas d'importance, dis-moi juste où on va. Parce qu'il faut que je me rende dans le bureau de Gwen le plus tôt possible avant de choper un avertissement...

- On retourne dans ma chambre, il faut qu'on discute.

- On peut faire ça ici. « Désolée d'être rentrée dans ta chambre par erreur, ça n'arrivera plus, excuse-moi. » Voilà.

Il peste, faisant claquer une énième fois sa langue contre son palais.

- Tu n'as vraiment aucune idée de ce qui s'est passé, fait-il ensuite en secouant la tête.

- J'ai un vague souvenir, je mens. Je sais qu'on a...

J'ai failli dire fait l'amour, sauf que ça ne me semble plus être la bonne formulation. Du tout.

En plus, j'ai tout sauf envie d'avoir l'air d'une ado naïve en employant une expression trop fleur bleue, il m'a assez qualifié de gamine comme ça.

Je poursuis donc en chuchotant :

- ...couché ensemble. Mais ni toi ni moi n'étions dans notre état normal. Oublions ça. On n'a qu'à faire comme si rien ne s'était passé.

Il s'arrête brusquement. La stupéfaction se lit sur son visage.

- Tu ne vas pas t'en vanter devant toute l'Académie ? s'étonne-t-il ensuite, narquois.

Mais quel blaireau...

- Ce que je veux, c'est tout oublier, le plus vite possible, je rétorque. Alors j'ai certainement pas envie que qui que ce soit ici l'apprenne pour que toute l'école ne parle plus que de ça ensuite ! Non merci !

- Hum...

- Bon. Je peux y aller maintenant ?

- Non. Je te l'ai dit, il faut qu'on parle.

- Qu'est-ce qu'il y a d'autre à ajouter ? je souffle, exaspérée.

Je n'ai pas envie de passer une minute de plus avec lui, et clairement, ça se voit.

- Tout..., marmonne-t-il. Viens !

Je me renfrogne tandis que nous faisons le chemin inverse de ce matin. Après quelques pas silencieux, il bougonne :

- Tu aurais pu me le dire, ce matin, que tu étais sous l'effet d'un médicament hier soir...

- Ah, parce que tu m'aurais crue ? J'ai pas eu cette impression, curieusement ! Et puis, c'est pas comme si tu m'avais laissée en placer une...

N'essaye même pas de me faire passer pour la coupable. J'ai déjà donné.

Il se racle la gorge avant de répondre :

- Désolé, je te dois des excuses. J'étais énervé et je t'ai accusée à tort...

- Garde tes excuses. Énervé ou pas, t'es un humain, pas un animal, tu aurais très bien pu me parler autrement !

Alors qu'il entrouvre les lèvres pour répliquer, je l'interromps :

- Peu importe ! Je te connais pas et on n'a pas de raison de se revoir un jour, donc je m'en fous...

- Tu n'as vraiment aucune idée de ce qui s'est passé, répète-t-il, manifestement ennuyé. Mais évidemment, puisque tu n'as pas fait exprès...

- Exprès de quoi ?

- Tu vas comprendre.

C'est quoi tout ce mystère ?

Je suis bien contente de ne croiser personne que je connais sur le chemin du retour. Nous arrivons enfin devant la porte à runes, qu'il ouvre pour nous laisser passer. Sitôt dans la chambre, il commence à faire les cent pas.

- Je peux m'asseoir ? je finis par demander, ressentant le poids de la fatigue.

- Oui, bien sûr. Pardon...

Il me désigne une chaise, mais je la juge trop proche de lui. Je m'éloigne donc pour m'installer en tailleur sur le tapis. Il saisit la chaise pour l'approcher de moi avant de s'asseoir lui-même dessus.

Tant pis...

- Bon, commence-t-il en croisant les bras sur ses genoux. Tout ce que je vais te dire va devoir rester secret. Tu penses pouvoir garder un secret ?

Repensant à toutes ces années où j'ai caché mes sentiments, pour rien, je raille :

- T'as pas idée à quel point...

- Ah oui ? Tu m'as l'air bien jeune pour être si fiable.

Avec ironie, je réponds en tâchant de garder mon sang froid :

- Oui, merci Kyllian, on a compris que pour toi je n'étais qu'une gamine. On peut passer à autre chose ? Je te signale que ce n'est pas parce qu'on a moins de dix-huit ans qu'on est forcément stupide et immature. J'aurais cru que tu étais bien placé pour le savoir, toi qui dirigeais déjà une équipe de Protecteurs à mon âge...

Ma remarque acerbe lui cloue le bec. Il bat lentement des paupières, manifestement contrarié.

- Ce n'est pas pareil pour moi, répond-il finalement en haussant les épaules.

