Sous ecstasy.

  " Les fêtes sont comme la vie : elles naissent et meurent comme des êtres humains. Elles connaissent des moments d'apogée et des instants de déchéance. Elles ont des hauts et des bas. Comme nous, elles brillent et s'écroulent dans la poussière. Comme nous, les fêtes sont sans lendemain"

BEIGBEDER Frédéric, Nouvelles sous ecstasy.

           L'extase. Mon corps trembla, une vague de jouissance m'assaillit. Ce fut rapide et soudain, mon cœur s'agrippa à mes os, à ma peau.

Je me sentis légère, des ailes naissaient dans mon dos et faisaient planer mes jambes. L'adrénaline me submergea d'une allégresse intense. Autour de moi, tout s'embellissait. Se transformait en joie, en belles lumières roses et bleues qui striaient mes alentours. Je pensais être dans une bulle immense, dans laquelle la musique me pénétrait de toute parts. Les lasers me caressaient la peau ; les lueurs violettes des néons blafards accrochés maladroitement au plafond et contre les murs illuminaient les visages autour de moi, tout aussi exaltés et angoissés à l'idée d'être terriblement joyeux. Comme si leur vie en dépendait.

Je me perdis dans un tumulte de sentiments qui m'ébranlèrent. Je fus éprise d'une envie torride d'aimer, de toucher. De sentir sous mes doigts la peau de l'être humain, d'écouter sa voix me susurrer contre le creux de mes oreilles. Il y avait ces basses torrides de la musique qui venaient vibrer en mon intérieur ; mon cœur tremblait à chaque battement d'un rythme cadencé, et mon corps suivait ce tempo endiablé et dangereux.

Les lumières multicolores striaient le fond noir de l'obscurité de cette salle. Elles tournoyaient, elles se perdaient en des reflets de couleurs vives, fluorescentes. Les sons s'estompaient petit à petit, ils disparaissaient pour laisser place à un silence lourd, fort, un silence qui m'emprisonna.

Soudain, un flash, éphémère, court, figea ma vision pendant une fraction de seconde. Quelques instants après, un nouveau flash survient.

Face à moi, sa silhouette se dessina.

Ces courbes parfaites, ces hanches dansantes, le creux vertueux de ses reins, ce visage impassible.

Je ne pouvais regarder autre part.

Alice sembla apparaître soudainement au milieu de l'obscurité, suite à l'un de ces flashs aveuglants ; elle fut colorée par ces lumières fluorescentes, qui firent briller ses cheveux clairs, ses yeux transparents. Elle était immobile, son corps se perdait entre des ombres qui tournoyaient sous les éclairs blancs.

Sa silhouette se mit à tanguer. Doucement. Avec une sensualité discrète. Elle sentait et éprouvait chaque nuance colorée, chaque note de la musique. Ses pieds restaient encrés au sol, impassibles, et son corps se balançait d'une façon nonchalante et irrésistiblement délicieuse.

Alice était un portrait d'or et de diamants qui brillaient de reflets argentés dans une noirceur sombre où, de temps en temps, un éclair de lumière venait figer l'image pendant un très court instant.

Alice dansait. Elle fermait les yeux, elle balançait son corps, ses hanches, elle brillait de mille feux tandis que son visage restait fermé, grave. Elle faisait frémir son corps, frétiller ses jambes, elle se balançait nonchalamment, elle tanguait sensuellement, et ses mains parfois venaient traverser ses cheveux en les emmêlant sous ses doigts, en un moment d'égarement.

Alice paraissait être en osmose avec les lumières colorées qui striaient son corps de traits multicolores et brillants. Il me semblait que chaque tremblement de la musique, chaque basse qui résonnait dans la salle, la pénétrait en un plaisir discret mais vigoureux. Cette femme restait impassible, sujette à un plaisir caché, enfoui au plus profond de ses yeux bleus transparents, qui brillaient pendant un instant bien trop court, sous les flashs aveuglants et éphémères de cette obscurité.

Alice semblait vivante. Elle était là, présente ; elle attirait les yeux qui, fixés sur elle, prouvaient son existence.

Et moi, sans pouvoir m'en empêcher, avec une passion torride, je la regardais. Avec une intensité déconcertante ; tellement que je me rendis compte en un instant précis, lorsque mon cœur émit un battement puissant et incontrôlable, que je l'aimais.

Je voulus l'embrasser sur les lèvres, d'un désir passionnel. Fusionner avec cette fille, devenir ce qu'elle était, cette aspiration ultime, cette perfection incarnée, cette immortalité. J'avais le désir torride de le faire, de la toucher, de la sentir sous mon tact, d'être à ses côtés et de respirer avec elle.