- S'il peut y avoir une exception, alors accepte qu'il y en ait peut-être d'autres..., je rétorque. Je ne suis peut-être pas un petit génie comme toi. Mais je suis capable d'être réfléchie et responsable. Et excuse-moi, mais de nous deux, j'ai l'impression d'être celle qui arrive le mieux à garder son sang-froid pour l'instant.

Prends ça dans ta gueule.

Pendant un long moment il m'étudie, en silence. Puis il hoche la tête :

- C'est vrai... mais c'est aussi parce que tu n'as aucune idée des implications. Contrairement à moi. Bien. Par où commencer... ? soupire-t-il, perdu.

Dépité, il se passe la main dans ses cheveux ébènes, remettant en arrière ses belles mèches batailleuses...

Non-non-non Ever, on a dit qu'il n'était pas si beau que ça en fait. Tu te rappelles ?

Ses yeux scrutent le lointain tandis qu'il fouille dans ses pensées, rêveur.

- Il y a des choses que très peu de sorciers savent sur Fallerias, commence-t-il. Et au Domaine, ils ne sont qu'une poignée à être dans la confidence. Tu ne dois jamais répéter ce que je vais te dire. À qui que ce soit.

- Compris.

- Je suis sérieux.

- Oui, tu m'arracheras la tête si je le fais, j'ai bien compris. Point suivant ?

Il ne relève pas mon sarcasme, fronçant les sourcils en me demandant :

- Qu'est-ce que tu sais des elfes ?

Quel rapport a cette question avec ce qui est arrivé... ?

Je fronce les sourcils, perplexe, en répondant prudemment :

- Ce qu'on apprend à l'école, pourquoi ?

- Et de quoi tu te rappelles ?

À son ton hautain, il a l'air de douter de mes capacités à suivre en classe. Sympa !

Je lui débite donc tout ce que j'ai pu emmagasiner, prenant un malin plaisir à citer toutes les dates et détails, jusqu'à ce qu'il m'arrête d'un geste de la main :

- C'est bon ! Tu es plutôt calée en histoire à ce que je vois..., s'étonne-t-il. C'est une bonne base, même si ce qu'on apprend en classe n'est ni complet, ni toujours vrai.

- Normal. Déjà, on a trop peu de sources pour que ce genre de sciences soit exact. Et en plus, les profs sont obligés de simplifier les choses pour nos petits cerveaux de gamins stupides...

Kyllian roule des yeux avant de faire comme s'il ne m'avait pas entendue. Puis il annonce froidement :

- Les elfes n'ont pas disparu. Ils sont très peu nombreux, mais ils vivent camouflés parmi les humains. Les deux espèces ne sont pas si différentes. Avec un peu de magie, on ne les distingue même plus.

J'arque les sourcils, surprise :

- Comment ça se fait qu'on soit pas au courant ?

Il se frotte le front, ennuyé :

- Peu de gens le savent, mais... à un moment durant la guerre, de nombreux clans d'elfes s'étaient alliés aux monstres contre les humains...

- Quoi ?! je m'écrie en écarquillant les yeux.

Négligemment, il secoue ses épaules :

- Il y a toujours eu des histoires comme quoi les humains n'étaient pas un peuple originaire de Fallerias... qu'ils n'avaient pas leur place ici... ils ont toujours eu des conflits territoriaux avec des clans d'elfes. Un peu avant la guerre, les monstres ont convaincu ces clans de nettoyer Fallerias des humains pour se partager les terres obtenues.

- Mais pourquoi on apprend pas ça à l'école ? je m'offusque. On nous apprend que les elfes étaient les alliés des humains !

- Certains l'étaient ! Certains elfes s'étaient même mêlés aux humains. Cathalain était d'ascendance humaine et elfique.

- Ah, donc les deux espèces étaient compatibles, et là dessus aussi on nous a menti ?

- Non ! Si... Enfin... C'est compliqué, lâche-t-il finalement en fronçant le nez.

Il pousse un long soupir exaspéré, comme si la tâche qu'il s'était donnée était trop fastidieuse. Puis il consent à poursuivre, après m'avoir jeté un bref coup d'œil pour vérifier que j'écoute.

- Les monstres se sont arrangés pour qu'une grande partie des elfes s'entretuent. Il n'avait jamais été question de partager Fallerias avec eux. Quand ils l'ont compris, les elfes ont définitivement rejoint le camp des humains. Mais une fois la guerre gagnée, les tensions entre les deux peuples n'ont pas disparu, loin de là ! Les elfes ont donc préféré retourner dans leur forêts, et faire croire à leur disparition... en réalité, ils se sont petit à petit intégrés aux sociétés humaines, incognito. Et ils ont aidé à faire oublier leur rôle dans la guerre.