« Je l'aime ». C'étaient les seuls mots qui parvenaient à s'échapper de mon esprit embourbé dans un sentiment d'extase et de jouissance infinis. « Je l'aime », je murmurais de ma mâchoire crispée et endolorie, humectant mes lèvres sèches. Je l'aimais. Ce furent ses yeux bleus qui brillaient, cette image d'elle me fixant, de ses yeux me pénétrant au plus profond de mon âme ébranlée de joie, qui me rendirent compte de ces simples mots qui avaient tant d'importance.

Je m'approchai dangereusement d'elle. Une bouffée de chaleur soudaine m'assaillit, alors que ma tête se mit à vrombir. Mes mains glissèrent le long de ses hanches, l'agrippèrent. Sa peau me parut brûlante sous mon tact.

« De l'eau », dis-je de ma bouche pâteuse qui semblait contrainte d'avaler. Ma langue ne cessait d'humecter mes lèvres. Mes dents claquaient ; ils mordaient l'intérieur de mes joues. De temps en temps, un goût de sang venait assaillir mon palais.

Alice – dont je ne voyais que des traits tout aussi excités que les miens et des yeux aux pupilles dilatées sous la lueur crue des néons bleus et violets- me tendis l'une des bouteilles d'eau, que j'avalai dans ma bouche. Le liquide me donna des nausées, mais il me fit un bien fou ; un long soupir s'échappa d'entre mes lèvres.

« Alors ? me demanda-t-elle, tremblante d'une drôle d'exaltation que jamais je n'avais perçue en elle. C'est comment, hein ? Tu te sens comment ? ».

Elle parlait vite. Trop vite. Ses mots coulaient dans sa bouche dorée et verveuse. Ses yeux pétillaient d'une lueur excitante. Elle mâchait quelque chose, et ses yeux se perdaient autour.

Je n'avais rien d'autre à dire. «Je t'aime », pensais-je. Mais ma bouche se bloqua, aride et caverneuse. Je bus de nouveau une gorgée. Déglutis. Calmai une nausée qui s'accrocha à ma gorge. Étrangère à mon corps j'étais. Évoluant dans un univers parallèle où seules les lumières et la musique existaient.

Je hurlai. D'un plaisir incandescent ; une exaltation soudaine m'envahit. Je me mis à danser, de toutes mes forces. Mes bras semblaient se perdre dans les airs. Derrière mes pupilles fermées, les lumières coloraient la noirceur de mes yeux clos. La musique m'envahissait ; j'étais en elle, elle semblait être moi. Je la contrôlais de mes mouvements brusques, saccadés, pleins d'une énergie qui ne paraissait jamais s'éteindre.

Alice fit de même. Son cri résonna autour de nous. Le Trippy Haze n'était plus qu'une immense galaxie pleine de lumières ou nous dansions, seules. Entourées de lumières, de néons multicolores. De flash aveuglants et d'une musique aux basses infiniment puissantes. Non, le Trippy Haze n'existait plus. La réalité semblait abstraite et inatteignable ; tout était grandiose et splendide.

Elle était splendide, en face de moi. Alice était la plus belle chose de l'univers à ce moment précis.

Elle me prit dans ses bras. Le contact de ses doigts qui glissaient dans mon dos pour se reposer au creux de mes reins, et sa voix sensuelle qui soufflait contre mon oreille réveillèrent une nouvelle vague de jouissance en mon intérieur. Un désir ardent m'obligea à la prendre entre mes bras, et à sentir ses seins contre ma peau ; sentir son corps contre le mien, ses lèvres caressant mon cou.

« C'est beau, hein ? Cet univers, là...Tout ça, c'est beau ? »

Elle hurlait contre mes tympans. Elle parlait vite et fort. J'hochais la tête.

« Tu te sens bien, Hélène ? Tu te sens enfin toi ? Submergée par tout cet amour et toute cette confiance ? Oui, Hélène ! Oublie, oublie le monde ! Vis dans le mien, entre dans mon univers transcendant. Tout est magnifique, tout est extase ; tout est splendide, merveilleux, jouissance ! Regarde-moi. -Je me suis perdue dans ses yeux bleus, j'ai cru plonger dans un océan de lumière. J'ai pénétré ce bleu puissant et profond, je me suis délecté, j'ai joui d'une puissante passion-. Regarde-moi, Hélène. Et vis. Sois vivante, enfin. Sois toi. »

Elle m'a caressé la joue ; le tact de sa main a réveillé un désir loufoque en moi. J'ai tressailli, j'ai tremblé, je suis montée aux cieux.

« Sois celle que tu as toujours voulu être » m'a-t-elle murmuré. J'ai seulement entendu ces mots ; la musique avait soudainement disparu, comme étouffée, cloîtrée, à l'écart de ma présence physique.

Alice était belle. Alice était tout pour moi ; je ne pensais qu'à elle, c'était la seule existence matérielle qui avait de l'importance dans ma conscience éblouie et troublée. L'amour que j'avais envers elle transperça le ciel, les étoiles ; atteignit les astres et rejoignit la transcendance du monde.

***

Je la prenais entre mes bras. Je l'agrippais fort ; la lâcher, c'était insensé. Mes doigts s'effraient à sa peau douce, à ses mains que je caressais avec une délicatesse indubitable.

Elle et moi, nous étions assise sur le trottoir de la Rue des Roses Noires. Il était tard ; j'étais totalement inconsciente des aiguilles d'une montre qui tournaient. Le temps s'effaçait avec les mots. Il s'envolait dans le ciel pourpre. Le passé m'importait peu ; le futur n'existait pas. Il n'y avait que ce tact, ce souffle contre mon cou ; ma tête reposant contre le creux de son épaule, et mes yeux grands ouverts aux pupilles dilatées, ces yeux qui laissaient entrer dans mon corps la lumière incandescente, semblable à des rayons de soleil reluisants et aveuglants, d'un simple lampadaire lançant un halo blafard sur nos traits encore excités.

J'avais un goût de sang dans la bouche et ma mâchoire endolorie. J'avais les lèvres sèches malgré nos deux bouteilles d'eau qui jonchaient au sol, vides, arides et poussiéreuses. Mon corps sujet à de légère convulsions s'accrochait à celui d'Alice.

Nous parlions très peu. Ou alors, pas assez. Nous disions des mots insensés. Ou alors, des pensées profondes. Je me souviens peu. J'entendais parfois des bruits autour de moi : des meuglements, des hiboux qui hululaient. Des klaxons qui se répétaient en écho et qui parfois venaient s'amplifier au fur et à mesure du temps. Un effet Doppler inversé, une réalité diffuse et étrange. Des chiens qui miaulaient, et des arbres qui semblaient s'enfoncer profondément dans le sol en béton.

Alice et moi étions restées ainsi pendant un long moment, à écouter nos respirations et à nous toucher mutuellement. Sa main glissait contre mon bras. Parfois, elle venait se glisser contre ma cuisse.

Soudainement, chancelante, Alice se leva du trottoir. J'écoutais le son de ses pas vibrer autour de moi, tandis que sa belle silhouette élancée et svelte s'éloignait sous le halo exsangue et orangé du lampadaire.

« Où tu vas ? » j'ai demandé d'une voix rauque.

Elle n'a pas répondu. Ses pas se sont hâtés. Je me suis levée à mon tour, sentant un mal-être m'envahir alors que nos corps se séparaient.

« Alice, tu pars ? ». J'ai cru entendre un « oui » faible qui s'est envolé dans le ciel obscur et infini. Ma mâchoire crispée continuait de temps en temps à claquer des dents, et je me surpris à me mordre sauvagement l'intérieur de ma joue ; suite à quoi une intense saveur sanguine s'installa dans ma bouche.

Je la regardais s'en aller, s'éloigner, comme si le temps était au ralenti, et que les bâtiments autour de nous dans la Rue des Roses Noires tanguaient et se déformaient autour de mon regard. Lorsqu'elle disparut derrière une bâtisse de pierre, et que je sentis une solitude étrangement douloureuse m'envahir, j'écoutai le son environnant qui s'agrippait à ma tête.

Soudain, sous mes doigts je sentis une petite boule de papier froissée. Avec curiosité, la dépliant doucement, je lus tant bien que mal ce qui était écrit dessus, d'une écriture barbouillée et peu soignée.

« Demain soir, 13 Avenue Georges Perec. Troisième étage. Je t'attendrai ».

J'ai souri. Sans pouvoir m'en empêcher. J'ai senti un amour inconditionnel dans mon cœur qui s'est soudainement réveillé. « Je t'aime », j'ai murmuré d'une voix morose. Avant de marcher dans les rues noires et solitaires, me perdant dans les tréfonds de la ville, entre l'odeur d'urine nauséabonde et désagréable qui émanait des poubelles plaquées contre les murs d'une teinte pastel fade, ornés de graffitis grossiers. Mais ça m'importait peu : j'aimais Alice, et c'était la seule pensée qui traversait mon esprit flottant encore dissocié de mon corps.

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