- Donc ils auraient pu réapparaître depuis, puisqu'on ne se rappelle pas de tout ça. Non ?

Il hausse les épaules, peu convaincu.

- C'est mieux ainsi. C'est plus simple d'éviter les conflits quand on prétend être tous du même peuple, unis contre un ennemi commun. Et puis... tout le monde ne s'en tient pas à la version de l'histoire qu'on apprend à l'Académie. Il y a ceux qui continuent de se méfier des elfes et qui nous chasseraient s'ils savaient.

- Hum... Et tu me dis ça parce que les rumeurs sur toi sont vraies ? Tu es un elfe, c'est pour ça que tu es supérieur à tout le monde ?

C'est un fait. Pourtant, je n'ai pas pu m'empêcher de sortir ça avec ironie.

- Le Feu des elfes est plus puissant que celui des humains, c'est vrai, mais la différence n'est pas si énorme que ça. Ce n'est vraiment que lorsqu'un elfe est talentueux que ça se voit.

Discrète façon de se jeter des fleurs...

- Mais oui, fait-il comme si ce n'était qu'un détail. Mes deux parents étaient des elfes, j'en suis un, Ophelia aussi en est une. Nous sommes une petite trentaine environ à vivre au Domaine.

- Forcément des Protecteurs, j'imagine...

- Principalement, mais certains ont préféré cacher leurs capacités et se faire passer pour des enchanteurs, afin d'éviter d'attirer les regards.

Je connais ça...

J'aurais été tentée de croire que l'aura de Kyllian était étrange car c'était un elfe, mais puisque celle d'Ophelia et des autres est normale... une pensée me vient alors et je m'écrie :

- Ambre ?! C'est une elfe ?

Cela expliquerait la distance que ses parents ont toujours mise avec moi !

- Non, Ambre est humaine.

- Oh..., je soupire.

- Mais le proviseur en est un, donc ne t'inquiète pas, il t'excusera pour ce matin dès qu'il saura ce qui s'est passé. Si je te dis tout ça, c'est parce que...

Soudain, Kyllian paraît encore plus contrarié qu'au réveil. Mais heureusement, cette fois-ci son air dur n'est pas pour moi. Au contraire, il évite de me regarder dans les yeux.

Il se passe à nouveau la main dans les cheveux, gêné. Du bout des lèvres, il bougonne enfin :

- ...le truc qu'on vous apprend. Sur les Feux qui se mêlent. C'est en partie vrai et... en partie faux.

Cette grimace m'inquiète.

- D'accord... et ? Quelle partie est vraie ?

- Deux elfes ne mêlent pas forcément leurs Feux intérieurs quand ils ont des rapports. Ce n'est pas quelque chose d'instinctif. Enfin... pas tout à fait. Il paraît que ça l'est quand ils ont trouvé leur âme sœur, si jamais ce genre de truc existe vraiment...

Je ne peux m'empêcher de noter le ton méprisant qu'il a employé. Manifestement, ce n'est pas un romantique.

Mais ça, on le savait déjà !

- ... sinon, c'est plutôt un sortilège intentionnel. Le plus souvent, on le fait pour combiner deux Feux très puissants, pour devenir encore meilleurs. Comme l'ont fait mes parents. Sinon, en de rares occasions... on le fait quand on est  blessé et à l'article de la mort. C'est la seule manière pour nous de régénérer rapidement notre Feu et de guérir. Là, ce n'est pas forcément toujours conscient ! C'est un peu comme un... un instinct de survie. Bien sûr, il faut que l'autre soit consentant.

Un silence maladroit s'installe, pendant que je bats lentement des paupières, remettant chaque information à sa place.

- Tu es en train de me dire que c'est ce qui s'est passé hier soir... ? je suggère.

Il détourne encore la tête, toujours fâché, et grommelle :

- Oui.

Puis il explose, débitant avec colère :

- J'étais dans un état second hier soir ! Rylee et ses assistants m'avaient assommé sous une telle dose de médicaments que j'étais incapable de réfléchir correctement ! Je ne corrigeais même plus mon apparence. Personne n'était censé rentrer dans ma chambre !!

Oh... alors c'est pour ça que je le trouvais différent ?

- C'est mon Feu qui t'a aidé à guérir ? je demande tranquillement, sans me laisser toucher par son irritation.

- Oui.

Je le fixe alors de mon regard le plus accablant, articulant lentement :

- Ok... Donc c'est pour ça que tu m'as traitée comme une moins que rien ce matin ? Parce que je t'ai sauvé la vie... ?

Dites-moi que je rêve !

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